T. I. G.

 Très honnêtement, il ne comprenait pas pourquoi il était là. Jessica, d’accord, mais lui, il était juste là au mauvais moment. Qu’aurait-il dû faire ? La regarder se battre sans intervenir ? Pourtant, ça n’avait pas eu l’air d’être une bonne excuse. Peut-être parce qu’il s’était battu à ses côtés au lieu de la retenir. En même temps, si l’autre avait été intelligent, il serait resté dans son coin et ne serait pas venu les chercher - donc est-ce qu’il ne l’avait pas un peu mérité ? En tout cas, ils étaient désormais dans la forêt pour quelques travaux d’intérêt général. Apparemment, on se servait des élèves pour vérifier l’état des végétaux et des animaux.

- Oh, est-ce que Bloombury est pauvre à ce point pour ne pas envoyer les garde-forestiers ? Ça m’avait pourtant l’air d’être leur boulot. J’ai dû me tromper.

Le sourire lumineux et vide d’Andrew étirait ses lèvres. Le Joker en personne. Mais ce n’était pas la première fois, et sans doute pas la dernière non plus, que Jessica le verrait ainsi. Il avait pris ses médicaments avant de se rendre dans la forêt - ça allait déjà être barbant, il n’avait pas envie de subir davantage l’ennui en étant sobre. Au moins, planer un peu allait sans doute l’occuper. Ce n’était pas l’idée la plus brillante qu’il avait eu, surtout quand on savait ce qui pouvait se balader dans cette forêt, mais c’était sûrement la plus amusante. Il espérait juste que Jessica serait assez lucide pour l’aider à se protéger si jamais il y en avait besoin. Et au pire, il était sorcier. La plupart des animaux et des plantes craignaient le feu, et Incendio faisait partie de sa panoplie de sorts préférés. Bien sûr, il allait falloir faire attention, au milieu de la forêt, mais ça rendait les choses d’autant plus excitantes.

- Jess, t’as déjà vu un Piesosté osseux ? Dans le livret qu’ils nous ont montré la dernière fois, il disait que c’était un poisson qui pouvait faire apparaître des pattes pour marcher sur la terre ferme. J’ai envie de voir ça.

Le livret qu’il avait d’ailleurs dans son sac. Mais il l’avait déjà parcouru, et sa mémoire ne lui faisait jamais défaut. S’il se concentrait un peu, il pouvait même citer d’autres détails sur lui. Son nom latin ? Facile : Peditosteus Osseus. Et où le trouver ? Dans les ruisseaux, en premier lieu, même s’ils allaient peut-être avoir la chance d’en croiser certains en train de chasser des insectes dans les arbres. Il avait commencé à traverser la forêt en direction de l’eau, sans vraiment l’attendre. L’espèce n’était pas invasive, elle permettait surtout de réguler les autres espèces de poissons en les mangeant, mais il y avait apparemment un problème de nombre : ils étaient trop peu, ce qui risquait de déséquilibrer l’écosystème de la forêt.

- Prête à compter des poissons pendant une demi-heure ? On a pas d’autres trucs à vérifier près de l’eau, tant qu’on y sera ?

Après tout, il n’allait quand même pas être le seul à travailler. Une fois au bord de l’eau, il se pencha un peu au-dessus. Il se demandait s’il commençait à y avoir des œufs. Il voulait absolument en récupérer un. Pour en faire quoi, il réfléchirait plus tard, mais les propriétés toxiques qu’ils étaient censés avoir l’intéressaient. A la place, il ne vit que les longs museaux des poissons qu’il cherchait à la base. Ils devaient sûrement faire le tiers de leur taille complète, d’environ 60 centimètres. Il s’imagina un instant avec un nez de 20 centimètres, réalisa que le tiers de sa propre taille était en fait plus proche des 50 centimètres. Ce serait définitivement ridicule. Il plongea l’une de ses mains dans l’eau, pour toucher les écailles vertes du piesosté qui passait devant lui. Il s’échappa sans attendre et Andrew ne fit que le frôler.

