Razor n’a jamais connu ses parents biologiques. Mais ça n’a plus vraiment d’importance, aujourd’hui.

En fait, puisqu’il a été élevé par le même couple de sorciers depuis l’âge du berceau, c’est comme s’ils n’étaient jamais partis. D’ailleurs, si des voisins maladroits de l’époque n’avaient pas fait remarquer tout haut le fait que leur fils unique ne ressemblait à aucun d’eux, le concerné n’aurait pas appris quelques temps plus tard ce qu’il en est. Pour être tout à fait honnête, très peu de gens savent aujourd’hui ce qui est arrivé aux père et mère (celle dont il tient sa particulière couleur de cheveux) disparus. Tout simplement parce que les Hrodwulf qui l’ont adopté ne les connaissait absolument pas. La femme étant stérile, et après avoir essuyé moult échecs face à des potions pour tenter l’impossible, le couple s’était résolu à adopter le plus jeune bébé qu’un orphelinat avait accueilli. Quelques mois, c’est le temps qu’aura passé le petit garçon entre les mains des responsables, qui ont été tous soulagés de savoir ce si petit orphelin (assez disgracieux à l’époque, il faut le dire) rapidement pris en charge.

Même la personne qui leur aura amené l’enfant à l’époque ne sera jamais revenue, probablement pour ne pas interférer plus que ça avec sa vie à venir — sa décision, après tout. Le fait est que les parents biologiques de Razor étaient un couple de jeunes Aurors vivant à Nettersheim qui aimaient bouffer la vie, la croquer à pleines dents, et ce malgré tous les risques que leur métier apportait. Ils appréciaient ce concept de profiter de la vie à fond, dans un élan assez naïf, qui les rendait heureux de toute manière. Ce pourquoi lorsque la femme avait annoncé à son nouveau mari sa grossesse, tous les deux s’étaient empressé de réfléchir à un nom particulier. Quelque chose d’aventureux, d’original, qu’on aurait pas entendu ailleurs — pas qu’ils le savaient.

« Razor », c’est un des rares cadeaux qu’ils auront pu lui offrir d’eux-même. Cadeau qui sera venu avec quelques autres objets à l’occasion de sa naissance. Fort heureusement, si les parents ont péri tragiquement suite à une de leurs missions des mois plus tard, aucun de ces cadeaux n’aura été perdu. Leur ami commun, un sorcier du même métier qui était cependant plus assagi et prudent qu’eux, aura alors pris la responsabilité de récupérer le bébé avant de le confier à l’orphelinat avec ces mêmes cadeaux. Une petite peluche en forme de loup en faisait partie.

Mais tout ça sont des détails auxquels Razor n’eut jamais eu accès.

À ses yeux, ce qui compte, c’est le présent. Les Hrodwulf n’avaient rien de particulier hormis leur plus précieuse possession se situant dans la forêt de Wershofen et qui influença Razor particulièrement pour le reste de sa vie : une meute de loups apprivoisée.

Leur maison installée en pleine nature, le terrain de jeux de leur fils était tracé d’avance. Il allait aimer cette dernière, l’extérieur de manière générale, et surtout prendre l’habitude de converser avec la faune du coin. S’il a déjà pu courir après des écureuils, des lapins, voire même des créatures magiques inoffensives du coin — les Botrucs en particulier — ce sont clairement les loups auxquels il est le plus attaché. Pas besoin de chien de compagnie lorsque toute la meute remplissait mille fois ce rôle à merveille. Le couple possédait, au moment de l’adoption, environ une dizaine de bêtes. Lorsque Razor atteignit ses presque-onze-ans, ils étaient vingt-et-un.

Mais une fois son onzième anniversaire passé, une seule bête manquait à l’appel.

La forêt de Wershofen, du côté sorcier, ne leur appartenait qu’en une toute petite partie afin de limiter un terrain à leurs loups. Des loups bien apprivoisés bien que libres de leurs mouvements, avec lesquels Razor jouait régulièrement et qui se prenaient bien sûr pour des chiens de garde améliorés — le garçon s’amusait à se penser intégré à la meute. De ce fait, si ses parents les surveillaient les premiers mois, ils ont fini par léguer cette confiance totale autant aux bêtes qu’à l’enfant. Les loups connaissaient leur limite du terrain.

Les créatures sauvages, bien moins.

Bien qu’on ne déplorait plus d’attaques d’Erklings depuis longtemps, il n’y avait aucun doute qu’un risque subsistait dans les flores et faunes allemandes. Razor connaissait, comme ses loups, les limites du terrain Hrodwulf, mais le caquètement d’une créature s’étant perdue l’attira hors de ces limites. La nature était pleine de merveilles, et malgré les avertissements de ses parents, il ne doutait point de la chance qu’il pourrait avoir à être témoin d’autres. Et puis, des loups l’accompagnaient, en quoi était-il en danger ?

