La journée de cours était terminée, mais pas sa journée à l’école. En effet, il avait prévu de rejoindre Jun à la salle des professeurs pour une petite plongée dans leurs souvenirs. Ils avaient évoqué leurs enfances et adolescences lors d’une énième discussion, et en étaient venus à se dire qu’ils pouvaient peut-être retrouver des souvenirs à se montrer. Caleb était de plus en plus enclin à passer du temps avec Jun. Bien sûr, il était très sociable, et il aimait passer du temps avec les autres en terme général, mais avec lui, c’était différent - il se surprenait parfois à attendre avec impatience leurs rendez-vous, à anticiper même leurs discussions. Parfois, il lui arrivait même de s’attarder dans les couloirs du bâtiment de cours en espérant le croiser et pouvoir manger en sa compagnie à midi. Oh, il n’était pas dupe, et savait reconnaître ses sentiments. Mais pour l’instant, ce n’était rien d’autre qu’un petit crush, peut-être passager, alors il ne comptait pas en parler. D’autant plus qu’il lui semblait que sa condition de genre troublait un peu le Chinois. Il ne pouvait pas dire qu’il en était étonné, ce n’était pas le premier, ce ne serait sans doute pas le dernier.

Il poussa la porte de la salle des professeurs avec douceur, passant juste sa tête à travers l’ouverture pour vérifier que Jun était déjà là, et il lui sourit en finissant par entrer. Il était un peu plus androgyne aujourd’hui, entre Caleb et Cybèle. Son visage était fin, et il avait relevé ses longs cheveux en chignon. Pas de maquillage, mais des boucles d’oreilles et quelques piercings qui remontaient le long de son lobe. Il tira la chaise à côté de son collègue et s’installa, posant son sac sur la table. Il jeta un regard à l’épais livre ouvert sur la première page, et la photographie happa son regard et il interrompit ses gestes.

- C’est toi ? T’étais super mignon ! Je vais pas pouvoir rivaliser.

Il lui sourit et finit par sortir une fine pochette - mais la quantité de photos à l’intérieur lui donnait un renflement étrange, comme si elle avait trop mangé. Il avait dû demander à ses parents de lui envoyer des photos, parce qu’il n’en avait pas chez lui. Ou plutôt, celles qu’il avait dataient de bien après ses années à Poudlard, quand il s’était installé avec Alma, puis des photos de concert ou avec les membres de son groupe, enfin quelques photos avec Celestina et Leandro. Cela dit, il n’avait pas apporté que des photos, mais aussi quelques souvenirs un peu plus concrets - son premier tambour, sa collection de plumes, quelques-uns de ses CDs préférés de l’époque, et il comptait bien en parler. Heureusement que la magie lui permettait de transporter tout ça sans difficulté. Mais il laissa ça de côté, pour se rapprocher un peu de Jun.

- Tu commences ? Est-ce qu’on fait un souvenir chacun son tour ou est-ce que tu me montres tout et je te montre tout après ? Enfin ça risque d’être long, que ce soit pour toi ou pour moi… Nous avons déjà vécu longtemps !

Et puis l’un comme l’autre ignoraient presque tout de la vie de l’autre. Il avait hâte d’en apprendre davantage.

Quand Jun évoqua l’orphelinat, Caleb se mordit l’intérieur de la joue. Il se sentait bête. Il avait sans doute dû l’évoquer une fois ou deux, mais il avait oublié. Il faut dire qu’il n’était pas la personne dotée de la meilleure mémoire, loin de là. Et il avait tendance à oublier, parfois, que sa situation n’était pas celle de tout le monde (peu importe l’aspect de sa vie pris en compte). Au moins, Jun ne semblait pas lui en tenir rigueur, c’était déjà ça. Pour faire passer sa gêne, il changea de sujet, demandant à son collègue comment ils allaient procéder. Finalement, l’option “un souvenir contre un souvenir” semblait la plus pratique. Alors il posa sa main sous son menton, avant de tourner son entière attention vers Jun.

Il regarda la photo en écoutant les explications, puis regarda à nouveau le Chinois. Il avait… beaucoup changé. Mais lui non plus ne ressemblait plus tellement à ce qu’il était quand il était enfant.

- J’ignorais qu’il existait des orphelinats magiques… mais ça semble logique, maintenant que j’y pense. Tes parents étaient des sorciers alors ? Je veux dire, ceux qui t’ont mis au monde. Oh, j’espère que ce n’est pas indélicat. Tu n’es pas obligé de répondre. Quel âge avais-tu alors, quand tu as été adopté ?

