La journée se terminait doucement. Le ciel se teintait de nuances orangées et roses, tandis qu'Alfred devinait des formes dans les nuages en buvant un chocolat chaud, bien installé dans un canapé de la salle commune des Lupy. A cette heure-là, habituellement, il révisait, ou faisait ses devoirs, mais aujourd'hui, il n'en avait pas envie. De toute façon, il savait qu'Arthur allait bientôt venir le rappeler à l'ordre. Sous prétexte qu'il avait quelques mois de plus, il se prenait pour un genre de grand frère et se comportait comme quelqu'un de « mature » et « responsable », ce qui avait fini par agacer prodigieusement Alfred. Il préférait maintenant passer du temps avec ses amis, notamment Luciano, pour faire des bêtises, ou parler des garçons et des filles, bref, étudier ses leçons était un peu passé au second plan.

Ça n'avait pas toujours été comme ça, pourtant. A leur première année, Alfred avait suivi Arthur comme un caneton suivrait sa mère, dès qu'il l'avait rencontré. Il semblait sérieux, un peu trop peut-être, mais il semblait aussi digne de confiance, et Alfred avait fini par effectivement le considérer comme un grand frère, à qui il pouvait se confier, à qui il pouvait aller parler s'il avait un problème, peu importe sa nature. Il avait également été un modèle – des bonnes notes, un travail régulier, c'était ce sur quoi il s'était calé pour être sûr de réussir lui aussi. Arthur était de bon conseil, mais en grandissant, Alfred avait fini par voir ses défauts : il était gentil, de bon conseil, mais il était trop sérieux, ne s'amusait pas assez, et Alfred subissait l'influence de ses autres amis bien moins sages.

Il venait d'ailleurs de quitter Luciano, qui était parti faire il-ne-savait-quoi, et s'était équipé d'un comics, d'un plaid et de sa tasse de chocolat. Il avait décidé de passer son mercredi après-midi à se détendre. De toute façon, ses devoirs pour la semaine avaient déjà été faits le week-end précédent, alors il pouvait bien s'accorder ça. Cependant, en voyant Arthur entrer dans la salle commune, il eut un petit instinct de repli, comme s'il allait être pris en faute. Il décida de se faire quelque peu violence pour rester droit – après tout, il avait parfaitement le droit d'être ici. Prendre son indépendance allait visiblement être quelque chose de difficile, mais il le fallait, il en était persuadé. Plutôt que de se cacher, il posa sa tasse de chocolat sur la table et se releva légèrement.

- Arthur ? On peut parler, s'il te plaît ?

Il aurait aimé que sa voix soit un tantinet plus assurée, qu'elle paraisse plus mature, mais il se contenterait de ce qu'il avait. Au moins la mue ne semblait pas vouloir l'attaquer tout de suite – elle commençait un peu, mais il gardait encore son timbre plutôt fluet la plupart du temps.

Il avait osé. Il s'était levé, avait fait face à Arthur et lui avait demandé de discuter. Il eut l'impression que les secondes avant la réponse du britannique étaient interminables, mais finalement, une petite salutation franchit ses lèvres. Il reprit sa respiration, se demandant comment il allait aborder la discussion. Lorsque Arthur lui demanda si quelque chose l'embêtait, il ne répondit pas verbalement et se contenta de hocher la tête. Bien sûr que le plus vieux allait se poser des questions, peut-être même allait-il lui demander directement ce qui n'allait pas, et Alfred n'était plus tout à fait sûr de savoir s'il voulait vraiment parler. Il avait l'impression d'avoir utilisé toutes ses ressources de courage pour lui demander de discuter et maintenant, il ne restait plus rien de sa préparation. Car il s'était préparé. Avait plus ou moins décidé de ce qu'il dirait, avait plus ou moins choisi par quoi commencer – et il avait tout oublié, et tout s'écroulait car il stressait et–

Ok, calme-toi.

