Taynara Ka'ana'ana. Un tel nom de famille ne sort pas de Floride, pourtant c'est là-bas qu'elle a vécu une partie de sa vie, fille de Joseph Ka'ana'ana, d'origine hawaïenne et d'une mère très particulière. Sunniva est une géante, vivant dans l'une des dernières tribus de son espèce, dans les forêts boréales d'Europe du Nord. C'est là-bas que Joseph l'a rencontrée, alors qu'il travaillait comme agent sorcier de liaison avec les géants. Un métier bien payé tant et si bien que lorsque la jeune fille naquit Joseph savait que la tribu de Sunniva n'en voudrait pas, car trop petite, alors il l'emmena avec lui sur les routes du monde. L'unique souhait du jeune père, à partir de ce moment, fut d'offrir à son enfant le meilleur avenir possible malgré la lourde condition qui allait être la sienne. Il la nomma Taynara, du nom de sa grand-mère. Il était jeune à l'époque, en 2004, à peine vingt-cinq ans, et débordant d'idéaux.

Mais élever une semi-géante tout seul le transforma vite en pragmatique convaincu. Impossible de la scolariser dans une école moldue car en plus de souffrir des brimades elle éveillerait des soupçons trop dangereux. Il avait une carrière devant lui, bien trop prometteuse pour se permettre de tels débordements. Alors il lui fit l'école « à la maison », cette dernière alternant entre une vieille demeure pavillonnaire à Jacksonville en Floride et un camping car lorsque Joseph devait aller à la rencontre d'autres espèces magiques.

L'enfance de Taynara fut donc, tout à la fois, solitaire, baroudeuse et riche d'expériences. Lorsque la petite famille était à la maison, Taynara ne sortait presque jamais à la rencontre du voisinage, son père préférant l'emmener loin de tout, à la campagne, pour qu'elle s'amuse avec des animaux bien moins bavards que les humains. Parfois, il allait à la rencontre de communautés sorcières pour des fêtes, des rendez-vous, des dîners et il emmenait toujours Taynara. Mais elle le vivait mal, à chaque fois. Lorsqu'il y a attroupement de plusieurs familles, les adultes sont entre adultes et les enfants jouent tous ensemble. Mais lorsqu'une de ces enfants, âgée de seulement six ans, atteint déjà le mètre quatre vingt de haut, elle devient un objet de curiosité, de peur, de haine. Les rares moments où Taynara rencontrait d'autres enfants sorciers, elle était au mieux mise de côté, au pire tourmentée, voire frappée car pourquoi aurait-elle mal, de toute façon ? Elle était si grande, si forte. Sauf qu'à l'intérieur elle restait une fillette et même Joseph se voyait conspué de ramener cette « créature », de la faire jouer avec leur si fragile progéniture, elle qui serait capable de les assommer sans s'en rendre compte ou les mettre en pièces sur un coup de colère. Alors, dès l'âge de ses sept ans, les rencontres cessèrent et la petite fille n'eut presque aucun contact avec d'autres êtres humains pendant quatre ans.

Mais qu'à cela ne tienne, elle était constamment dans les bagages de son père lorsqu'il parcourait le monde à la rencontre des centaures, des géants, qu'elle put voir quelques fois sans pour autant retrouver sa mère, ou même des fées. Elle aimait par-dessus tout ces périodes, parfois longues, où elle était traitée en humaine par ceux qu'elle rencontrait. Pour un centaure, Joseph et Taynara c'était du pareil au même et ils avaient beau être bourrus, violents, peu fréquentables, ils ne la brimaient pas lors de ces rencontres officielles, idem pour leurs enfants. Mais la vie demeurait difficile, instable, épuisante. Elle se sentait terriblement seule.

