C’était un vendredi neuf avril que les cris de Reijiin retentirent pour la toute première fois. Elle était la première née de sa fratrie. Son frère jumeau, Sukugei, n'était arrivé que quelques minutes après. Et, tout au long de leur vie, elle se ferait d’ailleurs une joie de lui rappeler qu’elle était l’aînée, la grande sœur, celle qui se devait de le défendre et de le protéger.

Lorsque Khojin, jeune femme congolaise, avait rencontré Arinasaï, un américain, zoologiste, qui parcourait le monde pour étudier les dragons, présent dans la région, leur union n’avait pas fait l’unanimité. Pourtant, leur amour avait été bien plus fort que cela. Aussi, la naissance des jumeaux était le fruit d’un amour passionnel. Et c’était un véritable événement dans le petit village sorcier du nord de la République Démocratique du Congo.

Reijiin et Sukugei grandirent entourés de toute leur tribu, et Arinasaï resta même pendant plusieurs années, mettant en pause son travail pour pouvoir aider à leur éducation. Les jumeaux étaient totalement inséparables, et c’est plein de rêves et d’espoirs pour l’avenir qu’ils découvraient le monde. Ils se chamaillaient souvent mais ne pouvaient pas se passer l’un de l’autre pour autant. Lorsqu’ils avaient six ans, leur père reprit ses voyages, se faisant un point d’honneur à rentrer pour leur parler de toutes les choses qu’il avait pu découvrir. Ils avaient toujours un petit cadeau des pays par lesquels Arinasaï était passé. Très vite, Reijiin réclama à l’accompagner, désireuse de découvrir tous ses lieux qui semblaient plus exceptionnels les uns que les autres. Elle se promit que quand elle le pourrait, elle aussi partirait faire ce tour du monde qui semblait offrir tant de liberté, et qui lui permettrait de rencontrer tant de gens.

Ces très nombreux allers et retours brisèrent un peu le couple que formait Arinasaï et Khojin. Et lorsque Reijiin et Sukugei entrèrent à l’école de magie de Uagadou, leur père avait de moins en moins de raison de revenir régulièrement au Congo. Il ne fallut pas longtemps pour que leurs parents décidèrent de divorcer. Reijiin s’en considéra responsable. Elle était, à ses yeux, l’une des raisons pour lesquelles son père s’était éloigné. Peut-être aurait-elle dû rester au village, plutôt que de partir de l’autre côté du continent. Elle n’en voulait pas à ses parents. Elle n’en voulait pas à son père. Elle s’en voulait à elle-même. Et c’est à partir de ce jour qu’elle commença à prendre les responsabilités du monde sur ses épaules.

Pendant ses études à Uagadou, Reijiin, contrairement à son frère, ne faisait pas partie des bons élèves. Elle se battait souvent, n’était pas très souvent concentrée en cours, ne rendait pas ses devoirs à temps. Elle préférait occuper ses journées à d’autres choses, qu’elle considérait comme bien plus importantes : aider toutes personnes qui en avait besoin. Elle se faisait un point d’honneur à défendre les plus faibles, quitte à entrer en conflit avec d’autres élèves, quitte à en venir aux mains, quitte à être cataloguée dans les fauteurs de troubles. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle rencontra Azim, alors qu’elle n’avait que douze ans. Le jeune homme était un peu plus jeune qu’elle, et elle se promit qu’elle le protégerait et le défendrait de toutes les brutes qui l'embetteraient, pour toujours.

Azim et Reijiin devinrent très proches. Ils passèrent leurs années suivantes ensemble, à élaborer des plans pour l’avenir. Ils se voyaient faire le tour du monde ensemble. Alors que lui se passionnait pour le soin aux créatures magiques et admirait chaque jour un peu plus Arinasaï, Reijiin, elle, se découvrit une passion pour la divination, l’une des rares matières, avec l’astronomie, dans laquelle elle excellait. Non pas que Reijiin n’avait pas d’accointance avec la magie, elle maîtrisait celle-ci à la perfection, simplement, elle ne s’y intéressait que très peu, et ne faisait pas forcément d’efforts en classe.