T. I. G.

  Muy aterrador, avait-elle dit. Il n’avait aucune idée de ce que signifiait ce mot, mais à la façon dont elle le disait, c’était sûrement quelque chose du genre “effrayant”. Ou terrifiant. Aterrador et terrifiant, ça se ressemble, non ? En tout cas, il ne cessa pas de sourire pour autant. S’il avait pu même sourire davantage, il l’aurait fait. Il n’aimait pas spécialement qu’on ait peur de lui, mais avait parfois l’impression que c’était ce qu’on attendait de lui, alors il s’y pliait sans rien dire.

- Désolé, répondit-il, sarcastique, le sourire, c’est le prix des médicaments. Plains-toi à ma psy.

Il n’espérait quand même pas qu’elle le ferait vraiment. Betsy avait déjà prévu de changer son traitement, d’en trouver un plus adapté à son trouble bipolaire, mais pour le moment elle planchait toujours dessus. Et lui craignait le sevrage - il savait déjà que ce ne serait pas une mince affaire. Les addictions semblaient être une affaire de génétique, dans sa famille. Entre sa mère et son jumeau… Mais en tout cas, pour le moment, il était à des millions de kilomètres de ces préoccupations, trop intéressé par les éclats du soleil sur l’eau, jusqu’à ce qu’il entende la voix de Jessica s’élever plus loin. Il la rejoignit, curieux à propos de ces baies. Il en goba une, violette, avant qu’elle n’ait terminé son explication, et regretta presque instantanément. Ça aurait pu être pire, elle aurait pu être empoisonnée, mais il allait devoir faire avec sa peau violette pendant… il ne savait même pas combien de temps.

- Dis-moi que ce sera parti avant qu’on rentre à l’école ce soir, c’est tout ce que je demande.

Mais il en attrapa quand même une orange qu’il avait repérée. Ce serait rigolo à utiliser sur Josten, étant donné qu’il portait toujours d’affreux vêtements oranges sans raison.
Il la suivit quand elle s’enfonça un peu plus loin dans la forêt, et feignit l’offense lorsqu’elle recommença à parler de ses poissons.

- Mais enfin, Jess, ces pauvres poissons n’ont rien demandé. Ce serait horrible pour eux de les jeter sur des êtres humains.

Il continuait de regarder ses mains, violettes, puis s’écarta quand quelque chose sembla éclater à ses pieds alors qu’il revenait sur le chemin, marchant sur les mauvaises herbes. Oh non - il venait de marcher sur un plant d’Ardons. Il les écrasa consciencieusement (de manière un peu maniaque, peut-être) avant que le feu ne prenne davantage - car c’était le problème, avec ces plantes : elles prenaient feu au moindre frôlement, ce qui pouvait causer un certain nombre de problèmes. Il se pencha vers les fleurs pourpres - ou plutôt, les cendres qui restaient sur le sol - pour les récupérer dans un petit sachet. C’était drôle, quand même, que ces plantes qui pouvaient brûler fassent partie de celles qu’on utilisait aussi dans les potions pour soigner les brûlures. Mais après tout : “Tout est poison, rien n’est poison : c’est la dose qui fait le poison”, comme disait Paracelse.

- Fais attention, il y a des Ardons dans le coin. Si j’en ai vu un plan, il doit y en avoir un peu partout dans la forêt.

Il nota rapidement que des Cirsium Incensio poussaient dans la forêt, dans le carnet qu’il gardait pour noter les éventuels problèmes qu’il allait rapporter aux gardes-forestiers. Même s’il planait un peu, il savait que ça, ce n’était vraiment pas bon dans une forêt.

T. I. G.

  Entre six et huit heures. Il allait garder la peau violette tout ce temps. Son sourire s’amoindrit légèrement. Même si les médicaments atténuaient l’intensité de ses sentiments, il constatait quand même bien que ça ne lui plaisait pas du tout, comme information. Mais il commençait à expérimenter les sortilèges d’invisibilité. Voilà une occasion toute trouvée pour reprendre son entraînement.

- Avatar ? Peut-être que je me suis déguisé en Na’vi pour vivre dans la forêt. Je me sens vraiment en communion avec la nature, là, tu devrais essayer, ça va changer ta vision des choses.

