Si tu passes usuellement les jeudi soirs sur la glace, loin du reste du système solaire sur ton bout de Pluton, ce n’est pas le cas ce 12 septembre. Assis face à toi se dresse le soleil. Pour fêter ta vingt-quatrième année sur Terre, Henry t’as invité au restaurant. Ton restaurant préféré, pour être tout à fait précis. Ô quel bon ami. C’est là la seule chose que tu penserais, si sa jambe n’était pas en contact avec la tienne. Sa chaleur t’étouffe, elle réveille en toi le souvenir de leur douceur.

Tu affiches un Masque impassible, dissimulant ta nervosité derrière un sourire pincé. Tu te fais funambule, progressant en équilibre sur ce fil tendu haut dans les airs. Tu sais que tu ne peux aller trop vite dans sa direction, où il prendra la fuite. Mais tu n’es pas capable de rester sur place, au risque de sombrer. Ton regard scrute le moindre de ses gestes, la moindre de ses expressions. Ah Henry … Son air détendu exprime tout son détachement. Il ignore parfaitement l’inconfort qu’il fait actuellement naître en toi.

Tu admires le regard qu’il porte sur la carte. Tu n’as pas besoin de la consulter, tu sais exactement ce que tu veux. Et tu le sais incapable de te l’offrir. Alors tu te contenteras des saltimbocca. Peut-être que la sauge aidera à panser tes blessures, ou peut-être bien que ce repas fera office de rite à la réalisation de ton souhait. La magie opère par des voies secrètes et, quand on réfléchit bien, chaque boisson peut devenir une potion avec la bonne intention.

« - De la peine à prendre une décision ? » Tu lui demandes, affichant ton usuel sourire, croisant les bras sur ton torse alors que tu t’appuies correctement dans le dossier de ta chaise. Pourquoi protèges-tu un bien qu’il n’est pas prêt à voler ? Si ton cœur t’échappe, ce n’est pas de sa volonté.

Quelqu’un en toi, caché dans l’ombre, se demande comment le blond est incapable de prendre du recul, lui qui fait tant attention au paraître. Son attitude désinvolte t’agace autant qu’elle t’attire. Tu aimerais naviguer les relations avec la même insouciance. Mais une encore autre chose, nourrie par la crainte du regard extérieur, veut te voir prendre la fuite. Si vous savez tout deux que ce n’est pas un rendez-vous romantique, ça échappe certainement aux spectateurs. Le conseil n’a pas encore délibéré. Tu es dans l’incapacité de dire si la bataille a lieu sur cette table, entre vous deux, ou si vous vous ferez allié face au monde.

Même lorsqu’il t’offre les rênes, tu ne fais que le suivre. Tu es une monture bien dressée, il n’aurait qu’à prétendre te passer la muserolle que tu le suivrais. Ses réactions, bien que non contrôlées, sont tes guides, des aides-mémoires. Il ne te faut pas plus qu’un soupir, un regard empruntant une certaine direction, et tu y réagis comme il se doit. Se tiendrait-il toujours devant toi, s’il le savait ? S’il savait la manière dont tu as étudié ses expressions, le tempo et les raccourcis qu’utilisent son corps lorsqu’il navigue les eaux du monde, du réel ? Accepterait-il d’encore t’adresser la parole, ou t’adresser même juste un regard, s’il avait accès à ton esprit, à ton cœur ? Ton organe est déjà en sa possession, il le malaxe et le fait changer de forme, à la guise de ses doigts, insouciant, mais tu ne lui as pas encore confié la clé qui permet d’en lire le contenu. Tu n’es pas prêt à le faire, et y comptes-tu vraiment un jour ?

« — Hmm ? »

Tu te penches au-dessus de la table, la main en coupe pour prolonger le pavillon de ton oreille. Les bruits plus lointains se mêlent à ses mots, parasitent son discours. Ton regard se porte à ses lèvres, non pas parce que tu les convoites, mais pour en déchiffrer les tentatives de communication. Tu l’écoutes au mieux quand tu ne peux pas correctement l'entendre. Voilà encore autre chose sur lequel tu ne t’es pas ouvert avec lui. Mais il existe bien des manières de s’ouvrir à l’autre. Tu décides de lui faire découvrir ton plat favori à la carte. Tu ne lui offres pas tes pensées, tes émotions, mais tu peux en faire l’expert de tous tes sens. Il connaît déjà ton toucher, ta parole et ta vue, tu t’apprêtes à le former de ton goût.

« — Je ne suis pas connaisseur, sur ce terrain c’est moi qui te suit alors. »

Si tu voulais faire dans le cliché, tu aurais orné ta phrase d’un clin d'œil, mais tu t’en abstiens. Tes doigts tapotent silencieusement sur la carte que tu as posée devant toi. Ils ne témoignent pas d’une certaine musicalité, tes mouvements n’étant clairement pas synchronisés avec les notes qui s’échappent des haut-parleurs dissimulés dans la pièce, — à moins que la musique ne soit le produit d’un charme d’ambiance. Tes gestes sont le produit d’une certaine nervosité. Si la Chose n’est pas aux commandes, elle parvient à annexer tes phalanges, à en faire son territoire pour cette soirée.
Tes pensées ne cessent de revenir à la caresse de sa cheville contre la tienne. Tu distingues sa pilosité. Ses poils sont comme des dards qui te piquent et diffusent une insupportable chaleur dans toute ta jambe.

« — 24 ans … » Tu commences dans un soupir. « Encore 3 ans d’études à Ilukaan, et on aura fini. »

Ton regard se perd une seconde dans le vide. Encore trois ans, et tu n’auras plus aucune raison de rester loin des tiens. Encore trois ans de liberté et tu n’auras plus aucune raison d’orbiter autour du Soleil.