(tw : évocation d'auto-mutilation, de maltraitance et d'abus)
(résumé chronologique après l'histoire)

- Vous devez être Andrew Minyard. Bonjour.

Betsy Dobson tendit la main vers lui, un sourire bienveillant sur les lèvres. Il la regarda un instant, avec son grand sourire de maniaque, puis considéra la main tendue, et la contourna pour entrer dans le cabinet de sa nouvelle psychiatre. A la voir, il ne lui donnait pas très longtemps : après tout, après avoir rencontré une dizaine d’autres thérapeutes incompétents, il n’attendait plus grand-chose. Elle ne s’en formalisa pas, et referma la porte derrière elle avant de revenir vers lui.

- Je m’appelle Betsy Dobson. Mais je réponds à tout, vous pouvez m’appeler comme vous voulez. Puis-je vous appeler Andrew ou préférez-vous monsieur Minyard ?

Il la détailla du regard. Elle portait un tee-shirt avec un nom de groupe. “Hey You and the Moo Cows”. Son expression ne changea pas, mais il grimaça intérieurement - pas à cause des goûts vestimentaires discutables de la psychiatre, mais à cause de la question.

- Andrew.

Après tout, Minyard n’était pas vraiment son nom - il l’avait seulement accepté pour se rapprocher de son frère. C’était le nom d’un père qu’aucun d’eux n’avait connu. Le nom d’un géniteur qui avait eu trop peur d’assumer un enfant et qui avait laissé Tilda seule. Elle aurait sûrement pu garder le bébé s’il n’y en avait eu qu’un. Mais deux ? Ça avait été trop difficile. Andrew aurait préféré qu’elle les laisse tous les deux à l’adoption, mais pour une raison ou une autre, elle était venue récupérer Aaron après quelques jours. Seulement Aaron. Ah - elle pouvait garder un enfant, mais pas deux. C’était sans doute lui, qui n’avait pas été voulu. Avait-elle senti, dès le départ, qu’il causerait trop de problèmes ?

- Andrew, répéta-t-elle, comme si elle devait s’habituer au prénom. Est-ce que vous voulez un chocolat chaud ?
- Seulement si vous avez de la chantilly ou des chamallows.

Il se retrouva quelques instants plus tard avec une tasse dans les mains, les bonbons blancs et moelleux fondant doucement dans la boisson chaude. Eh. Si on lui donnait des sucreries, peut-être qu’il viendrait avec un peu plus de volonté. Oh, il raconterait des choses, sans doute. Mais jamais rien d’important. Il était trop intelligent pour ça.

Mais Betsy était loin d’être bête. Andrew n’était pas le seul enfant difficile à qui elle avait eu affaire. A vrai dire, il était même loin d’être le pire, pour elle qui avait travaillé avec des jeunes en prison, qui l’avaient menacée verbalement et physiquement. Elle connaissait son dossier, savait qu’il avait tendance à noyer le poisson et à changer de sujet quand le premier ne lui plaisait pas. Mais en attendant, il était là pour une raison, et elle aurait le temps de s’occuper de ces points-là plus tard.

- Vous savez pourquoi vous êtes ici, n’est-ce pas ?
- Bien sûr. Parce que mon autre psy a décidé qu’il s’en lavait les mains et que ça allait être le problème de quelqu’un d’autre. Marrant qu’il ait décidé de laisser une femme s’en charger, je croyais qu’on ne voulait plus me laisser avec des gens comme toi. Ou alors c’est que mon cas est vraiment désespéré et que tu es vraiment douée, qui sait ?

La façon de parler d’Andrew ne la fit pas fléchir - ni ne lui fit perdre son sourire bienveillant. On l’avait prévenu d’un petit côté misogyne, et elle l’entendait dans sa voix, ce ton sarcastique, mais elle préféra passer au-dessus. Peut-être finirait-il par évoluer. En tout cas, elle voulait le croire. Quel genre de thérapeute serait-elle si elle partait défaitiste ?

- On passe au tutoiement, alors ? Ça me convient parfaitement. Tu n’as pas répondu à ma question.
- Doc, t’es indiscrète. Pourquoi devrais-je te dire tous mes secrets, au juste ? Fais-moi juste ma prescription, et on en parle plus.
- C’est à cause des médicaments que tu as eu cette réaction, non ? Ils ont dû s’y mettre à plusieurs pour t’arrêter. Ton cousin a dit qu’il ne t’avait jamais vu dans cet état.