La bête désignée comme chef de meute, Andrius, tentait en vain de convaincre le garçon de faire demi-tour en lui tirant le coin du pantalon avec sa gueule. Mais Razor voulait comprendre d’où venait ce bruit. L’Erkling avait bien fait son travail, à savoir celui d’attirer l’enfant loin de sa demeure pour pouvoir tenter de le dévorer. Mais le second loup qui était avec eux fut plus rapide en interceptant la jambe de la créature juste avant que celle-ci ne bondisse sur le jeune sorcier. Le souvenir de cette courte bataille est désormais flou, mais ce qui est certain, c’est que sa naïveté prononcée de l’époque aura coûté la vie à ce loup qui lui aura évité un drame. En voyant la large blessure infligée, les peur et colère de Razor entremêlées auront provoqué un cri enragé qui donnera la propulsion éclair de la bestiole. L’Erkling déstabilisé, Andrius en aura profité pour se jeter dessus et lui arracher une partie du corps, loin des yeux embués de son protégé.

Après ce désastre, les hurlements de l’animal firent écho au reste de la meute, ce qui alerta les parents de Razor qui vinrent le rejoindre en suivant le bruit. Ils trouvèrent alors leur jeune fils pleurant à chaudes larmes, avachi sur le corps sans vie du loup qui aura payé ce sacrifice.

Il s’en voulait beaucoup trop pour se réjouir d’avoir éveillé ses pouvoirs, lui qui n’en sera jamais fier s’ils n’auront eu d’effet qu’après la tragédie. Parce que la mort d’un loup de la meute des Hrodwulf, pour Razor, c’était un vrai drame. Et même s’il n’avait pas été disputé par ses parents à cause de l’inquiétude profonde qu’il leur aura causé, il serait resté dans cet état de déprime les jours suivants de toute façon. Il n’osait plus trop aller jouer avec le reste de la meute, dont le deuil se faisait ressentir dedans à leur manière. Razor n’était pas juste un membre de la meute, il était également propriétaire, même à son âge. Ce n’est pas un rapport de force qu’il voulait, mais c’était techniquement le cas, et il aurait dû pouvoir protéger ce loup.

Il doit pouvoir le faire. Profondément affecté par cette perte, cette promesse personnelle était une évidence pour lui. Trop jeune pour faire ce genre de boulot, bien sûr, mais sa naïveté naturelle lui donna envie de savoir quoi faire la prochaine fois. D’être plus fort en cas de problèmes. Ce pourquoi il fut désormais pressé d’apprendre à maîtriser ces nouveaux pouvoirs. Mais l’occasion d’en apprendre plus ne se révéla qu’un an après, lorsqu’il fut temps pour lui de choisir son école. Au départ, l’idée de quitter sa maison, sa forêt et sa meute lui faisaient peur. Il n’avait pas envie d’abandonner tout ce qu’il connaissait, encore moins d’être aussi loin durant des années pour ne revenir que de manière occasionnelle. Seul, qui plus est ! La solitude en soi n’était pas une de ses frayeurs, mais il savait qu’une école serait un tout nouvel univers dans lequel il se sentirait perdu s’il n’avait aucun repère familier avec lui.

Il aurait pu partir à Beauxbâtons, pour être le moins loin possible, mais son choix s’était reporté sur Ilukaan après avoir étudié la brochure avec ses parents. La distance l’effrayait, certes, mais il avait besoin d’apprendre à vraiment bien maîtriser ses pouvoirs. Besoin des meilleurs cours, des meilleurs professeurs, des meilleurs tout afin qu’il puisse revenir le plus vite possible et devenir un meilleur membre de la meute — même s’il ne pense pas pouvoir se racheter un jour (son ressenti). C’était sa seule décision au sujet de l’école. Le reste… s’est fait comme ça devait se produire. Ses parents l’ont bien accompagné à Bloombury pour acheter les fournitures, ainsi que pour l’amener à l’école à sa première rentrée, mais la peur grandissante de se retrouver seul dans un monde si différent du sien continuait de lui nouer le ventre. Il ne pouvait même pas emmener un des loups avec lui, pas même le Botruc de la maison. Il n’avait sûrement jamais serré aussi fort ses parents dans ses bras que ce jour-là.

Et pour cause : ses premiers mois à Ilukaan furent catastrophiques. Il ne parlait à personne, aussi bien à cause de sa peur que de ses énormes lacunes en anglais. Des élèves plus vieux étaient obligés de l’aider en dehors des cours en question. D’autres étaient assez gentils pour recopier certains textes en allemand afin qu’il n’écope pas d’un retard monstrueux — mais en retard tout court, il finissait par l’être quand même. Si la maison des Ursirre lui correspondait très bien, il peinait énormément à trouver sa place. Le manque de communication l’amena même chez la Psychomage de temps en temps, chez qui parfois il dessinait les choses pour mieux se faire comprendre. Ce genre d’inquiétudes rejoignait parfois les autres auxquelles il ne pensait jamais à moins qu’on lui en parle. Pourquoi ses parents biologiques l’ont-ils abandonné ? Comment les élèves perçoivent un type qui ne parle pas très bien la langue ici que tout le monde parle ? Razor est presque tout le temps habité par ce sentiment d’être trop différent, malgré sa candeur et son innocence, qui ont vite tendance à le rendre naïf auprès des autres. Néanmoins, bien conscient de ça, il travaille sur tout ce qui lui manque. Tout ce qu’il ne fait pas exactement comme autrui, ce qu’il ne connaît pas, et ce qui pourrait potentiellement lui faire courir des risques inutiles.

Le garçon de la forêt a encore beaucoup de boulot afin de devenir un adolescent de la ville.

(c) Ilukaan