- Adelheid Laurenz, fille de Diedrich et Barbara Laurenz, acceptez-vous de prendre pour époux Manfred von Karma, ici présent ?
- … Oui.

Elle avait un petit sourire tourné vers son fiancé.

- Manfred von Karma, fils de—
- Oui.

Et lui, il était pressé.

Il n’était point un homme connu pour être d’une expressivité joviale — certains prétendaient ne l’avoir jamais vu sourire, tandis que d’autres affirmaient que c’est effrayant à voir. Pour autant, oui, Manfred avait bien réussi à trouver chaussure à son pied. Une union comme d’autres, faite d’un mariage toutefois distingué, où les familles, les proches, les connaissances et même les collègues de travail étaient invités. De ce mariage, vivant ensuite dans le grand manoir hérité de la longue lignée des von Karma, naquit Brunhilde, leur première fille.

Une fille chouchoutée par sa mère tant l’époux de celle-ci peinait à se comporter comme le père qu’elle méritait. Non pas qu’il n’aimait pas sa fille, ou qu’il reniait la façon d’aimer de sa douce… Il n’était juste… pas câlin. Ou démonstratif. Ou un simple père qui voudrait bien assumer son rôle plus souvent, même. Il était, disons, bien plus impliqué dans le travail que dans tout le reste. Procureur au Magenmagot, il y était connu parmi ses collègues pour régner d’une main de fer dans son secteur. On pouvait le qualifier d’avocat sans cœur, de mauvais bougre, et c’est vrai, Manfred a toujours été un homme fier et imbu de lui-même. Seulement… il était bon. Si bon que ça en devenait suspect la plupart du temps.

Lorsque les rumeurs sur ses méthodes — soit disant illégales, allons bon ! — commencèrent à trop gonfler et que même la presse locale s’en empara, Adelheid demanda le divorce, tout aussi touchée dès l’instant où même ses proches doutèrent de sa réputation. Parce que Manfred ne semblait toujours pas éprouver la moindre tristesse, ou même un soupçon de sensibilité, son ex-femme quitta la maison en emportant leur fille aînée…

… laissant derrière elles une petite Franziska alors âgée de cinq ans.

Curieusement, Manfred avait toujours porté beaucoup plus d’attention à elle qu’à Brunhilde — peut-être parce qu’il s’était rendu compte qu’il perdait peu à peu sa confiance ? Bien que « beaucoup plus » ne voulait pas dire « plus de câlins, plus de démonstration ». Sa manière de montrer son amour paternel, elle restait légèrement distante, parfois froide, voire même totalement inexpressive. Puisqu’il n’avait plus qu’une seule fille, il gâta cette dernière en lui laissant parfois le loisir d’obtenir ce qu’elle voulait. L’on pourrait se dire qu’une telle éducation aurait rendu la gamine égoïste et égocentrique… mais au final, Manfred était bien ce qu’il semblait être à l’époque : davantage un mentor qu’un père.

Les ponts coupés avec ses mère et sœur, elle n’avait plus que lui, plus que ce grand manoir un peu plus vide depuis leur départ. Ne restait qu’elle, ce procureur taciturne, quelques elfes de maison à la charge des tâches ménagères, et deux ou trois précepteurs passant selon l’emploi du temps fourni par leur employeur. Car, maintenant qu’il était la seule figure d’autorité dans cette maison, Manfred pouvait décider de tout. La vie de sa cadette s’était retrouvée chamboulée du jour au lendemain, et tout ce qu’il trouvait à faire, c’était de combler sa propre absence en la gâtant toujours un peu de temps en temps. Elle n’avait plus de mère, certes, mais elle avait de jolies robes ! De mignonnes poupées ! Un service à thé rien qu’à elle très coûteux !

Et elle n’avait plus de sœur… mais elle reçut un jour, sans prévenir, un nouveau frère.

Alors que Manfred s’enfonçait toujours un peu plus dans les rumeurs obscurcissant sa réputation au travail, beaucoup de son entourage furent surpris en apprenant qu’il avait adopté Miles Edgeworth, le fils unique d’un de ses plus grands rivaux au tribunal. Cette décision fut sans doute la première envers laquelle Franziska eut des doutes. Pourquoi laisser vivre chez eux ce garçon sorti de nulle part ? À l’époque, elle n’avait aucune idée des événements qui avaient secoué la vie du concerné, et pour être honnête, ces détails-là ne l’intéressaient pas tant. C’était plus l’idée de voir un parfait inconnu dormir et manger sous le même toit qu’elle.