Reijiin eut son diplôme un an avant Azim. Alors que son frère jumeau fit le choix de rentrer au village, elle décida d’accompagner son père, comme elle se l’était toujours promis. Elle s’éloigna un peu de Sukugei, mais garda énormément de contact avec lui malgré tout. Elle entama alors le voyage qui changerait sa vie. Chacun des pays qu’elle visitait lui permettait d’en apprendre un peu plus sur les arts divinatoires. Elle se passionnait pour chacun d’entre eux, en apprenant plus sur les cultures qu’elle rencontrait. Elle s’intéressa particulièrement à l’astrologie, l'oniromancie et la lithomancie. Et en dehors de ses recherches en divination, elle s’imprégna des cultures locales, cherchant toujours à en apprendre plus sur les lieux où elle était, afin d’aider chaque personne qu’elle pouvait croiser sur son chemin. Lors de ses nombreux voyages, elle apprit la danse orientale, l’acupuncture, le yoga, les arts martiaux, et tant d’autres choses qu’elle mettait à profit pour aider son prochain.

Azim la rejoignit l’année suivante, après avoir terminé ses propres études. Il devint l’assistant officiel d’Arinasaï. Ils passèrent ainsi la majorité de leur temps ensemble, comme à l’époque où ils étaient à Uagadou. Nombreux furent les pays qu’ils avaient l’occasion de visiter ensemble. Mais les dragons étant des créatures rares, la jeune femme partait parfois seule pour découvrir des lieux encore inconnu.

Ce fut le cas en 2013, alors que la jeune femme n’avait que vingt ans, et qu’elle décida de s’aventurer jusqu’en Russie. Elle y étudiait, comme à son habitude, les arts divinatoires, et en profitait pour développer ses connaissances en Astronomie. C’est là-bas qu’elle fit une de ces rencontres qui changent le cours de votre vie. Un soir enneigé, elle rencontre Haurchefant Greystone, un auror en mission. Il ne fallut qu’un instant pour que le jeune homme, sympathique et chaleureux, ne devienne l’une des personnes les plus importantes de sa vie.

Haurchefant et elle développèrent une amitié profonde. Malgré leur travail respectif, et les difficultés à se voir, leur correspondance ne s’arrêtait jamais réellement. Il devint son confident. Et ils faisaient leur possible pour que leurs itinéraires respectifs puissent correspondre, afin de se rejoindre dès qu’ils en avaient la possibilité. Malgré tout, la jeune femme continuait ses expéditions en compagnie d’Azim, qui prenait peu à peu le relai dans le travail d’Arinasaï, dont l’âge commençait à ralentir son rythme de voyage et de recherche.

Le premier drame de la vie de Reijiin survint à peine deux ans après sa rencontre avec Haurchefant. La jeune femme, alors âgée de vingt deux ans, et Azim, étaient au Pérou, continuant leurs recherches, leur travail, et leur voyage. La sorcière avait toujours été bornée. Lorsqu’elle avait une idée en tête, difficile de la faire changer d’avis. Et ce jour-là, elle avait décidé qu’ils iraient randonner. Azim n’était pourtant vraiment pas convaincu par cette idée, et il l’avait fait savoir haut et fort. Mais Reijiin n’en avait que faire. S’il le fallait, elle irait seule, après tout. Son ami, ne souhaitant pas la laisser seule sur des chemins inconnus et potentiellement dangereux, l’accompagna malgré tout. Et comme à son habitude, elle s’éloigna des sentiers. La peur, ce n’était pas quelque chose qu’elle connaissait. Elle était téméraire et insouciante. Et malgré tous ses désirs d’aider les autres et de protéger tout le monde, son imprudence causa un accident. Un accident dont ils ne sortiraient pas indemne. Un accident qui la laisserait seule, changée, et désespérée.

Elle ne se rappelait pas vraiment de la suite. Tout ce qu’elle retenait, c’était qu’elle était la seule coupable du sort tragique de son ami d’enfance. Le 23 juin 2015 serait toujours celui où elle avait tué son compagnon de toujours, à ses yeux. Elle ne gardait que quelques images de l’accident en tête. Mais elles ne la quittèrent plus jamais.

Haurchefant fut le premier à la soutenir, lors de cette épreuve. Mais elle n’était plus la même, et elle ne le serait jamais plus. Elle se le reprochait tant, elle en était si honteuse, qu’elle en vint à se détester elle-même, même si elle ne le montrait que très peu. Elle se créa un masque d’impassibilité, et elle se promit que plus personne ne souffrirait ainsi à cause d’elle. Ce qui était auparavant une envie de faire le bien et d’aider son prochain se mua en un syndrôme du sauveur, qu’elle ne pouvait plus fuir.

