Comme beaucoup de personnes sur cette Terre, il est incapable de savoir exactement en quoi consiste, ni à quand remonte son premier souvenir. Tout ce qu'il sait, c'est que les sensations les plus anciennes dans sa mémoire font sans doute partie de cette liste : faim, froid, douleur. Le 10 juin 2004, Cheng, nom de famille Hua, voit le jour dans le village de Laliu, dans une famille qui n'a jamais connu beaucoup de conforts modernes, ni même la satiété complète. Le plus jeune fils de la famille naît sous de mauvais auspices : dès la naissance, il est rapidement évident que son oeil droit est atteint d'une infection qui colore son oeil en rouge, et tend à faire fuir les voisins les plus superstitieux.

Malchance, l'on clame sans cesse à ses parents. Malchance et ruine, voilà ce qui suivra cet enfant toute sa vie !

Hua Cheng ne serait pas totalement surpris s'il apprenait que certains des villageois les mieux intentionnés avaient conseillé à ses parents de l'abandonner dans la forêt la plus proche. Heureusement pour lui, sans doute, au bout de quelques années de vie seulement, plutôt que de finir en repas pour des animaux sauvages, une intervention médicale permet de lui retirer son oeil, et de lui laisser la vie. Une fois cette première embûche enjambée, l'enfant semble s'animer : il devient un bambin curieux, explorateur, prompt à s'attirer des ennuis malgré les bandages qui couvrent sa cicatrice la majeure partie du temps.

Lorsque ses parents ne regardent pas, Cheng s'enfonce dans la forêt qui borde la petite maison en bois qui abrite l'entièreté de la famille Hua, et s'entraîne à graver sur les troncs d'arbre et à sculpter des souches. Il profite de la fraîcheur du cours d'eau claire en été, et observe les traces de pattes laissées dans la neige par les renards du coin en hiver... Cheng est un garçon silencieux, sensible, discret. Son père le dit pleurnichard, sa mère artiste - si le mot semble plus positif, il ne l'est qu'à peine, puisqu'aucun des deux parents ne saura quoi faire d'un garçon plus attiré par l'esthétisme que par le travail de la terre.

Peut-être pourrait-il faire des études, suggère-t-il timidement devant le maigre bouillon qui leur sert de dîner, au tendre âge de six ans. Peut-être qu'il pourrait aller dans la grande ville - la suggestion ne tire qu'un soupir fatigué de sa génitrice et un rire sardonique de la part de son père. Tu ne sais même pas lire, et tu veux faire des études ?

Cheng commence à économiser, ici et là, en rendant service aux villageois. Et puis, lorsqu'il a assez d'argent, il achète un billet de bus, avec un objectif en tête : voir la ville. Voir s'il peut survivre là-bas, s'il est fait pour ça, s'il est vraiment si faible qu'il y paraît. Beijing est loin, l'enfant n'a pas prévu grand chose pour la route, et du haut de ses sept ans, il fait de son mieux pour avoir l'air de savoir où il va. Il a pris de quoi manger un peu, c'est sûr, et a prévu un petit budget pour acheter à manger.

Puis il prend le train, et en quelques jours de voyage, il se retrouve dans la capitale, dans un monde qui n'a rien à voir avec chez lui, et plusieurs minutes de choc au débarquement du wagon ne lui permettent pas de faire autre chose que de fixer les passants. Doucement, Cheng se met en marche, sans savoir où il va. Les immeubles lui font tourner la tête. Les rues ressemblent à ce qu'il a vu sur certaines photos dans des vieux magazines. Il ne peut pas survivre ici, c'est évident - sa respiration s'accélère alors qu'il réalise que sa place n'est pas ici non plus. Tout clignote, les néons se reflètent sur les vitres, le son constant est assourdissant, le sang lui bat aux tempes et...

Un éclat de voix, un bruit de frein. Il se met en boule. Si tout s'arrête maintenant, alors tout s'arrête maintenant : il n'était sûrement pas supposé arriver jusqu'ici. Pas supposé vivre aussi longtemps.

Il faut un long moment à Cheng pour réaliser que quelqu'un le tient. Tout doucement, son ouïe revient, et il sursaute faiblement en réalisant qu'un groupe de passant est attroupé autour de lui et de la personne qui le porte dans ses bras. Son oeil valide cherche du réconfort sous n'importe quelle forme.

Celle-ci arrive au travers d'un regard doux, d'un sourire éclatant et d'une expression que Cheng qualifiera encore et toujours d'angélique. Il se sent tellement à sa place, tellement bien auprès de ce garçon qui doit à peine avoir quelques années de plus que lui, que lorsqu'on lui demande son nom, il balbutie par réflexe le surnom que lui donne sa mère depuis sa naissance - Hong Hong. "Rouge", comme l'oeil qu'il a perdu.

Du coin de l'oeil, il voit que la voiture qui aurait dû le percuter est étrangement enfoncée au niveau du capot, alors qu'il n'y a eu aucun impact physique. Le conducteur semble tout aussi confus que lui, et semble songer à retenir les enfants, mais après tout, ça n'aurait aucune incidence. Cheng se laisse traîner par son sauveur, et est absolument choqué de recevoir un petit pain tout chaud dans les mains, acheté spécialement pour lui, qu'il dévore rapidement.

 - Lian-gege, demanda-t-il d'une voix prudente, après avoir dévoré le mantou. Que suis-je censé faire, alors que rien ni personne ne me retient ici dans ce monde ? Je n'ai pas de place... Rien... Peut-être que j'aurais mérité...

 - Tu n'as qu'à vivre pour moi, Hong'er. Fais de moi ta raison de vivre !
 
Le garçon se mit à ouvrir et fermer la bouche comme un poisson, absolument incapable de répondre. Vivre... Pour... Lian... ? Peut-être que... Peut-être que c'était un objectif... Atteignable. Quelque chose qui pouvait le motiver. Après tout, vu la façon dont il l'avait sauvé, il était sans doute un ange envoyé du ciel pour le remettre sur le droit chemin.

Lorsque le précepteur de Xie Lian vint récupérer l'enfant, Cheng n'eut même pas le temps ni le réflexe d'essayer de le retenir. Il prit bien le temps de graver son sourire et sa voix dans sa mémoire, à jamais, surtout cette phrase - fais de moi ta raison de vivre. Peut-être s'écoula-t-il plusieurs heures, ou bien plusieurs minutes avant que deux hommes habillés de vêtements riches et à l'aspect officiel ne viennent lui demander ce qu'il faisait là.

Voyant que Cheng se murait dans le silence, il leur fallut de la patience pour lui soutirer l'information que le garçon venait effectivement d'échapper à un accident d'une façon bien particulière. Une petite phrase finit par le sortir de sa torpeur.

Tu n'es pas un garçon comme les autres, tu sais. Tu as des pouvoirs, tu peux faire de grandes choses. On va te raccompagner chez toi et tout expliquer à tes parents.

Depuis ce jour, Cheng est persuadé que Lian lui a transmis sa chance. Depuis ce jour,
depuis qu'il vit pour lui, sa vie s'éclaire un peu plus à chaque heure qui passe. Il étudie
tous les jours, il apprend à lire et à écrire, il arrive même à trouver un dictionnaire
d'anglais, car il sait qu'il ne veut pas rester ici. Il veut partir loin, sortir de cet endroit qui l'étouffe. Il veut vivre.

Et lorsque Hua Cheng arrive à Ilukaan, bien droit devant la Fontaine, et qu'il croise le regard toujours aussi doux de Xie Lian qui a débuté ses études deux ans plus tôt, alors il sait qu'il a pris la bonne décision.

(c) Ilukaan