“Salut mes vies ! Juste pour vous annoncer que je vais faire un live samedi soir au cimetière ! Askip il s’y passe des trucs bizarres en ce moment et j’ai envie d’aller vérifier moi-même. Bien sûr, on aura un guest très spécial ! Alors n’oubliez pas de vous connecter samedi. D’ici là, je devrais vous sortir un tuto make-up “comment se maquiller quand on a les yeux bleus” et évidemment j’ai pas les yeux bleus, alors on fera semblant ! J’avais quelqu’un sous la main sauf qu’en fait ça va pas être possible, bref. Et aussi un tirage pour la nouvelle lune, ce mardi ! Bisous !”

Il mima un baiser devant la caméra de son téléphone, fit un petit geste mignon de la main, et coupa l’enregistrement. Il relança la vidéo pour vérifier les moindres détails (sa coiffure, son maquillage), puis ajouta ses filtres habituels avant de la poster sur tous ses réseaux sociaux. Maintenant, le problème, c’est qu’il allait devoir trouver quelqu’un à inviter pour samedi. S’il disait “un guest très spécial” et qu’il n’en avait pas le jour venu, ça allait faire mauvais genre. Cependant il savait qu’il allait trouver, il n’avait pas peur. Après tout, il avait suffisamment d’amis pour en trouver un qui accepterait de passer une nuit dans un cimetière.


Après avoir tenté sa chance avec Lélio, Harry, Percy, et en fait, tous les membres de la gang, il s’était trouvé un peu désemparé. Il aurait pu s’adresser à Anh Mai, aussi, si elle ne l’avait pas quitté le mardi. Il l’avait tout de même envisagé, avant de se raviser. Il n’allait pas encore assez bien pour ça, et ça prendrait sans doute encore du temps.
En fin de compte, il semblait que la majorité des gens avaient d’autres choses à faire. Sans doute était-ce la rentrée qui les mettait dans cet état. Il ne comprenait pas pourquoi le nouveau Directeur ne leur avait pas accordé une semaine supplémentaire. C’est vrai, quoi : ils avaient raté presque un mois de vacances à cause de l’arrestation de Vincent Leroy ! Il trouvait cette situation un peu injuste. Et puis les annonces qui avaient été faites en début de semaine avaient un peu échauffé les esprits. Alors il se demanda qui pouvait ne pas être perturbé par tout ça, et l’illumination se fit dans son esprit : Firmin, évidemment. Il semblait si détaché de tout que ça ne lui poserait sûrement aucun problème de l’accompagner. Il allait simplement falloir ruser pour réussir à l’intéresser un peu.

Il lui avait demandé de l’accompagner simplement, dans un premier temps, en se disant qu’il accepterait peut-être s’il y allait franchement avec un “Tu veux m’accompagner au cimetière samedi ?”, seulement, il avait demandé “Pourquoi ?” et les raisons de Mateus sur les rumeurs du cimetière ne l’avaient pas convaincu. Il avait décidé de tenter une autre approche, en lui demandant plutôt “Ça te dirait qu’on aille faire une balade à côté de la forêt samedi soir ?” ce qui avait bien mieux fonctionné. Heureusement que le cimetière était à côté de la forêt, car Mateus n’aimait pas mentir.

Le samedi soir venu, il attendit patiemment Firmin devant la grille de l’école. Normalement, étant donné qu’il était en deuxième année, il n’était pas censé être autorisé à sortir, néanmoins Mateus n’avait pas demandé comment il avait pu le faire. Peut-être avait-il simplement décidé de ne rien dire à personne, et de sortir comme s’il n’avait rien à se reprocher. Ça n'aurait pas surpris le Cervirald. Peut-être même que Firmin pensait vraiment qu’il n’avait rien à se reprocher. Ils étaient tous les deux équipés de leurs oreilles d’elfe et d’un sac à dos ; celui de Mateus contenait de l’eau, quelques petites choses à grignoter au cas où, une lampe torche, et une batterie portable. Il aurait l’air fin, si son téléphone s’arrêtait en plein live… Il ne demanda pas à Firmin ce qu’il avait ramené, de son côté. Il aurait peut-être dû faire une liste, maintenant qu’il y pensait. Il lui adressa un sourire, bien que moins éclatant qu’à l’accoutumée, avant de dire :

- On est tous bon ?

Une fois que Firmin le lui eut confirmé, il prit le chemin de la forêt - euh, non, du cimetière. Il avait failli se tromper.

Il regarda Firmin un instant, penchant la tête sur le côté. Il y avait quelque chose de différent chez lui… et il mit rapidement le doigt dessus. Son sourire s’élargit légèrement, l’espace d’un instant, ressemblant un peu plus à celui qu’il arborait habituellement.

- Tu as beaucoup grandi cet été ! Je n’avais pas remarqué.