Il savait bien que Jessica n’était pas assez idiote pour l’écouter, mais il n’allait pas laisser passer une occasion d’ouvrir sa grande bouche. Il aimait beaucoup trop parler et s’écouter, surtout pour faire des commentaires sarcastiques. Il la suivit de loin, à son rythme, sans trop se presser. C’est parce qu’elle s’était arrêtée qu’il finit par arriver à sa hauteur. Le grincement rendit à son sourire vide son allure habituelle - oh, ça promettait d’être intéressant, ça. Il l’écouta déblatérer sur les Imitateurs Sylvestres sans chercher à l’interrompre. Il n’avait pas pris l’option Soins aux Créatures Magiques, mais s’était suffisamment intéressé au monde magique en y arrivant pour avoir quelques connaissances sur le sujet. Mais il ignorait un détail : le fait qu’ils prenaient l’allure de ce qui les entourait.

- Tu crois que si on en met un dans une ville il pourrait prendre une forme d’immeuble ou de voiture ? Ou est-ce que ça prend que des formes d’arbre et d’autres végétaux, comme c’est “sylvestre” ?

Il se laissa tomber contre un arbre alors qu’elle prenait une photo, insultant à nouveau ses poissons. Il allait finir par se sentir vexé. Et alors qu’elle partait, lui sentit un long frisson le parcourir. Quelque chose venait de lécher sa main. Il regarda avec horreur l’arbre sur lequel il avait pris appui, et la bouche qui apparaissait au milieu du lichen, visiblement prêt à le dévorer.

- Putain, je suis au goût du Lick-End ! Je vois ses dents !

Il s’écarta juste à temps pour ne pas se faire mordre. Quelle merde, cette plante. Il observa l’arbre, puis ceux aux alentours - comme le Lick-End se reproduisait en laissant des spores voler un peu partout, il y avait fort à parier qu’il y en avait un peu partout dans le coin, sur les rochers ou les arbres. Il frotta sa main contre son tee-shirt, encore dégoûté par la sensation, mais retourna vite auprès de Jessica, cette fois. Il entoura rapidement dans son carnet “Evernia Mordax”, puisqu’il semblait qu’il se répandait vite. Et si Jessica semblait plus s’amuser à explorer la forêt, lui prenait son travail au sérieux et faisait un vrai compte-rendu.

- Eh. Tu crois que si le Lick-End avait réussi à me manger, il serait devenu violet plutôt que gris ? Ou alors il faut vraiment manger la baie en tant que telle ? J’ai envie d’essayer de lui lancer des baies pour voir. On essaye ?

Il se demandait si le Lick-End pouvait avoir mal aux dents s’il mangeait trop de sucreries. Peut-être qu’il attraperait le diabète, en le mangeant lui, Andrew, qui ne mangeait presque que des choses trop sucrées. Ce serait drôle, encore une fois, pour une plante qui faisait office de médicaments dans des potions contre ces mêmes maux. Enfin, il en revint mentalement aux baies plutôt qu’aux éventuelles maladies que pouvait attraper un Lick-End. Lui n’en avait pas pris beaucoup, mais ce n’était pas comme s’ils ne pouvaient pas revenir sur leurs pas. Les baies étaient à moins de 200 mètres, ils avaient été distraits presque à chaque pas.

T. I. G.

  Heureusement qu’il s’en était sorti avec le Lick-End, parce qu’elle l’aurait laissé à son triste sort, visiblement. Il se demanda un instant pourquoi elle n’avait pas réagi avant, et pourquoi elle ne lui répondait pas, et il se rendit seulement compte qu’elle avait continué à avancer sans lui. Il oubliait parfois qu’il ne pouvait compter que sur lui-même. Il ne retenait jamais la leçon, visiblement. Son sourire perdit subtilement de sa superbe, mais les médicaments étaient trop forts pour qu’il ne ressente vraiment de peine. Il trottina jusqu’à elle, et se pencha pour regarder les fleurs de plus près. Des lys occultes… Ça lui faisait penser aux lys lunaires mais aussi à une autre plante, bien plus dangereuse.

