Là où le soleil se couchait loin, sous ce ciel qui ne serait plus sien
Au-dessus de ce solennel épiphonème, celui marqué d’un blanc usé
Au sommet de cette montagne, elle se rappelle.
 
Son crépuscule serait pour elle le dernier.

Une myriade de sensations familières lui assaillirent les sens aussitôt eut-elle pénétré cette pièce, porteuse de souvenirs qu’elle chérissait tous à un degré semblable. Elle y percevait des effluves de rose fraîche et d’encens, ceux dans lesquels Jelila avait été bercée jusque son adolescence, tandis qu’un air léger s’engouffrait à travers la fenêtre entrouverte, agitant les pans de ce rideau d’un blanc transparent qui n’avait jamais été changé. Elle baissa les yeux vers ce lit impeccablement fait, drapé de couvertures aux tons rose clair. Un sourire mélancolique guetta ses lèvres. 

Et, sur ce lit, éclairée par les derniers rayons orangés du soleil déclinant, elle discerna la silhouette de cette enfant laissée ici, jadis. 

Elle se vit témoin de sa propre impuissance. Impuissante face aux tissus enveloppant fermement le cœur de celle qu’elle fut, impuissante face à ces chaînes qui entravaient son palpitant, qui l’empêchaient de s’exprimer librement. Tout ce dont elle était capable, c’était y assister. Partager son chagrin. La suivre et lui montrer ce qu’elle était devenue.

Elle désenclava ce petit terrain gardé secret. Ouvrit la porte de ses souvenirs les plus intimes, et se prépara à pénétrer les recoins les mieux gardés de sa mémoire. 


C’était au sein d’une demeure dont l’architecture traditionnelle mais non moins imposante qui rappelait, sans grande surprise, celle fièrement utilisée pour les édifices construits dans les contrées du Maghreb, au pays du Couchant Lointain, que vivait la famille Jallab. Nous pouvions observer, à l’extérieur, toutes ces belles constructions en pisé que le soleil avait gratifié de ses rayons, et leur avait donné cette chaleureuse couleur feuille morte, propre aux monuments du Maroc. Après un petit tour dans ses routes sinueuses, où les maisons et bâtiments se confondaient parfois de par leur proximité et leurs nuances semblables, l’on finissait par trouver, inscrit sur un portail, le nom « Jallab ». 

Jelila, en proie aux réminiscences d’un passé lointain, retraça ses propres pas sur le sol froid de Zellige blanc —  un carrelage fait d’argile originaire d’Afrique du Nord. 

Elle voulut ralentir le pas, sentir son cœur se serrer par nostalgie, songer aux années perdues, supporter le souhait irréalisable et cruel de revenir à ce temps. Elle voulut attarder son attention sur ces mosaïques murales qui avaient teinté son enfance de bleu, de blanc et de jaune ambré. Elle voulut profiter des odeurs, des exhalaisons d’encens qui lui rappelaient son père, des poteries en terre cuite marquées par sa mère. Elle aimerait pencher sa tête par-delà la fenêtre, accueillir avec un sourire le marchand de figues de barbaries levé aux aurores, l’entendre vanter haut et fort la qualité de ses fruits en faisant tranquillement son chemin. Elle aimerait monter à cette terrasse aménagée située sur le toit de leur maison, appelé, dans le dialecte marocain, stah, et danser toute la journée durant, en observant chaque déclinaison du soleil, de son lever à son coucher. Elle aimerait effleurer ses robes, ses caftans, ses abayas, ses gandouras, celles qu’elle aimait porter pour qu’on lui rappelle ô combien elles lui seyaient. Elle ne s’en était jamais lassée. Telle une princesse choyée avait-elle été élevée, avec des parents qui ne l’avaient jamais laissée manquer de rien. 

Elle aimerait se remémorer mille et une joies, mille et une peines. 

Mais Jelila pressa le pas. La Jelila qu’elle fut n’avait pas le cœur à se rappeler. 

Où cours-tu, Jelila ?