Alors qu’il répondait, Caleb lui cherchait déjà dans son fouillis de photos celles qui étaient les plus vieilles - celles prises peu de temps après sa naissance. Il n’avait évidemment pas pris la peine de trier avant de venir, ce n’était pas son genre. Et comme d’habitude, ça lui jouait des tours. Il faudrait vraiment qu’il prenne l’habitude de ranger les choses… En tout cas, il en sortit quelques-unes. Sur la première, un enfant à la peau brune et aux cheveux noirs et frisés dormait paisiblement. Parfois, il oubliait que c’était sa couleur et sa nature de cheveux naturelles, parce que sa métamorphomagie était activée en permanence pour ça, à tel point que le rouge de sa chevelure lisse ne bougeait plus même pendant la nuit lorsqu’il dormait. Cela arrivait encore quelques fois, quand il subissait un coup de stress important, mais c’était très rare.

- Alors… moi j’avais mes parents biologiques à mes côtés, donc j’ai plusieurs photos de moi bébé. Mais je ne suis pas sûr que ce soit très intéressant ? Du coup…

Il passa une autre photo au-dessus de la première. C’était lui, un peu plus vieux, peut-être trois ou quatre ans, avec un tambour passé sur son épaule avec une lanière. Il semblait très enthousiaste à l’idée de taper dessus avec sa petite baguette. Il sourit.

- C’est le premier instrument que j’ai eu entre les mains ! Mes parents étaient musiciens, alors on peut dire que j’ai eu un éveil musical très tôt. D’ailleurs !

Il attrapa le tambour qu’il avait ramené. Les années étaient passées et l’instrument le reflétait bien. C’était un tambour assez bas-de-gamme, après tout, plus fait pour s’amuser que pour vraiment jouer quoi que ce soit.

- C’est celui-là. J’ai pu le garder. Je n’ai pas une très bonne mémoire mais j’aime les souvenirs. Quand ils sont concrets, je crois que c’est plus facile à retenir pour moi.

Il tapota légèrement sur le tambour - aucun son ne fut émis, bien sûr. Il aurait fallu y aller plus fort, le tenir correctement pour espérer en tirer quelque chose. Mais ce n’était pas son but. Il sourit légèrement à Jun, avant de l’inviter à continuer sur son histoire à lui.

Caleb ne connaissait rien aux orphelinats magiques. Ni aux orphelinats tout court, en réalité, maintenant qu’il y réfléchissait. Il n’avait jamais eu besoin de penser à leur existence : aucun de ses proches ne venait d’un établissement de ce genre, ni n’avait adopté, et aucun de ses petits rôles d’acteur ne l’avaient conduit à s’y intéresser non plus, alors forcément, c’était un concept plutôt lointain pour lui. Alors il écoutait Jun lui expliquer, lui expliquer l’ascendance de sa famille. Il était né-moldu, mais avait déclaré sa magie tôt et s’était retrouvé en orphelinat magique. Sans doute Jun avait-il plus vécu entouré de magie que Caleb, au début de leurs vies. Il s’était bien rattrapé durant sa crise d’adolescence, cela dit… Entre les sorts et sa métamorphomagie, il en avait fait voir des vertes et des pas mûres à sa famille.

Puis ce fut son tour de raconter quelque chose, et il montra avec enthousiasme une photo où il apparaissait enfant ainsi que le tambour qu’il avait toujours conservé. Se souvenir des choses était toujours plus facile quand on pouvait se raccrocher à du concret, selon lui. La preuve, c’est qu’en revoyant les photos, beaucoup de choses qui auraient sans doute dû lui revenir l’avaient laissé perplexe et un peu confus. En tout cas, il se rapprocha de Jun quand il tourna la page de son album photo. Leurs épaules se touchaient et il fit mine de ne pas le remarquer.

- Comme tu es mignon avec cet uniforme ! dit-il en souriant, amusé.

Alors l’autre professeur lui raconta la suite de son histoire, et lui décrivait son école de magie, que Caleb imaginait énorme, à la façon dont il en parlait. Des dizaines d’Ilukaan, ça devait bien faire aussi des dizaines de Poudlard. Il imaginait tous les recoins à explorer, les passages secrets et les pièces cachées, les endroits où l’on ne va jamais parce que nos pas ne nous y mènent pas.

- Ça devait quand même être passionnant. Est-ce que tu as pu voir toute l’école ? J’espère que vous aviez des systèmes qui vous permettaient de ne pas monter au septième étage par les escaliers… Rien que de l’imaginer j’en ai mal aux jambes !

Il écouta la suite de la tirade de Jun et sourit, hochant la tête.