Il s'installa correctement sur le canapé à nouveau, car Arthur avait visiblement décidé de s'installer en face de lui. Il tira le plaid sur lui, pour se couvrir, comme si cela allait avoir la capacité de le protéger. Il n'avait pas peur que l'autre Lupy le frappe ou l'attaque avec la magie, il avait surtout peur de sa réaction. Qu'est-ce qu'il ferait si Arthur réagissait mal ? S'il ne voulait plus lui parler, s'il refusait de rester son ami ? Ce fut cependant sa phrase qui le fit réagir. Il ne ressentait pas de méchanceté dans ces quelques paroles, il n'y sentait pas de malveillance. C'était une moquerie teintée d'une amitié sincère, comme… comme le ferait un grand frère. Ça ne rendait les choses que plus compliquées.

- Euh… Oui ? C'est ce que je fais. On peut pas… passer tout son temps à bosser.

Ce n'était clairement pas une phrase d'Alfred, mais c'était quelque chose qu'il avait entendu. Alfred n'avait jamais employé le mot « bosser » jusqu'ici, préférant des termes comme « travailler » ou « réviser », d'autant plus lorsqu'il était face à Arthur. Il lâcha un soupir avant de relever son regard vers son ami. Il remit ses lunettes en place correctement.

- J'ai un truc à te dire, mais d'abord, tu dois me promettre de ne pas te fâcher.

Évidemment, ce genre de demande trahissait toujours ce qu'il craignait d'avoir comme réaction de la part du plus âgé. Non qu'il se soit déjà vraiment fâché contre lui, mais il ne voulait pas tenter l'expérience, ni maintenant, ni jamais. Une fois qu'Arthur le lui ait promis, il gigota un peu, comme hésitant – il l'était – avant de se décider à le regarder. Il ouvrit la bouche une première fois, il la referma, puis finit par la rouvrir après une seconde de réflexion.

- Je voudrais que t'arrêtes de te comporter comme si j'avais toujours besoin de toi. T'es pas mon seul modèle et je… je suis grand, maintenant ! Alors j'ai décidé que je travaillerais pas aujourd'hui.

C'était une rébellion stupide et inconséquente, mais sur le coup, il n'en avait pas vraiment conscience. Il refusait simplement de travailler une journée, parce que tout ce qu'il avait à faire était déjà fait, et qu'il avait déjà relu ses cours. Il pouvait s'avancer, bien sûr, mais cela le privait finalement de temps pour lui, pour se reposer, pour décompresser. Pour… s'amuser, lire un comics, aller voler sur son balai. Et il y prenait goût, à ce dernier point. L'idée de rejoindre l'équipe de Quidditch commençait à s'installer dans un coin de sa tête, et il avait même peut-être laissé traîner ici et là des dessins de lui avec la tenue des Lupy.

Alfred déclara qu'il ne voulait plus qu'Arthur se comporte « comme s'il avait toujours besoin de lui » (même si ce qu'il voulait dire, en réalité, était qu'il voulait simplement agir un peu plus librement), qu'il avait d'autres modèles, et que par conséquent, il ne travaillerait pas ce jour-là. Il ne savait pas trop à quelle réaction il s'était attendu, mais certainement pas à l'incompréhension que l'autre élève affichait. Il essaya de comprendre, se remémora ses dernières paroles, et dut lui-même admettre que ça n'avait pas beaucoup de sens, finalement, tant tout était embrouillé. Mais avant qu'il puisse s'expliquer, Arthur avait déjà recommencé à parler et… semblait n'avoir rien compris à ce qu'Alfred essayait d'exprimer. Son petit nez se fronça sous l'agacement, et il dut remonter ses lunettes.

- Non ! Je veux pas travailler !