Jelila étouffe. Elle a le souffle coupé. Elle croit se noyer. Elle souhaite s’enfuir et hurler, cracher son âme et son cœur meurtris par la colère. 

L’enfant que Jelila était, tout le monde l’appréciait. « Quelle adorable petite, si bien élevée ! », elle rougissait au moindre compliment, riait avec une retenue naturelle et, en tant que fille unique de la famille Jallab, elle aimait qu’on lui rappelle qu’elle faisait bien la fierté de ses parents. Petite, elle ne savait pas toujours ce que cela signifiait, mais elle voyait ses parents lui adresser des regards emplis de joie à chaque nouvelle remarque gratifiante, alors elle ne pouvait qu’être heureuse. Elle se nourrissait de chaque sentiment valorisant orienté vers elle, sans réellement s’interroger sur cet intérêt anormal qu’elle y portait. Elle développa rapidement une obsession pour son père dès lors qu’on lui fit remarquer qu’elle lui ressemblait terriblement. Ainsi, chaque jour, elle observait son paternel avec admiration, des étoiles dansantes dans les yeux, se demandant si, un beau jour, elle aurait une telle classe. 

Précédant ses premières manifestations magiques, sa particularité d’empathe s’annonçait déjà dès les premières années de sa vie, par ce que ses parents croyaient naïvement être un instinct très poussé. Jelila, enfant, prenait l’habitude de se réfugier silencieusement dans les bras de sa mère lorsqu’elle lui percevait un certain chagrin, ou de poser une petite main sur celle de son père lorsqu’elle le sentait plus ou moins frustré pour une raison quelconque. Ils l’accueillaient toujours avec un sourire, et elle laissait son coeur s’alléger lorsque l’une lui caressait les cheveux, tandis que l’autre tapotait gentiment son petit dos. Mais plus le temps passait, et plus les parents Jallab comprirent qu’il s’agissait là d’un don inné, sans conteste lié à sa nature de sorcière — d’autant plus surprenant en sachant que nul autre qu’elle, dans la généalogie Jallab, n’avait manifesté ce type de compétences. 

Tous deux activement impliqués dans le monde magique, son père Auror qualifié et sa mère enseignante, ils y perçurent là une certitude quant à la révélation de sa magie, et une capacité supplémentaire hautement appréciée. Surtout son père qui aimait s’assurer que « à son avantage, cela pourrait faire d’elle une sorcière d’exception ». Sous le regard silencieux de sa femme, il aimait se lancer dans de longues et interminables monologues où il prévoyait déjà, avec une fierté bien affirmée, l’avenir radieux de celle qu’il considérait comme la prunelle de ses yeux. Tout était planifié : sa future école, Ilukaan, sa future carrière, et même les lieux où elle serait susceptible d’exercer. 

Jelila, à un âge si peu avancé, ne vit aucune raison de contester, et était bien trop préoccupée par ses péripéties enfantines et candides pour s’interroger sur la valeur de son avenir. Elle profitait de ses amis, de sa famille, témoignait une certaine attirance pour l’extérieur au point où elle quémandait à son père un temps de sortie quotidien, développait une certaine passion pour la danse, et ne s’attardait pas outre-mesure sur les côtés moins drôles de la vie. Percevant toutefois la singularité de sa nature, elle s’y intéressa davantage, entretint et exploita son don autant qu’elle le put jusque ses premières manifestations magiques, et force était de constater que jusque là, il s’était révélé en réalité très limité. 

Ce fut lors d’une nuit d’été, à ses sept ans, sur sa terrasse et sous un ciel étoilé, que Jelila fit danser le vent plus fort que sa silhouette, sous la frustration de ne pas parvenir à réaliser un mouvement particulier. 

Sa révélation magique, et l’exploitation complète de son don d’empathe. C’est là le tournant de son histoire.  