Et lui-même avait grandi, d’ailleurs. Il avait été dévasté quand il avait dû faire du tri dans ses affaires avant la rentrée. Beaucoup de ses vêtements ne lui allaient plus, et il ne pouvait rien faire de la plupart d’entre eux. Il avait quand même récupéré ceux qui ne seraient pas dépareillés par des bandes de tissu différentes du matériau original, avait donné certains habits à sa petite sœur et avait donné le reste à des associations, selon ce qui était le plus demandé. Il réalisa seulement qu’il aurait pu les donner aux élèves d’Ilukaan, seulement il savait avoir des goûts assez atypiques et que la plupart seraient restés sans preneur. Le point positif de tout ça, cela dit, c'est qu’il avait été autorisé à faire beaucoup de shopping pour remplacer sa garde-robe.

En tout cas, les voilà qui partirent pour rejoindre le cimetière. Il se demandait comment Firmin allait réagir quand il se rendrait compte qu’ils n’allaient pas vraiment dans la forêt. Il espérait qu’il ne serait pas trop déçu. Mateus n’avait pas le choix, cela dit : 1) il avait promis d’avoir un guest, et 2) même s’il ne l’admettrait pas, le cimetière la nuit, eh bien… ça lui faisait un peu peur. Il ne croyait pas vraiment aux histoires d’esprits frappeurs, cependant l’atmosphère du cimetière de nuit était quand même très légèrement oppressante. Il se tourna vers Firmin quand celui-ci déclara que ce n’était pas une forêt, une fois que Mateus eut posé sa main sur le portail de métal froid.

- Non, la forêt est là. Il pointa les arbres du doigt. J’ai dit qu’on allait se promener “à côté”, et c’est le cas. Tu as peur ?

Il en doutait un peu, néanmoins il préférait s’en assurer avant toute chose. Même si Firmin était un peu bizarre et semblait détaché de tout, Mateus n’oubliait pas qu’il n’avait que douze ans. Il se souvenait à quel point son imagination avait pu être fertile à cet âge-là, à quel point le moindre bruit durant la nuit pouvait soudainement devenir un monstre sous son lit. Et dans sa question se cachait également sa propre peur - si Firmin disait oui, alors il serait facile de lui faire porter le chapeau, dire que la soirée avait été annulée car son guest n’avait pas voulu entrer dans le cimetière une fois qu’ils y étaient arrivés. Il était plus difficile d’admettre qu’il était mort de trouille. Cela dit, il serait courageux devant Firmin. Il poussa finalement le portail, pour se glisser dans le cimetière. Quelques fantômes flottaient ici et là, visiblement indifférents à leur présence. Il espérait que le chagrin qu’il ressentait encore ne les attirerait pas vers eux - il avait entendu dire que cela pouvait arriver.

Il sortit sa lampe torche de son sac et l’alluma avant de marcher sur les allées entre les tombes. Il laissait parfois la lumière glisser sur des noms de lignées disparues, tout en parlant à Firmin.

- J’ai vu une vidéo d’une pompom-girl qui nettoyait des tombes, y a pas longtemps. Je trouve ça super sympa. Genre… elle lave bien tout, elle rend à la pierre sa couleur d’origine, et elle remplace les fleurs, et des fois elle remet même en lumière les noms des morts. C’est un bon moyen de rendre hommage à quelqu’un, je crois. Tu penses pas ?

Il finit par trouver un endroit un peu plus vide, à côté d’un arbre énorme, où un unique lampadaire éclairait le cimetière. Des papillons de nuit voletaient paresseusement autour de la lumière. Il prit place sur le banc, et invita Firmin à s’installer à côté de lui.

- Ça te dérange pas, si je fais un live ? J’avais dit à mes followers que je leur montrerai le cimetière.

Il avait déjà son téléphone dans la main, et n’attendait que le feu vert du plus jeune.

Les remarques de Firmin le faisaient sourire (un exploit : il n'avait pas vraiment souri depuis mardi). C'est vrai que de son côté, il n'avait pas beaucoup grandi. Ni pris beaucoup de poids. Mais ça avait suffi pour changer sa garde-robe, et il en avait profité. S'il avait opté pour un style résolument plus masculin l'année précédente, il en était revenu à quelques-unes de ses pièces favorites cette fois : des chemisiers, deux ou trois jupes, des bottes à talons. Il avait finalement compris qu'il n'avait pas besoin de choisir, qu'il devait simplement prendre ce dans quoi il se sentait le mieux. Les jupes étaient surtout pour la danse et ses chorégraphies en patins - il aimait la façon dont elles se gonflaient et flottaient autour de lui quand il tournait sur lui-même. Mais les chemisiers et les bottes, c'était parce que ça lui allait bien. Il avait déjà reçu de nouveaux compliments depuis la rentrée. Ça lui avait mis un peu de baume au cœur.