Les deux années qui suivirent, Reijiin les passa à se reconstruire, petit à petit. Plus le temps passait, et plus elle renvoyait une image d’une personne forte et indépendante. Intérieurement, elle n’en menait pas si large. Elle continuait son périple mondial seule, repoussant toutes personnes qui tentaient de devenir son ami, ne gardant contact qu’avec sa famille et Haurchefant, dont le métier dangereux l’inquiétait toujours un peu.

Et les choses empirèrent encore plus lorsqu’elle reçu l’appel le plus traumatisant de sa vie. Celui qu’elle avait redouté, et dont elle aurait préféré ne jamais avoir à faire face. Celui qui la briserait un peu plus. La preuve qu’elle portait malheur à toutes les personnes proches d’elle. Non pas qu’elle était responsable, cette fois. Mais peut-être qu’elle apportait l’infortune sur les gens qui la prenaient en amitié. Tel un sinistros.

Elle ne se rappelait pas de ce qu'elle faisait, à ce moment précis. Mais elle laissa tout tomber, pour partir au plus vite au chevet d’Haurchefant. Les pires pensées se bousculaient dans son esprit. Le désespoir se fit de plus en plus grand. Elle mit en pause ses voyages, ses recherches, son travail, sa vie, espérant pouvoir le sauver, l’aider, le remettre sur pied. Elle ferait tout pour ne pas avoir à revivre une seconde fois la perte d’un être cher. On lui expliqua que sa mission avait mal tourné, que les trafiquants qu’il devait arrêter s’étaient rebellés, et que les choses avaient fini en rixe générale, où son partenaire avait perdu la vie et dont Haurchefant avait réchappé de justesse.

Les mois qui suivirent, elle les passa au chevet de son ami, inlassable, infatigable. Elle ne pouvait pas l’abandonner, malgré toute l’impuissance qu’elle ressentait face à la situation. Elle était à la fois anéantie, furieuse, désemparée, et n’avait qu’une envie, faire tout son possible pour être un minimum utile dans le rétablissement de l’ancien auror.

Il fallut une année complète pour que son ami remarche. Et pendant cette année, malgré toute l’aide qu’elle pouvait mettre en place, elle s’enfonçait un peu plus dans des ténèbres qui l’enserrait chaque fois plus profondément. Elle avait beau n’en rien dire, un vide s’était formé en elle. Et lorsqu’elle reprit la route, assurée qu’Haurchefant allait mieux, la jeune femme portait un peu plus le poids du monde sur ses épaules. Elle qui s’était promis de ne jamais refaire face à la douleur de la perte, elle l’avait vécu de nouveau de si près. Elle se terrait de plus en plus derrière les cicatrices qu’elle cachait.

La décision d’Haurchefant de devenir professeur lui convenait parfaitement. Elle n’aurait pas à se soucier des potentiels dangers auxquels il ferait face. Elle pouvait continuer son périple plus sereinement. Sereinement, peut-être, mais plus renfermée qu’elle ne l’avait jamais été. Elle continua sa route pour les cinq années qui suivirent. Ses mots d’ordre étaient toujours les mêmes : apprendre, aider, protéger. La seule différence était qu’elle gardait une distance non négligeable entre elle et les autres. Elle ne permettait plus à personne de créer un lien avec elle. Elle se protégeait elle-même de la douleur. Mais surtout, elle les protégeait, eux, de la malédiction qu’elle représentait pour les gens qui réussissaient à passer à travers sa carapace.

Et un jour, à force de demandes de la part d’Haurchefant, elle prit la décision d’à son tour, se poser dans un endroit qu'elle pourrait appeler chez elle, pour la première fois depuis Uagadou. C’est à l’âge de trente ans, qu’elle accepta le poste de professeur de divination à l’école internationale de sorcellerie d’Ilukaan. Elle ignorait si elle y resterait longtemps, mais elle voyait un moyen d’aider la prochaine génération à ne pas commettre des erreurs qu’elle-même avait faite, tout au long de sa vie. Elle leur apprendrait la tolérance, le respect, l’écoute, la bienveillance. Et elle pourrait garder un oeil sur son meilleur ami.

(c) Ilukaan