Son rapport aux autres et au monde changea du tout au tout, dès lors qu’elle sentit une inclination encore plus poussée vers l’empathie, mais aussi vers la compréhension des énergies propres à chaque être humain. Elle observa ses alentours avec un œil nouveau, et vit son comportement s’y adapter au fil du temps. Empathique et compréhensive de ses pairs, ça c’était un fait entendu, mais son don la poussa encore plus loin. Ainsi, Jelila devint cette jeune fille dont l’ego était perpétuellement nourri par la fierté et l’ambition de son père. Chaque émotion un tant soit peu agréable qu’il éprouvait à son égard, et Jelila se voyait transportée : elle les détaillait, les analysait, en voulut ainsi toujours plus, visait toujours plus difficile, et préférait s’attarder sur des sentiments d’une telle nature plutôt que sur les divers états d’âmes de purs inconnus. Elle ne se doutait pas que son père, complètement aux prises avec ses rêves démesurément grands, la peignait à la manière d’un tableau à son image, avec les couleurs, teintes et nuances qui lui convenaient à lui seul. 

Il n’y avait que le soir, lorsqu’elle laissait son esprit se délier et son corps se détendre, qu’elle s’interrogeait sur la lassitude qu’elle percevait chez sa mère, qu’elle assimilerait d’elle-même à une certaine frustration, dès lors que son père passait à ses côtés. Un sentiment excédé, qui n’avait rien à voir avec l’exaltation amoureuse qu’elle pouvait discerner chez les parents de ses amis. Aussitôt, elle éprouvait le besoin irrépressible de supprimer cette capacité qui faisait d’elle une personne si singulière, elle portait ses mains à ses oreilles, dans l’optique vaine d’éloigner ces lourds pressentiments. Pourquoi cet étrange sentiment la guettait-il ? L’idée que, à tout moment, tout ce qu’ils avaient bâti pourrait être réduit à néant. 

Et puis, elle se dit que « ressentir les émotions des autres, c’était nul » 
Elle manifesta un intérêt prononcé pour celles qui la concernaient, vous savez, les plus grandioses, les plus ambitieuses, les plus exaltantes. Et, d’une certaine manière, Jelila trouva ainsi le moyen de fuir des vérités qu’elle préférait taire à tout prix. 

Le choix de son école, déjà tout tracé depuis des années, fut bien vite expédié. Et, en dépit de toutes les bonnes paroles de son père, Jelila se surprit à se demander pour quelle raison elle devait être envoyée si loin. Jusqu’à présent, rien ni personne n’était parvenu à ébranler ses motivations. Et, à l’aube de ses onze ans, elle se vit subir une introspection qu’elle était bien loin d’avoir anticipée. Pourquoi ses amis, eux, pouvaient rester près de leur famille ? Pourquoi n’était-elle pas envoyée à Uagadou, comme ses semblables ? Pourtant, ils apprenaient à faire de la magie sans baguette ! N’était-ce pas là un atout des plus exceptionnels ? « Car Ilukaan offre une pluridisciplinarité inégalée » lui rétorquait son père sur un ton qui semblait laisser bien peu de place à la discussion. Elle s’efforça bien vite d’enterrer ce qu’elle considérait comme des pensées intrusives, emballa ses affaires, et s’en alla sans se retourner, la gorge nouée et le regard peut-être embué de larmes.

« Baba et mama seront fiers de moi. »

Mais les racines d’un arbre, aussi loin pouvaient-elles s’étendre, demeureraient toujours attachées à leur terre. 

Jelila réalisa bien vite qu’elle avait visé trop haut, et la chute n’en n’avait été que plus brutale. Si, de prime abord, elle crut pouvoir se leurrer grâce à l’excitation et la joie de la rentrée, elle finit par se demander si elle n’avait pas tenté de calquer ses émotions sur celles des autres élèves. Pourtant, elle avait choisi sa baguette avec intérêt, scruté son reflet, puis celui du Loup dans la Fontaine avec un sourire, avait parcouru son dortoir avec une curiosité sincère. Même dans la détresse, Jelila savait déceler la beauté de chaque chose. 