Joseph, comme évoqué plus tôt, fit de son mieux pour lui apprendre tout ce dont elle aurait besoin. Cultivé, pédagogue et patient, il faisait un bon professeur de substitution et Taynara parvenait sans peine à ingurgiter tout ce qu'il lui enseignait. Parfois c'était la seule chose à faire, bloquée sur une route des Highlands en attendant que Joseph répare le camping car. Autrement, elle lisait, écoutait de la musique, beaucoup, regardait la télévision, vivait la vie d'une enfant introvertie ordinaire somme toute, mais ne l'avait jamais choisi, ni accepté.

Et, depuis petite, son père lui parlait de la magie. C'était un sorcier de sang-pur et il utilisait quotidiennement la magie pour tout et n'importe quoi, prétendant ne pas avoir fait la vaisselle à la main depuis 1992. Taynara pouvait donc admirer toutes les merveilles rendues possible par sa baguette, mais son père lui expliqua qu'elle ne pourrait apprendre à s'en servir que le jour de ses onze ans, quand elle irait dans une école. Une école ? Taynara n'avait jamais été à l'école. Rien qu'imaginer la situation la terrifia, d'abord. Mais avec son éternelle et redoutable pédagogie Joseph parvint à convaincre sa fille que c'était la bonne chose à faire et ils regardèrent ensemble les différents établissements où elle pourrait se rendre pour étudier. Ilukaan leur sembla le meilleur choix. L'école avait d'excellents avis et, surtout, une réputation d'inclusivité au top du monde des sorciers. On y acceptait des élèves de tous horizons et ils semblaient bien s'intégrer. Et puis Taynara sentit un étrange sentiment de réconfort en voyant les photos de Bloombury avec sa nature verdoyante et sa neige...

La séparation fut rude entre le père et la fille. Ils étaient tout l'un pour l'autre depuis une dizaine d'années maintenant, et la semi-géante versa de nombreuses larmes les premiers temps. Mais devant les merveilles qu'offrait Ilukaan, à son arrivée en 2015, le chagrin disparut bien vite. De toute manière, Taynara était destinée à l'indépendance, c'était dans son sang et ce nouvel environnement lui fit se sentir pousser des ailes. C'était son premier endroit à elle, pour elle. Joseph avait pris les dispositions nécessaires pour lui offrir un lit à sa mesure, mais pour le reste il lui faudrait composer avec l'environnement créé par et pour des humains ordinaires.

L'achat de sa baguette fut un des moments les plus hors-du-temps qu'elle n'ait jamais vécu. Entrer dans la boutique silencieuse, voir les yeux du vendeur s'écarquiller à la vue de cette gigantesque élève, l'entendre prononcer d'une voix habitée « Une semi-géante... Ça faisait longtemps. » puis chercher la future partenaire de Taynara. Lorsque la baguette exprima le souhait d'être maniée par la jeune fille le fabricant de baguettes émis une sorte de soupire et afficha un visage grave. Joseph, le père de Taynara, lui demanda pourquoi une telle réaction. « Cette baguette est faite en orme, un bois qui fera grincer des dents tous les sangs-purs avec une sensibilité mal placée, ce dont je me réjouis. Elle est grande, bien sûr, une des plus grandes que j'ai et je comprends pourquoi elle t'a choisi. Mais son cœur... Il est en dent de géant. C'est un peu comme si les sorciers ordinaires avaient des baguettes en os humain. Je n'en vends pas, n'en fabriquerais jamais, mais... c'est une baguette similaire qui t'a choisi, mademoiselle. » L'objet comportait également des runes scandinaves gravées, au sens inconnu pour Taynara. Mais la Scandinavie, c'était là où on trouvait les derniers géants sur Terre. « Je n'ai pas fabriqué cette baguette en pensant qu'elle arriverait entre les mains d'une semi-géante, je suis désolé. » A cet instant Taynara montra déjà un bref éclat de la femme qu'elle deviendrait. « Aucun problème, je préfère que ce soit moi qui porte cette baguette plutôt que n'importe qui d'autre. » Répondit-elle avant de quitter la boutique avec toutes les précautions possibles.  