Il avait parlé un peu trop vivement sans vraiment le vouloir, parce qu'Arthur ne comprenait pas ce qu'il était en train de dire et que ça le frustrait un peu. Il regardait ses mains, les sourcils froncés. C'était plus difficile qu'il ne le pensait. Comment dire à quelqu'un qu'il est étouffant alors que vous ne voulez pas le faire souffrir ? Le pire, peut-être, étant qu'il savait que son ami allait peut-être ne pas réagir, faire semblant que cela ne l'affectait pas – il ne pouvait pas le prévoir, mais ça ne serait pas la première fois. Il soupire, ne trouvant pas de formulation. Il se décida à être plus clair, quitte à être blessant. Mais Arthur était son mentor, son… père. Il le guidait, l'aidait, était là pour lui. Il lui était difficile de clamer son indépendance.

- Arthur, ce que je veux dire c'est que… je suis très content que tu m'aies accompagné jusque-là mais... je veux diriger ma vie et mes activités moi-même. Maintenant.

Et ça impliquait énormément de changements, mine de rien, car il ne pourrait évidemment pas avoir les avantages sans les inconvénients – s'il ne voulait plus travailler, s'il ne voulait plus devoir faire ses devoirs à horaire fixe, alors il n'aurait pas l'occasion d'obtenir les conseils d'Arthur ; s'il ne voulait plus réviser avec lui, il allait falloir trouver d'autres moments pour se voir, des moments où Arthur ne travaillait pas, n'était pas occupé à autre chose, aurait quelques instants à lui accorder. Cela signifiait que son emploi du temps serait complètement modifié, qu'il allait devoir tout gérer lui-même. Il savait déjà qu'il aurait envie de passer plus de temps avec ses amis et qu'il devrait se faire violence.

Mais il avait besoin de voler de ses propres ailes – les oisillons finissent toujours par quitter le nid.

- Ça veut pas dire que je ne veux plus passer de temps avec toi. Tu restes mon ami.

Il avait failli dire « grand frère » mais s'était rattrapé avant que les mots ne sortent de sa bouche. Il ne comprenait pas pourquoi il ressentait le besoin de le rassurer – ne savait pas s'il en avait même besoin – mais c'était venu tout seul.

Il s’attendait à une réaction, peu importe laquelle. De la colère, de la frustration, peut-être de la tristesse, mais dans un premier temps, rien ne vint après sa déclaration. Et lui-même ne savait pas comment réagir face à cette absence de réaction. Aussi crut-il bon d’ajouter que malgré tout, ils restaient amis. Il lui sembla que ce fut ce moment-là qu’Arthur comprit, qu’Arthur avait réussi à appréhender tout ce qui venait d’être dit. Seulement, Alfred n’avait absolument pas anticipé les sentiments que pouvaient bien avoir le britannique. Bien sûr, il comprenait la colère dans sa voix, mais il y avait autre chose.

De la douleur.

Cela déboussola quelque peu l’états-unien. Ce n’était pas si grave, à ses yeux - on n’allait quand même pas en faire une affaire d’état. Mais la suite lui fit entrevoir ce que pouvait bien ressentir Arthur à cet instant. Il contre-attaquait, et Alfred savait bien qu’il voulait le faire culpabiliser, ou pire, le faire se sentir comme un fardeau. Comme si c’était lui qui voulait s’en débarrasser, et non l’inverse. S’il n’avait pas déjà commencé à s’endurcir, il se serait confondu en excuses et aurait retiré tout son beau discours, ou aurait purement et simplement pleuré. Mais il n’était plus un petit garçon, et sa décision avait été mûrement réfléchie.

- Oui. Je sais que ça doit être dur pour toi… et ça l’est aussi pour moi ! Mais je grandis ! Tu as été là pour moi quand j’en avais besoin, mais comment je prends mon envol si tu persistes à vouloir me couver ?

Car c’était un peu comme ça qu’Alfred voyait Arthur, sans oser l’avouer explicitement : une maman-poule, qui veillait constamment sur son poussin, sans le voir grandir.