L’effervescence générale apaisée, son malaise se traduisit très vite par une mélancolie qui la saisissait dès lors que ses camarades étaient endormies, et qu’elle finissait alors seule avec ses pensées. Sans chercher à s’intégrer par une quelconque façon, Jelila prit l’habitude d’attendre, avec impatience, chaque nouvelle pause scolaire pour courir retrouver ceux qui lui étaient si chers. Et plus elle allait et venait, plus sa conscience la soumettait à cette cruelle éventualité : « et si j’étais restée ? » Et puis, le retour au Maroc demeurait sa seule source de lumière parmi ces couloirs qui lui paraissaient assombris par un concentré de sensations négatives.  

Une année passa. Une deuxième. Une troisième. Jelila, sans plus rien pour s’accrocher, sans qu’elle ne fasse le moindre effort pour que ça change, vit son don comme un poids plus qu’autre chose. « C’est cette foutue particularité qui m’a menée là. » Pire encore, sans pouvoir se cramponner à un sentiment directement orienté vers elle, comme elle avait l’habitude de le faire en présence de son père, elle se surprit à s’attarder sur les émois qui saisissaient tous ceux qu’elle croisait. Les joies, les peines, les colères, les angoisses. Elle s’attachait malgré elle à des individus qu’elle connaissait à peine, reconnaissait certaines énergies à force de les côtoyer en classe ou ailleurs, et ne parvenait à réprimer un petit sourire lorsqu’une présence lui paraissait plus chaleureuse qu’une autre. Une brève inquiétude lorsque cette présence habituellement si solaire perdait de sa lumière. 

Ça, elle ne l’acceptait pas. Elle blâmait son cœur trop tendre. Pour elle, l’accepter, c’était renoncer à ceux qu’elle portait réellement dans son cœur. 

Elle tut ces pensées désagréables, s'en détournait fermement, ces émotions qu'elle rejetait avec une telle force commençaient à lui devenir trop lourdes. Secrètement, elle s'interrogeait : que devenaient les sensations, pour elle ? Un fardeau ? Jusqu'où irait-elle ainsi ? 

Elle s’efforça de maintenir une certaine stabilité dans ses études, et passa les deux premières années avec brio, se conformant autant qu’elle le put aux attentes de son paternel. La troisième, toutefois, se révéla très juste. Les élèves, eux, avaient très certainement fini par abandonner l’idée de faire sa connaissance, compte-tenu de sa promptitude à s’éclipser dès lors qu’on s’approchait d’elle. Chaque jour, elle se fit plus détachée, plus frivole et moins présente, avec pour seule consolation son retour au pays dans les jours qui suivaient. 

Et, comme elle l’avait pressenti bien des années auparavant, lors d’un de ses énièmes retours au Maroc, tout finit par voler en éclats, alors qu’elle achevait sa troisième année à Ilukaan. 

Il y eut d’abord ses amis d’enfance sorciers qui, de son point de vue biaisé, semblaient bien plus épanouis dans leur vie actuelle qu’elle ne le serait jamais. En les observant, elle crut avoir stagné jusque ses treize ans, tandis qu’eux énuméraient leurs divers accomplissements avec une fierté qui finit par la révulser. Pourquoi eux, et pas moi ? Soudainement, elle se sentit à l’étroit. Enchaînée. Confrontée à de tels sentiments d’exaltation, elle comprit rapidement pour quelle raison elle, elle n’en bénéficiait pas. Elle voulut hurler, crier son amertume. Pourquoi elle, elle devait saisir les sentiments des autres, quand personne autour ne parvenait à comprendre ceux qui la rongeaient ? C’est injuste. Et puis, sous le joug de ses émotions décuplées, portée par un désir d’insubordination et une volonté irrépressible de leur ressembler, d’être aussi heureuse qu’eux, Jelila commença à les suivre partout où ils allaient, aussi peu fréquentables pouvaient-ils être, sans même s’apercevoir du fait qu’ils déteignaient peu à peu sur elle. Elle crut goûter à cette liberté tant convoitée, crut y trouver là son refuge.

Mais cette expérience eut ses bienfaits malgré tout. Il n’y avait plus d’ambition. Plus d’admiration. Plus de volonté de plaire à quiconque. Plus de colère, de joie, de chagrin. 