Si Franziska s’était comportée comme une petite fille curieuse en observant le nouveau venu depuis sa porte les premiers jours, elle s’était rapidement habituée à sa présence avant de le coller presque tout le temps. Puisqu’elle n’allait pas à l’école, Franziska n’avait pas de camarades de son âge, et donc aucun ami. Miles était le premier enfant à véritablement entrer dans sa vie, lui qui était arrivé seulement plusieurs mois après le départ de sa sœur.

De ce fait, aujourd’hui comme à l’époque, elle l’appelait son « petit frère ».

Parce qu’il avait rejoint la puissante famille — moins qu’à une autre époque — des von Karma. Il était désormais sous la tutelle de son talentueux père, un homme se battant avec vigueur pour la justice. C’est là le personnage que représentait Manfred à ses yeux : un procureur qui envoyait les criminels en prison. Les rumeurs ? Quelles rumeurs ? Elle était bien trop obnubilée par ses principes pour ne serait-ce qu’en entendre parler. Pas seulement parce qu’il était son cher Papa, mais également son professeur, comme il était tout autant celui de Miles.

Les précepteurs enseignaient bien moins que leur tuteur, lui qui insistait pour inculquer ses méthodes aux deux élèves. Bien sûr, Miles faisait déjà sa scolarité à Ilukaan, et lorsqu’il rentrait les premières années, Manfred en profitait pour lui faire rattraper ce qu’il avait déjà appris à sa fille. Cette dernière aimait alors davantage les leçons lorsqu’il était présent. Elle avait même fini par cesser de bouder au sujet de son départ à Durmstrang prématurément annulé — pourtant planifié autrefois — tant que cela signifiait le rejoindre dans la grande école canadienne. Reconstruire une famille grâce à l’arrivée de Miles, aussi petite aurait-elle pu être, était une idée possible et même enjolivante pour la demoiselle.

Mais bien sûr, une fois encore, le manoir des von Karma n’était pas tant destiné à cela.

Le temps qui s’écoulait eut ses effets sur eux trois. Chacun se dispersait vers ses propres décisions et fracturait ces quelques liens qui faisaient de ces moments, selon elle, des instants précieux. Manfred persistait à faire de lui un homme douteux au sein de son métier, pourtant il niait les faits. Miles grandissait, traçait son propre cercle privé, et abandonna Franziska dans la foulée.

« Abandonner », oui, c’est le mot qu’elle employait. Peut-être parce qu’il était trop loin durant plus de la moitié de l’année, ou parce que la différence d’âge devenait significative, peu importe… elle lui en voulait monstrueusement.

Mettre un premier pied dans l’adolescence, gagner en indépendance en entrant à son tour à Ilukaan, toutes les conditions étaient réunies pour que la jeune Allemande s’imagine que son cher petit frère n’était ni plus ni moins qu’un garçon qui avait profité de l’occasion à être un von Karma. Quand bien même tout n’était qu’administratif, Franziska vit dans cet éloignement une forme de trahison, d’imposture, de mensonge qu’on lui dévoilerait enfin. Miles Edgeworth avait pu profiter de l’intelligence de son père, qui plus est au moment opportun : n’avait-il pas à peu près le même âge que sa sœur supposée première héritière, après tout ? Maintenant qu’il pouvait voler de ses propres ailes, il ne voyait plus aucun intérêt à se coltiner sa présence, et comptait se vanter des capacités dont son père lui a fait gracieusement cadeau toutes ces années durant ?

De quel droit osait-il s’enfuir ainsi tel un voleur, avec de tels mérites ?

Pour Franziska, qui est aujourd’hui plus mature, il est hors de question de rester dans son ombre. Il a certes été son élève, s’est adapté, a suivi ses méthodes du jour au lendemain… mais il ne vaudra jamais la perfection à laquelle sa grande soeur est destinée. Tant pis si même son entourage sur le campus en pâtit ; ce n’est pas l’école qu’elle aurait dû rejoindre de toute façon. Au diable les grands noms d’Ilukaan et Leroy, seul celui des von Karma comptait ! Elle, elle n’avait pas besoin qu’on lui tende la main pour réussir.

Se battre sans difficulté et gagner, c’est naturel, chez elle. C’est normal.

Elle refusait de jouer avec cet esprit de fraternité chez les Lupy. Elle ne voulait pas non plus se chercher des amis — sortir, elle peut le faire seule — et encore moins tomber amoureuse (les deux hommes de sa vie ne lui ont pas donné le bon exemple). Acharnée sur le travail, plongée dans les études, enfermée dans sa férocité… Franziska s’accrochait à l’image que son mentor de Papa lui a doré et redoré toutes ces années. Si elle l’abandonne, alors elle n’aura plus rien.

Les autres idiots n’ont qu’à garder le nez dans leurs idioties.

(c) Ilukaan