- Et tu m’as pas tout appris. Tu m’as aidé pour l’école. Et le reste ? Les amis, s’amuser ? Je veux pas vivre ma vie par procuration en me contentant de lire des livres et de boire du thé. Moi aussi je veux… m’habiller comme toi, et sortir, et avoir des amis, et tout ça, j’ai appris comment on faisait tout seul ! Tu fais plus office de papa que d’ami ! C’est ça que tu voulais ? De la pâte à modeler pour en faire ta parfaite imitation ? Toi et moi, on est pas pareils.

Il s’était un peu laissé emporter par les événements, par la situation, et en se répétant mentalement ce qu’il venait de lancer à la figure d’Arthur, il se figea presque, ne ramenant qu’une main devant sa bouche, un peu honteux de s’être laissé aller ainsi. Ce n’était pas juste, et il le savait - mais lui aussi souffrait malgré tout, derrière ses grands airs. Il s’agissait d’une rupture dans sa vie ; pas d’amour là-dedans, juste une amitié sincère, mais surtout un passage d’une époque révolue à une autre qui commençait. Il ne voulait pas chasser Arthur de sa vie, ni même le mettre à l’écart, simplement ne plus se sentir étouffé par des choses que le britannique considérait comme essentielles quand ce n’était pas son cas.

Était-il allé trop loin dans sa réponse ? Il n’avait pas su calmer la situation et s’était même laissé emporter. Aussi, quand les mots d’Arthur commencèrent à résonner - dans sa tête plus que dans la salle, semblait-il - il ne sut pas quoi répondre. Comment ça, “heureusement” ? Alors qu’il avait l’air si content quand Alfred semblait l’admirer. Quand il demanda si c’était sa manière de le remercier, de le traiter ainsi, il sentit les larmes monter à ses yeux. Mais que pouvait-on attendre d’un enfant de son âge ? Il n’avait pas la maturité nécessaire pour comprendre que ses mots pouvaient blesser, il n’avait pas la maturité nécessaire pour tenter d’empêcher la situation de s’envenimer.

Il n’avait pas la maturité nécessaire pour encaisser ce qu’Arthur lui répondait.

Ce fut la raison pour laquelle il commença à détourner le regard, serrant ses petits poings. Il ne devait pas laisser Arthur voir qu’il était blessé aussi, sinon… Sinon, il ne savait pas. Mais il ne voulait pas qu’il le voit pleurer, il ne voulait pas que son aîné voit ça comme une faiblesse, il ne voulait surtout pas qu’Arthur voit cette brèche et tente de s’y engouffrer pour garder sa place. Sa place… Qu’Alfred ne comptait même pas lui retirer. Il n’avait peut-être pas réussi à l’exprimer clairement.

- Arthur, je t’ai dit que je ne voulais pas t’écarter de ma vie. Bien sûr que je… que je vais continuer à venir te demander des conseils, et…

Sa voix s’étrangla à cause des sanglots qu’il s’efforçait de retenir. Il détourna le regard, ne supportant pas de voir la mine amère d’Arthur. C’était donc comme ça que ça devait se passer. Il aurait voulu que son aîné comprenne ce qu’il recherchait, il aurait voulu que son aîné comprenne ses paroles. Il ne voulait pas qu’Arthur l’abandonne, il voulait simplement avoir plus de liberté, pouvoir respirer un peu, ne pas se sentir constamment surveillé. Il aurait voulu voir Arthur davantage comme un ami, comme un frère, que comme quelqu’un qui avait de l’autorité sur lui, aussi minime soit-elle ; il avait déjà des parents et des professeurs pour ça.

- Bah si c’est comme ça, j’ai même pas besoin de toi !

Finalement, il n’arriva pas à s’attarder plus longtemps auprès d’Arthur, et il s’enfuit à toutes jambes, courant dans les escaliers qui menaient aux chambres. Il ne laissa couler ses larmes qu’une fois arrivé dans son dortoir, la tête enfouie dans son oreiller. Il savait pertinemment que ça allait passer, aussi bien pour lui que pour le britannique, mais il n’empêchait pas que pour le moment, c’était juste douloureux. Vivement que cette période houleuse fasse la place à une relation plus apaisée et respectueuse des souhaits de chacun.