Rien qu’elle, et seulement elle.

Dans la cohue dansante, les émotions étaient indiscernables les unes des autres, elles s'emmêlaient dans un enchevêtrement émotif exaltant. Elle n'en n'était plus le seul témoin. Elle n’en dépendait plus, et ça, ça lui plaisait.  

Mais bientôt, Jelila comprit aussi que fermer les yeux sur ce qu’il pouvait se passer autour d’elle, c’était là la plus grande preuve de lâcheté qui soit. Ses amis, dont les cercles de connaissances s’étaient élargis sans que Jelila ne soit au courant, trouvèrent en une cracmol de leur âge leur nouvelle source d'amusement. Tandis que cette fille adaptait son comportement à leurs convenances dans l'espoir qu'ils l'acceptent, eux riaient d'elle à son insu. Face à la persécution que lui faisaient subir ses camarades, Jelila perçut, en cette malchanceuse dépourvue de pouvoirs magiques, une détresse jusque là jamais ressentie : cette fille faisait mine de rire de chaque moquerie finement placée, et son coeur, lui, saignait. Si, de prime abord, Jelila avait vilement calqué son comportement sur celui de ses amis en nourrissant ce qu’ils appelaient des « taquineries » par quelques rires, quelques commentaires désagréables, elle fut rappelée à la raison par ces sentiments douloureux qu’elle ne parvenait plus à ignorer. Peut-être était-elle la seule à les discerner. 

Elle avait fini par sensiblement s'éloigner de son groupe d’amis sans jamais essayer de sortir cette pauvre fille de cette situation, et peut-être ne se pardonnerait-elle jamais d’avoir manifesté une telle lâcheté. Sa propre couardise l’avait répugnée, ce soir là, et aujourd'hui, elle l'entretenait en enterrant ces souvenirs amers, refusant de les laisser refaire surface. 

Un soir, peu avant qu’elle ne rentre à Ilukaan, une violente dispute éclata entre ses parents, qui se virent en désaccord quant à l’éducation donnée à leur fille. Son père, furieux en lisant son bulletin de notes décevant, et sa mère choisissant enfin de prendre la parole et contester cette pression qu’il lui faisait subir. Jelila se surprit à y assister avec une certaine lassitude dans le cœur : cette querelle, elle s’y était attendue. Elle n’était que le résultat de plusieurs années de frustration, de silences lourds et de pensées accumulées. Elle le savait, elle s’en était juste détournée autant qu’elle l’avait pu. 

Finalement, elle s’était trompée. Aussi solidement ses racines pouvaient-elles la retenir sur ces terres, la vie n’y était pas aussi merveilleuse qu’elle avait pu naïvement le croire. Partout, la vie pouvait être bien cruelle. 

Et son père, exténué par le reproches incessants de sa femme, finit par lui poser cette question tant attendue : « veux-tu retourner à Ilukaan, Jelila ? » 

Les prunelles embuées de larmes, elle aurait aimé lui crier que c’était trop tard, qu’elle n’avait plus le choix, qu’il aurait dû lui demander son avis des années auparavant. Qu’il n’aurait pas dû faire de ce piédestal sur lequel il la plaçait, son ambition. Qu’il aurait dû lire en elle comme elle avait lu en lui. Elle ne lui pardonnerait pas son ignorance, son indifférence vis-à-vis de tout ce qu’elle avait pu ressentir. Mais elle avait ce sentiment inexprimable qui la poussait à pressentir le pire. Les sentiments et les émotions tendues. L’idée qu’en l’issue de cette décision, elle n’y trouverait pas ce bonheur, cette liberté qu’elle recherchait avec une telle ardeur. Il n’était plus question que d’Ilukaan, de Uagadou, du Maroc, de son don ou de ses parents. Elle avait fini de nourrir sa colère contre le monde entier, et de tourner le dos à la dure réalité. 

Ce qu’elle devait régler à présent, c’était elle. Seulement elle. 