- Je crois que je comprends ce que tu veux dire, oui. C’est vrai qu’à Ilukaan tout semble bien plus avancé d’un point de vue “société”. Je me sens bien plus libre de m’exprimer ici, peu importe qui je suis et quelle apparence j’ai envie de revêtir. Les élèves aussi osent davantage montrer qui ils sont. Mais je ne pense pas que ce ne soit qu’une question de lieu, je pense que c’est aussi une question de temps qui passe et de mentalités qui changent… Et j’espère qu’elles vont continuer à changer dans ce sens et qu’on finira par accepter tout le monde comme ils sont.

Il lui sourit à nouveau, puis reprit la parole pour répondre à sa question.

- Oh, Poudlard, c’était un peu comme ici, je crois. Enfin, à mon époque c’était quand même un peu plus strict et encadré… Ce qui ne m’empêchait pas de faire des bêtises ! Il rit. Il faisait plus froid aussi… Mais je crois que c’est parce que les bâtiments sont très vieux et en pierre. Et qu’ils chauffaient à la cheminée au lieu de mettre des radiateurs. J’avais mon sort de chaleur activé presque toute l’année ! Ce n’était agréable qu’en été. Mais on avait le lac et la forêt juste à côté de l’école. La Forêt Interdite, qu’elle s’appelle, même. Laisse-moi te dire que la grande majorité des élèves y est allée au moins une fois, si ce n’est plus. Personnellement, je cherchais les licornes et les centaures, mais je n’ai jamais été approché ni par l’une ni par l’autre. Sauf en cours de Soins aux Créatures Magiques, bien entendu. Les petits poulains de licorne sont vraiment adorables… Ce qui me fait penser ! Est-ce que vous aviez des cours différents d’ici, dans ton école ? A part l’Histoire de la Magie… j’imagine que ça, ce sont des cours assez spécifiques à chaque école, quand ce n’était pas des histoires à portée mondiale.

Avec tout ça, il en avait oublié de sortir une autre photo, tout intéressé par ce que Jun pouvait avoir à lui raconter.

Il enroulait une longue mèche de cheveux rouges autour de son doigt, qui prenait parfois des nuances un peu plus sombres, presque noires. Ses yeux aussi oscillaient entre le rouge écarlate et le noir profond. Il n’en avait pas conscience, bien sûr. Sa métamorphomagie agissait encore parfois sans qu’il n’y fasse attention, notamment quand, comme aujourd’hui, il était tout à fait concentré sur ce que son interlocuteur lui disait. Ou peut-être était-il tout simplement concentré sur l’interlocuteur en lui-même. Il faut dire que son apparence était aussi intéressante que ses mots. Il imaginait sans peine, cependant, que se sentir observé n’était pas apprécié par tout le monde. Lui en avait l’habitude, forcément, c’est le lot des super-stars… Mais il finit par détourner le regard des cicatrices, pour se concentrer sur les photos encore sur la table. Faisait-il peur à certains de ses élèves ? Il pouvait l’imaginer. Lui trouvait à ces marques une espèce de charme. Il était sans doute bizarre.

- Je vois. Heureusement qu’ils avaient le sens pratique. Cela dit, j’imagine que même si ce n’était pas le cas au départ, ils ont dû y penser au fil des années. Imagine des tas de petits enfants se perdre dans les dédales d’un immense bâtiment… Imagine expliquer à leurs parents qu’on ne sait pas où ils se trouvent ! Ça pourrait faire un bon scénario de film d’horreur, non ?

Mais il était un peu étonné que Jun n’ait jamais eu l’occasion de tout visiter. Sans doute n’était-il pas aussi curieux que lui.

Et il l’écouta parler encore lorsqu’il reprit la parole, avançant que les sociétés occidentales avaient l’apanage des avancées sociales. Il ne connaissait pas bien l’Asie, pour sa part. A peine connaissait-il l’Afrique, alors qu’il s’y rendait de manière plus ou moins régulière pour y voir sa famille. Cela dit, là-bas aussi, c’était un peu difficile de s’affirmer, ne serait-ce qu’au niveau du genre. Plus jeune, quand il commençait à jouer avec son androgynie, son père lui avait répété plusieurs de garder son apparence masculine au milieu des autres. S’il jouait avec son don, c’était pour amuser la galerie, prendre la tête d’un animal quelconque, changer ses mains en outils, prendre des airs grotesques. Parfois, il illustrait même les histoires que l’on racontait ou que l’on chantait en changeant son apparence pour celles des personnages. Quand il évoqua sa femme, Caleb se redressa un peu et détourna le regard. Lui aurait été concerné par tout ça, dans tous les cas : il aurait pu être un homme, et Alma une femme, mais comment auraient-ils agi si, du jour au lendemain, c’eut été deux femmes qui se promenaient main dans la main ?

- La communauté magique n’est pas plus ouverte, alors, en Asie ? En Afrique, ce n’est pas le cas, en ce qui concerne le Kenya du moins, mais je me questionne.