Arrivés devant le cimetière, il se glissa dans l'ouverture du portail une fois que Firmin lui ait affirmé ne pas avoir peur. Encore accompagné d'un “Pourquoi”. Parfois, il donnait à Mateus l'impression d'être un enfant, ceux de trois ou quatre ans dans les films qui demandent “Pourquoi” sans cesse. Il haussa simplement les épaules, sans trop savoir quoi répondre. Les cimetières étaient censés héberger toutes sortes de monstres, du moins… dans l'imaginaire moldu. Quand les fantômes et les vampires sont des entités réelles mais qui sont soit inoffensifs soient des êtres doués de contrôle d'eux-mêmes, c'est tout de suite moins effrayant. En traversant le lieu il regardait les tombes, les éclairant à l'aide de sa lampe de poche. Il parla d'une vidéo qu'il avait vue peu de temps avant, et la réponse de Firmin le fit réfléchir.

- C'est vrai que c'est plutôt joli. Mais là c'était juste de la saleté accumulée depuis des années. Peut-être que si c'était de la mousse elle aurait pu arranger ça d'une manière esthétique ?

Même si à son avis, le plus jeune se moquait bien de la beauté et que seule la “douceur” de la matière comptait pour lui. En un sens, il n'avait pas tort. Était-ce vraiment utile, que le lieu de son dernier repos soit beau ? On n'emporte rien avec soi dans l'au-delà. Il hocha vivement la tête à la remarque sur les fleurs, cela dit. Lui aussi était adepte des plantes vivaces, et il préférait nettement les plantes en pot que celles coupées. Ces dernières ne duraient jamais éternellement, et Mateus n'aimait pas se rendre compte que chaque chose pouvait être éphémère. Il n'était pas une fleur, mais il imaginait déjà ses futures flétrissures, et la fin quand il serait entièrement fané. Il n'aurait plus qu'à mourir, à ce moment. En attendant sa fin, il avait encore le temps de faire bien des choses, et l'une d'entre elle serait le live de ce soir. Il s'installa sur le banc, vérifiant rapidement son maquillage et sa coiffure dans son miroir de poche, puis demanda à Firmin s'il pouvait lancer la vidéo. Son accord obtenu, il appuya sur le bouton pour commencer le live.

- Salut mes vies ! Comme promis, on est en live au cimetière !

Il se releva pour tourner sur lui-même, montrant les tombes autour de lui.

- Et là, c'est Firmin, c'est mon invité de ce soir. Il a l'air d'avoir vu quelque chose ! Allons voir ça.

Il s'avança du plus jeune pour voir ce qui avait retenu son attention. Mais en voyant le blézzard, il ne put s'empêcher de s'agiter. C'est que c'était dangereux, ces petites bêtes-là. S'ils n'étaient pas prudents, ils allaient finir avec des engelures et dans le pire des cas, ils devraient être amputés !! Mateus n'avait vraiment pas envie de ça, ni pour lui, ni pour Firmin.

- Attention, c'est un blézzard !

Son intervention eut l'air de faire partir le petit reptile. Peut-être avait-il fait assez de bruit pour le chasser, ou peut-être était-ce le fait qu'ils étaient deux, donc en surnombre par rapport à lui. En tout cas, il soupira de soulagement. Il n'y avait rien qu'il aimait moins que le froid. Les commentaires fusaient sur son live - certains parlaient de l'expression triste de Firmin, et les autres… du fantôme qui lévitait tout droit vers eux. Mateus eut à peine le temps de se préparer au choc que le spectre passait déjà à travers lui, le laissant frigorifié jusqu'à la moelle. Il détestait cette sensation.

- Non mais ça va pas ?! C'est très malpoli de traverser les gens comme ça !
- Et vous, qu'est-ce que vous faites sur ma tombe ?
- Quoi ?

Il regarda sous ses pieds, pour voir qu’il avait effectivement marché sur la tombe. Il se recula précipitamment, tirant Firmin par le col pour qu’il descende de cette sépulture lui aussi. Il leva son téléphone au niveau de sa tête, le tournant parfois vers son acolyte ou vers le spectre.

- Désolé ! Nous n’avons pas fait exprès…
- Dégagez !

Le fantôme se redressa de toute sa hauteur, puis se ramassa sur lui-même comme s’il voulait charger à nouveau. Sans réfléchir, Mateus attrapa la main de Firmin pour courir entre les tombes et mettre ce défunt à l’écart - même s’ils ne le pouvaient pas vraiment, étant donné qu’il avait sur eux l’avantage de traverser la matière. Au moins sembla-t-il se calmer lorsqu’il décida qu’ils étaient assez loin de sa dernière demeure. Il lâcha la main de l’Ursirre pour poser les mains sur ses genoux et reprendre sa respiration.

- Eh bah, quelle histoire… Il reprit son téléphone pour parler à son public. Vous avez vu ça ? C’était trop cool ! C’était pas trop cool, Firmin ?

Un nouveau bruissement plus loin le fit frémir. Était-ce un nouveau fantôme ? Le blézzard qui revenait avec des amis, comme dans le film “Bande de Blézzards” ? Il s’apprêtait déjà à repartir, et en bougeant il sentit son miroir bouger dans sa poche. Il essaya de le rattraper. Hors de question de se taper sept ans de malheur, en plus. Et aussi, c’était son plus joli miroir de poche…