Ses parents ne resteraient pas ensemble. Ses amis, distractions d’un temps, ne demeureraient pas éternellement à ses côtés. Elle avait le droit de changer, elle aussi, et elle avait fini de dépendre des attentes des autres. Elle avait fini de fuir, aussi.

Au moins, cette fois, elle avait le choix. 

Peut-être l’éloignement n’était plus si terrible, finalement. 


Finalement, aussi fort puissions-nous nous retenir, on ne passait pas à côté des plaisirs offerts par la vie. Il suffisait juste de bien regarder. Jelila, le regard éveillé, finit par observer le Canada d’un œil nouveau. Détailla l’école avec intérêt. Partagea les sentiments des autres avec curiosité. Elle ne réprimait plus ses sourires distraits à cette émotion associée à ce coureur de jupons, nourri d’un sentiment exalté lorsqu’il était confronté à la gent féminine. Ni à cette énergie solaire de cette danseuse aux couleurs vives et aux bracelets sonores. Ou encore la chaleur vive animant le cœur de ce Lupy à la chevelure rousse. Elle ne dissimulait plus cet intérêt pour chaque matière enseignée, développait son attrait pour les enseignements tels que les Défenses contre les Forces du Mal et les sortilèges et voyait son champ des possibles s’élargir subitement. 

Son bonheur ne dépendait pas des terres sur lesquelles elle se trouvait. Finalement, elle n’avait pas pu passer à côté. Jelila avait saisi la possibilité comme elle saisirait une feuille morte en plein vol, en période automnale, ou comme un flocon de neige en plein hiver. Jelila, grandie par les autres et par la vie, avait fini par repartir en quête d’une intensité semblable à celle qu’elle avait ressentie alors qu’elle convoitait sa liberté. De cette profondeur qu’elle ne saurait trouver que dans ses rapports avec autrui, sans être pour autant dépendante de la perception qu'ils se feraient d'elle. Son don fit d’elle cette amie vers qui l’on tendait à se tourner lorsque l’on était en proie à des sentiments trop durs à supporter, même si elle ne se le permettait qu’avec ceux qui lui étaient assez proches. Il fit d’elle cette femme à la fois si sensible, et à la fois si détachée, consciente de l’impact de son don sur ses propres états d’âme. Cette danseuse arrogante et fière de ses capacités, pour ne pas avoir à supporter les conséquences de son cœur parfois trop tendre. Aujourd’hui, elle continue d’entretenir ce désir d’attention et d’estime, mais uniquement lorsqu’elle est déjà assez confiante en ses capacités, lorsqu’elle veut les manifester face au reste du monde. C’est là qu’elle a trouvé son refuge dans ses activités de danse. Là qu’elle a entretenu son aisance notée dans certains enseignements. 

Elle a aujourd'hui un rapport à son don assez particulier : partagée entre ses profonds regrets qu'il engendrait quant à cette fille persécutée, ceux qui la laissaient penser qu'elle aurait pu agir pour elle, au lieu d'observer puis l'abandonner en silence, et sa difficulté à prendre conscience de tous les états d'âmes de chacun, en prendre la responsabilité quand bien même on ne le lui demandait pas. Elle essaie, malgré tout, d'y trouver un juste milieu. 

De la même manière, elle a nourri une profonde réticence à retourner dans son pays depuis qu'elle était rentrée à Ilukaan il y a de cela quelques années. Pour une raison qu'elle ignore, et peut-être parce que ses pas, sur ces terres, étaient alourdis par le poids de la culpabilité, elle ne trouve pas la force d'y rentrer. Et rares sont ceux qui savent à quel point le Maroc peut lui manquer. Retrouver une famille brisée et des souvenirs amers, l'idée de la tentait pas particulièrement. 

Mais elle continuait de se répéter une phrase que lui avait un jour partagée sa mère, en nourrissant l'espoir qu'un jour elle serait définitivement en paix avec elle-même :

Les crépuscules étaient tous semblables. 
Ils restaient sous un même ciel, après tout.

(c) Ilukaan