Puis Jun demanda comment se situait Poudlard sur ses questions et il y répondit, apportant néanmoins des précisions sur les bâtiments en soi ainsi que sur les espaces extérieurs, notamment la Forêt Interdite. Il sourit légèrement quand Jun déclara que ça attirerait forcément les élèves, et Caleb pensait bien que c’était le cas, en effet. Mais la forêt aurait été intéressante dans tout autre cas, alors interdite ou pas, il s’y serait promené. Le fait que l’Histoire était une matière importante dans son école ne l’étonna pas ; le fait qu’il ait des cours de politique, en revanche, le surprit un peu plus. Des cours de propagande, hein… Il avait du mal à l’imaginer.

- Ça, c’est quelque chose qu’on ne voit pas chez nous. Mais j’imagine que ça doit se faire dans d’autres pays également ? Tous ceux qui ont des tendances un peu…

Il ne voulait pas parler de dictature, mais le mot était sur le bout de sa langue.

Jun rebondit sur son idée de film d’horreur. Il était vrai que mettre peu de personnages dans un espace immense pouvait rendre la sensation d’oppression encore pire. D’habitude c’était les espaces étroits qui étaient le plus angoissant - mais la démesure des lieux pouvait donner l’impression d’écraser les personnages. Il avait vu assez de films d’horreur pour le savoir. Il ne manquait plus qu’à faire des couloirs des labyrinthes dans les ombres desquels se dissimulaient des monstres et d’autres esprits, et la recette était parfaite. Oh, peut-être des fantômes d’autres enfants, errant dans ces lieux pour l’éternité - ou jusqu’à ce qu’on les accompagne jusqu’à la sortie, si on voulait une fin heureuse.

Mais il ne continua pas sur ce sujet, préférant se concentrer sur ce qu’il avait à dire sur la politique de son pays et de sa région géographique en général. Même si leurs origines étaient loin l’une de l’autre, il semblait que leurs cultures, sur certains points, se rejoignaient - dommage qu’il s’agisse de condamnations sur les amours et les genres. Il soupira légèrement. Il espérait que le monde finirait par aller dans la bonne direction un jour ou l’autre. Il ne comprenait pas pourquoi tant de monde désapprouvaient la découverte de soi et l’amour. Si deux cœurs se répondaient l’un à l’autre, pourquoi les empêcher de battre à l’unisson ? Cela lui passait au-dessus de la tête.

Puis Jun posa son regard sur lui, après avoir dit qu’ils étaient à l’abri à Ilukaan. Le cœur de Caleb manqua un battement et il détourna le regard, un peu troublé par ce qu’il ressentait lorsqu’il plongeait ses yeux dans ceux de son collègue. Il piocha une photo au hasard dans ses archives personnelles, pour ne pas avoir l’air bizarre. Il remerciait toutes les divinités qu’il connaissait de lui avoir accordé une peau noire qui ne rougissait pas - même s’il sentait ses joues chauffer. Même s’il sentait ses mains trembler un peu. Il ne devait pas se laisser aller à des sentiments qui resteraient sans doute à sens unique. Après tout, il savait bien que Jun aimait les femmes - et il n’en était une que quelques fois, quand ça le prenait, quand son apparence masculine ou androgyne lui déplaisaient quand il était face au miroir.

C’était une photo prise par Gabrielle - parce qu’on y voyait Alma qui le maquillait. Il connaissait cette photo par cœur, il l’avait regardé tant de fois que les couleurs avaient pâli. A moins que ce ne soit ses larmes qui avaient fini par décolorer l’image, après la mort de sa fiancée. Cette photo lui laissait toujours un goût doux-amer ; mais plus le temps passait et plus la douleur qu’il ressentait devenait diffuse. Il ne l’oublierait jamais, c’était certain, mais au moins, il pouvait désormais penser à elle sans avoir besoin de prendre quelque substance que ce soit pour supporter son absence. Il la plaça entre Jun et lui - en un sens, c’était comme une barrière à ne pas franchir, et il savait que c’était à lui qu’il se l’imposait, et non à Jun.

- C’est Alma. C’était ma fiancée… En janvier, ça fera quinze ans qu’elle est morte. Quinze ans, et il arrivait à peine à faire son deuil. Mais ce n’est pas… le sujet de cette photo. C’était la première fois que quelqu’un me maquillait, la première fois que j’acceptais mon identité. Que j’acceptais que je n’étais pas qu’un garçon, mais aussi une fille.

Ça n'avait pas été facile. Vis-à-vis de ses camarades, de ses professeurs, mais aussi de sa famille. Il n’y avait qu’Alma et Gabrielle qui l’avaient accepté directement, sans se poser de questions, juste parce qu’elles avaient vu comme il était heureux de cette découverte.