- Ça ressemble à des Clochettes de Morphée. Tu sais ce que c’est ? Il n’attendit pas sa réponse pour enchaîner. Quand elles sont en fleurs, elles ressemblent un peu à ça, ou à des liserons des haies, mais elles sont plus hautes dans les arbres, un peu comme des guirlandes, tu vois ? Mais en fait, ce sont des parasites. Elles tirent leur énergie des arbres sur lesquels elles poussent. Elles sont dans les parties très très sombres des bois et des forêts, alors comme elles éclairent un peu les chemins, on a envie d’avancer vers elles… Mais c’est là le piège ! Il leva son index, comme pour garder son attention. Ce sont des plantes très dangereuses quand leurs fruits ont poussé : ils ont un petit mouvement de balancier, presque imperceptible, et les plantes émettent une sorte de vibration très basse. Ça hypnotise et endort les gens, et elles absorbent leur énergie vitale. Naturellement, on leur a trouvé des propriétés apaisantes et soporifiques, pour faire des potions avec.

Il avait parlé avec de grands gestes, pour bien mettre l’emphase sur les parties les plus importantes, avec un ton de conspirateur. Il était parfois théâtral, quand il était sous médicament. Ça changeait de quand il était sobre, en tout cas. Maintenant qu’il espérait avoir fait peur à Jessica (ou au moins qu’il l’avait un peu impressionné, parce qu’il doutait qu’elle soit effrayée par des plantes qu’elle pouvait simplement brûler) il reprit lui-même leur chemin dans la forêt. A vrai dire, il y avait encore des choses qu’il voulait voir, mais il savait qu’il fallait s’enfoncer un peu plus dans la forêt.

Il chercha du regard des branches cassées et des terriers creusés au pied des arbres. Il finit par en trouver quelques-uns, et s’en avança, soudainement plus enthousiaste.

- Il y a des pigaillons par ici ! Regarde, on voit les nids qu’ils ont essayé de faire.

Ces petits cochons volants essayaient toujours de faire des nids dans les arbres, et quand toute la petite famille s’y installait, les branches finissaient immanquablement par casser sous le poids des créatures. Aussi se résignaient-ils à creuser des terriers.

- Ça doit être un bon coin à champignons par ici, du coup

Comme c’était l’alimentation principale des pigaillons, ça lui semblait logique. Même s’il ne cherchait pas tout à fait des champignons comestibles : il avait déjà testé des champignons magiques et l’expérience n’avait pas été déplaisante, même s’il n’aimait pas tellement faire des trips - il avait trop besoin d’avoir une main constante sur la réalité. Même avec les médicaments, il ne planait jamais trop haut.

Puis soudain, une petite forme rose, dotée d’immenses ailes semblables à des ailes de papillon, fonça vers lui, et il s’écarta juste à temps pour ne pas être percuté. L’animal se posa sur un arbre un peu à l’écart, et Andrew le suivit, ignorant désormais Jessica. Il voulait capturer le pigaillon. Ça, ça valait le coup d’en avoir comme animal de compagnie. Il savait parfaitement bien qu’ils étaient domesticables, même s’ils avaient tendance à mettre les maisons sans dessus dessous. Il prit le pigaillon dans sa main doucement, vite rejointe par son autre main : ils avaient beau ne mesurer que trente centimètres, ça devait bien peser dans les 3 ou 4 kilogrammes. Il se tourna vers Jessica à nouveau, son grand sourire plus joyeux qu’à l’accoutumée, pas seulement vide.

- Regarde ! Tu crois que je pourrais le garder à l’école ?

Le petit cochon à ailes de papillon s’allongea dans ses mains, comme s’il s’y sentait très bien.

- Ou alors, j’essaye plutôt de trouver des œufs, je fais un élevage, et je les revends. Je monte un business, je deviens riche.

Ça, c’était une bonne idée. Le pigaillon reprit finalement son envol : il devait être en train de chercher à manger, à la base. Dommage. Il regarda à nouveau l’arbre, et décida que dans son état, grimper n’était peut-être pas recommandé.