Ses premiers sortilèges l'émurent aux larmes, idem pour ses premiers cours de botanique, ses premiers cours de vol qui la firent se sentir plus libre qu'elle ne l'avait jamais été. Des cours de vol qui, heureusement ou non, s'arrêtaient après la première année. Car début 2016, la veille de ses treize ans, Taynara mesurait déjà près de deux mètres quarante. Un monstre. Surnom qu'elle entendait parfois dans les couloirs, de loin, sans y prêter attention, mais qui dans l'obscurité de la nuit se rappelait à elle et lui tordait les tripes. Elle se donnait l'air d'aller bien, que ça lui passait au-dessus de la tête, que personne ne l'insultait, ne la regardait avec crainte, pitié, horreur, pourtant il lui arrivait d'en souffrir. Même les professeurs admettaient avoir du mal à gérer une telle carrure. Il fallait toujours agencer provisoirement la salle en conséquence, pousser des tables pour qu'elle puisse s'asseoir en tailleur, puisqu'aucune chaise n'était assez large pour qu'elle puisse s'y mettre, aucun pupitre n'avait assez de place pour y glisser ses immenses jambes. Elle semblait ennuyer tout le monde, mais ne laissait jamais faiblir sa compassion, son empathie et sa bienveillance.

Alors, petit à petit, on vint vers Taynara. Les exclus, les semi-gobelins, les maltraités, les mal dans leur peau, les originaux, les artistes, les rêveurs. Ils aimaient lui parler, savoir ce que ça faisait de vivre ainsi et elle leur répondait avec enthousiasme, heureuse qu'on s'intéresse sincèrement à elle. Elle se fit quelques amis, certains très proches, avec qui elle pouvait traîner, aller en ville, essayer de vivre une existence ordinaire. Elle se rêvait éducatrice, maîtresse d'école ou animatrice d'une colonie en pleine nature où les enfants sorciers seraient envoyés et où elle pourrait leur apprendre à respecter non pas seulement les semi-géants, mais tous ceux qui font trop souvent l'objet d'exclusion sociale dans le monde des sorciers et ce n'était pas ce qui manquait. Elle se sentait particulièrement proche des sangs-mêlés et des nés-moldus qui, comme elle, se retrouvaient entre deux mondes dont aucun ne voulait vraiment d'eux à cent pour cent. Mais tout comme bon nombre de sorciers, cet intérêt n'était pas souvent réciproque, surtout les nés-moldus qui réagissaient plus intensément que les autres à leur première rencontre avec Taynara. Elle était idéaliste, déterminée, mais son énergie s'épuisa petit à petit.

C'est lorsqu'elle entra en septième année, juste avant ses études supérieures, qu'il lui fallut réfléchir à ce qu'elle ferait de son avenir. C'était une semi-géante, depuis ses cheveux jusqu'au bout de ses ongles épais, et elle ne se voyait plus tenter de sauver sa communauté de l'exclusion du monde des sorciers. En sept ans à Ilukaan elle en avait vu des choses, et ses illusions ne la berçaient plus comme avant. Alors elle décida de s'orienter vers le cursus des créatures & monstres magiques, au grand plaisir de son père qui y voyait là une place adéquate pour sa fille et elle était du même avis. Taynara souhaitait mener une existence paisible, désormais, sans pour autant se départir de sa confiance en elle, de sa foi en ce qu'elle était et ce dont elle était capable, et encore moins de son amour pour les autres. Si elle s'était résignée à ne pas réaliser certains rêves, elle ne souhaitait pas pour autant s'effacer face aux humains, surtout pas ceux qui la tourmentaient depuis l'enfance. Ici, dans le monde des sorciers, un monde qui lui réclamait bien souvent de s'exiler dans les forêts scandinaves qui l'avaient vu naître, elle s'imposerait une place. Et plus on lui opposerait de résistance, plus elle insisterait, montrerait sa détermination. Taynara Ka'ana'ana, fille de Joseph et de Sunniva la géante, descendante de deux peuples loués pour leur force et leur bravoure à toute épreuve, allait prendre son destin en main.

(c) Ilukaan