Son sourire frémit légèrement à la commissure de ses lèvres à l’évocation de son cousin. Nicky ne savait jamais la fermer. Évidemment qu’on lui avait demandé des informations. Sans doute Luther. Il se demandait si Nicky avait évoqué la raison de sa réaction - pourquoi il avait attaqué ces hommes. C’était pour le défendre, après tout. L’homophobie n’avait pas droit de cité auprès d’Andrew ; il s’était senti offensé aussi, et la meilleure défense, c’est l’attaque. Pourtant il devait faire avec Luther et sa bigoterie ; il ne pouvait pas encore s’en débarrasser, pas plus que Nicky ne le pouvait. Il était encore trop attaché à ses parents, alors qu’Andrew avait fait le deuil d’une famille unie depuis longtemps déjà. En fait, depuis qu’il était entré à Ilukaan.

- Le diagnostic, quand est-ce qu’on l’a fait ? Ce n’est pas marqué dans ton dossier.
- Laisse-moi réfléchir… Oh, c’était en septembre 2017. C’est l’infirmière qui m’a poussé à aller voir la psychomage.

Il n’expliqua pas les raisons de cette décision, mais il remarqua le regard de Betsy sur les manchettes qui couvraient ses bras. Elles cachaient des cicatrices, des traces d’un passé trop compliqué à gérer. Il avait commencé à se scarifier dès ses 9 ans - dès que son “grand frère”, Drake, avait choisi de le prendre pour cible. Sa vie dans les différentes familles d’accueil n’avait jamais été facile ; mais c’était dans la dernière qu’elle était devenue particulièrement difficile. Il ne s’était jamais attaché à ceux qui s’occupaient de lui, avant de rencontrer Cass Spear.
C’était la première, et la seule, avec qui il avait su tisser un véritable lien. Qu’il avait envisagé de considérer comme une mère. C’était à ses côtés qu’il avait eu sa première manifestation magique, assez tardivement. Il allait presque avoir onze ans. A Halloween, elle avait voulu préparer une tarte à la citrouille et s’était blessée en coupant la courge. Il avait pris sa main dans les siennes pour vérifier la blessure (il avait l’habitude de voir ses propres coupures, maintenant, savait jauger de la gravité d’une plaie) - mais elle n’avait plus rien sur la main, après ça. Il l’avait guérie, sans savoir comment. Il l’avait souhaité très fort, bien sûr, mais ses prières ne s’exauçaient jamais, d’habitude. Il avait été soulagé de voir ça - s’il ne se souciait pas de son propre bien-être, celui de ses proches lui avait toujours importé.
Et quelques jours plus tard, les services sorciers étaient à leur porte. La première réaction des agents, après avoir expliqué la situation, fut de demander à Cass et son mari s’ils voulaient qu’Andrew soit plutôt placé dans une famille sorcière, qui serait plus apte à l’aider pendant ses années scolaires. En ce qui concernait Cass, c’était clair : elle voulait garder Andrew - et Andrew voulait rester auprès de Cass, malgré les désagréments que cela pouvait apporter vis-à-vis du reste de la famille… Malgré tout, l’idée de devoir quitter le domicile pour suivre des cours de sorcellerie dans un pensionnat, ne rentrer que pendant les vacances, le soulageait d’un poids. Il restait presque un an à passer ici, bien sûr, mais avec un objectif, il pouvait tenir. D’autant plus que Drake était parti à l’armée à la fin de l'été, comme il l’avait prévu avant même d’avoir son diplôme. Il n'aurait à le voir que pendant ses permissions. Puis il était arrivé à Ilukaan et la trajectoire de son futur avait changé.

- Moi qui venais simplement pour un rhume, je me suis retrouvé embarqué dans toute une procédure.

L’infirmière avait dû l’ausculter, après tout, et en voulant prendre sa tension, il refusa de lui montrer ses bras. Elle avait insisté, jusqu’à ce qu’il dévoile ses cicatrices. En voyant les traces, elle l’avait envoyé directement chez la psychomage. S’il avait déjà du mal à faire confiance aux adultes à ce moment-là, il décida quand même de se confier sur ce qu’il subissait chez lui. Ce n’était pas la première fois qu’il en parlait. Quand Luther avait appris son existence, et qu’il l’avait rencontré, il avait déjà remarqué ses blessures. Andrew avait voulu lui faire confiance et Luther avait tout simplement nié en bloc, reléguant les accusations du garçon envers le fils de sa famille d’accueil à un simple malentendu. Cette fois-ci cependant, il fut entendu, et des procédures furent engagées. Dans le même temps, on lui diagnostiqua une dépression. Il ne montrait que peu d'émotions, et s'il avait prétendu qu'il n'aurait pas raté autant de fois s'il avait voulu “tuer quelqu'un”, on ne pouvait tout simplement pas laisser ça de côté.
Le procès empira probablement son état. Il avait été tenu d’y assister, évidemment, et il avait été accompagné par un avocat. Il n’avait pas voulu ça - bien sûr, il voulait se débarrasser de Drake. Mais il remarqua aussi que Cass ne voulait plus le regarder. Et lui qui avait tant voulu faire partie d’une famille, réalisa à ce moment qu’il avait fait voler son rêve en éclats.

Betsy changea de sujet pour aborder celui de sa famille de sang.

- Tu as voulu faire du Quidditch pour te rapprocher d’Aaron ?

Il se tendit un peu, bien que son sourire ne vacille pas, cette fois. Il prit le temps de boire une gorgée de son chocolat.

- Il faut bien quelqu’un pour le surveiller et le protéger. Je me demande comment il a tenu si longtemps avec Tilda. Heureusement, elle n’est plus là maintenant.

Même sans ses médicaments, il était presque sûr que son expression serait restée la même.
Il n’avait rencontré Aaron qu’une fois arrivé à Ilukaan, et tout était arrivé très vite, ensuite. Il avait appris qu’il avait de la famille vivante, et Andrew avait voulu tous les rencontrer, essayer de construire des relations familiales avec toutes ces personnes.
Il s’était retrouvé chez Tilda Hemmick - anciennement Tilda Minyard. C’était ce dernier nom qu’Andrew avait pris, abandonnant celui de “Doe” qu’il avait porté jusqu’ici. Et ce fut quand il emménagea chez elle qu’il remarqua les coups qu’Aaron recevait. Elle avait pourtant bien essayé de le cacher, pendant presque les deux semaines de vacances qu’Ilukaan leur accordait. Mais Andrew n’était pas dupe, et rapidement, il avait promis à son frère de le protéger. Il avait accepté. Et s’il avait bel et bien cherché une façon de faire disparaître leur mère, il fallait croire que le karma s’était retourné contre elle avant qu’il n’agisse ; elle avait eu un bête accident de voiture - conduire avec de l’alcool dans le sang n’est jamais une bonne idée, même quand c’est habituel. Andrew s’en était réjoui ; Aaron l’avait aussitôt considéré comme un monstre.

- Ça n'a pas l’air de te perturber.
- Pourquoi ? Tilda n’était pas ma mère. J’ai cru… j'ai cru en avoir une, mais c’est du passé.
- Mais ça veut dire que ça t'embêterait davantage si c'était des personnes auxquelles tu tiens ?
- Est-ce que j'ai l'air d'être un psychopathe ?

Elle le regarda sans rien dire, sans se départir de son sourire, et Andrew prit le temps de finir son chocolat chaud avant de reprendre. Il soupira.

- Oui, ça “m’embêterait”.

Il ne comptait pas épiloguer. Il pensait à Aaron et Nicky, évidemment, ainsi qu'aux quelques connaissances qu'il avait pu se faire au fil du temps, comme l'un des barmans de l’Another Round. Et… à un autre garçon dont il ne cessait de vouloir repousser l'image. Pourquoi donc Neil Josten persistait à essayer de s'installer dans son esprit ? Ça n'avait aucun sens.
Il reposa la tasse sur la table basse, et releva le regard vers Betsy.

- Ton temps est écoulé, Doc. On se revoit la semaine prochaine ?
- À la même heure.

Elle prit l'une de ses cartes sur son bureau, mais griffonna rapidement quelque chose à l'arrière. Il s’agissait de son numéro personnel. Elle ne faisait presque jamais ça, mais avec Andrew, ce serait différent. Si elle ne craignait pas qu’il rate ses rendez-vous, elle avait en revanche l’intuition que c’était quelqu’un qui avait plus de facilité à se livrer quand il ne faisait pas face à la personne directement. Il apprendrait à la connaître et à lui faire confiance plus facilement, aussi. C’était calculé. Andrew prit la carte quand elle la lui tendit, un souffle amusé quittant son nez. Il n’allait certainement pas la contacter tout de suite, mais si ça pouvait lui faire plaisir… Il se redressa, tapa deux doigts sur sa tempe avec son grand sourire.

- A la prochaine, Doc.

Il tourna les talons et fila sans attendre plus longtemps. Betsy resta assise un moment, savourant son chocolat chaud, puis se redressa pour aller s’installer derrière son ordinateur et taper ses observations. Cela ne lui prit pas bien longtemps, mais son paragraphe s’arrêtait sur une question : “dépression ?”. Après un instant, elle rajouta : “ ⇨ vérifier trouble bipolaire”.

Résumé chronologique:

(c) Ilukaan