Le silence.

La demeure est incroyablement silencieuse depuis son départ. Si une pauvre personne recherchait un peu de répit dans ce monde parfois trop rapide, trop bruyant et trop excitant, elle serait heureuse de pénétrer en ce lieu, où le bruit des pas est le seul son audible durant le milieu de journée. Parfois, en passant devant les cuisines, quelques couverts déplacés peuvent être entendus. Et parfois, le matin ou le soir, ce sont les chants et les pleurs d'un homme qui résonnent parmi les salles trop vastes du lieu.

Stolas a pour seule véritable compagnie les plantes dont il prend soin lorsqu'il est chez lui. Ne lui viendrait jamais l'idée d'entamer la discussion avec les domestiques... Littéralement. Avec cette éducation qui lui colle à la peau, se mêler aux employés de maison ne traverserait jamais son esprit, invisibles à ses yeux. Les seuls contacts dont il est conscient sont ces regards honteux et révulsés que lui octroient les différents portraits exposés dans les couloirs de la maison. Son père, se demandant quand est-ce que Stolas deviendra quelqu'un. Son ex-femme, riant de la situation dans laquelle il se trouve. Sa fille, si belle, cherchant à comprendre quand est-ce que son père est devenu si pitoyable et repoussant.

Lors de ses journées à Ilukaan, il rencontre ses amis, bien sur. Ernest, principalement, mais aussi Asmodeus, ou Epi, dont il se rapproche de plus en plus. Quelle merveilleuse distraction ils font ! Durant la journée, il peut oublier un instant les échos des pas dans les couloirs et le manque de musique assourdissant venant de derrière la porte de la chambre d'Octavia. La journée passée, il rentre, et doit à nouveau faire face au silence, ce silence qui fait sonner ses oreilles et renforce le volume de ses propres pensées.

Sa fille a un petit ami.

La culpabilité le ronge. Il aimerait tant ne ressentir que joie et bonheur à cette incroyable nouvelle. Mais les années passées à rêver de cet instant ne font que le faire sombre davantage. Joue contre les draps défaits de son lit, il contemple les fantaisies qu'il avait peint dans son imaginaire. Il se revoit s'asseoir près d'elle, lui tendre une oreille attentive, un sourire tendre au visage, alors que sa fille lui parle de ses premiers rendez-vous et de ses sentiments. Il avait voulu avec une ce genre de relation où l'enfant peut tout dire à ses parents sans ressentir la crainte du jugement. Merlin sait comme lui aurait voulu une enfance pareille. Mais Octavia est chez sa mère, si loin de lui, et n'a pas envie de lui confier la moindre seconde de ses journées, la moindre facette de ses sentiments.

La sensation d'avoir échoué en tant que père est un poids supplémentaire sur ses épaules. Il s'enfonce un peu plus dans les draps, dans le matelas.

Comment peut-il la récupérer ?
Elle le trouve trop lâche pour avoir ses sentiments à l'homme qu'il aime, seulement, il sait avec certitudes que cet affection qu'il ressent pour lui n'est aucunement rendue. Il sait que lui confier quelconque parcelle d'amour le couperait définitivement de sa vie. Sans le savoir, Octavia lui a donné un ultimatum : l'abandonner lui, ou l'abandonner elle.

Il aurait pensé que pour elle, il aurait tout donné, puisqu'il a toujours sû qu'il donnerait sa vie pour la sienne s'il le fallait. Il réalise désormais que ce n'est pas si simple que cela. Mourir pour Octavia ? Une évidence à laquelle il ne penserait pas deux fois. Vivre une vie solitaire, privé du seul homme qui le fait se sentir vivant ? Privé du seul homme capable de lui apprendre comment fonctionne le monde ? L'idée lui plait beaucoup moins. Ce n'est que maintenant qu'il réalise qu'être capable de donner sa vie pour quelqu'un ne signifie pas non plus pouvoir tout faire pour cette personne. Ce n'est que maintenant, dans cette situation, qu'il réalise à quel point il est lâche. A quel point elle le remarque, elle aussi. Elle est loin d'être idiote.

Alors il refait le monde. Les "et si" pleuvent dans sa chambre, trempent son oreiller de larmes et de regrets. Il aurait dû mieux conserver tous ses mensonges, pendant tout ce temps. Jamais la vérité ne leur avait rendu service, jamais.

"Si elle n'avait pas appris que j'avais trompé sa mère..."
Elle n'aurait pas souffert, toutes ces années depuis ses dix ans. Elle n'aurait pas eu à se demander si elle était la source de leur conflit.

"Et si elle n'avait pu su que j'étais attiré par les hommes..."
Aurait elle conservé cette image de lui si forte, si confiante ? Aurait elle douté de tous ces autres choses qu'il lui cachait ? D'ailleurs...

"Si je ne lui avais pas confié que mon mariage était de convenance..."
Sans aucun doute n'aurait elle pas réalisé avec horreur qu'elle était, en quelques sortes, la source de son malheur. Quelle enfant peut donc vivre avec cette vérité là, de savoir que ses parents ont autant souffert juste pour qu'elle puisse exister ?

"Et si elle n'avait rien su de ce que je ressens pour lui..."
Elle n'aurait pas vu à quel point son père, immonde, avait reproduit les mêmes schémas que son propre géniteur. Après avoir haïs son paternel autant d'années, Stolas en venait maintenant presque à le comprendre, et cette réalisation le glâce chaque jour un peu plus d'effroi.

Et il y avait encore tant de choses qu'elle ne savait pas ! Elle ne savait pas que Blitz était celui avec qui Stolas avait trompé sa femme il y a de cela quelques années. Si elle l'apprenait... Il peut déjà imaginer la haine et la trahison dans son regard. Tout espoir d'une vie commune avec les deux personnes qu'il tient au plus proche de son coeur serait détruit à tout jamais. Et si elle venait à savoir...

Il ne respire plus, durant quelques instants. Il s'est noyé dans les draps, noyé dans son lit. Quand il clos ses paupières, il ne voit qu'une main délicate mais ferme claquant sa joue, que les morceaux de verres et de pots d'argile brisés au sol, que les feuilles brûlées d'une plante dont il avait pris soin, la baguette nacrée de sa femme fumant encore du sortilège.

La vérité n'avait jamais fonctionnée pour eux. Jamais. Et il sait que si il venait à parler de tout cela à sa chère et tendre Octavia, alors elle ne se le pardonnerait jamais. Ayant perdu son père par déception, sa mère par haine, elle se retrouverait alors seule.

Le silence.

Stolas gardera le silence.

Stolas passe de bonnes journées à Ilukaan.

Il aime son travail, véritablement. Des élèves rentrent, ennuyés d'abord, puis ressortent de sa salle de classe avec des étoiles dans les yeux. Ce n'est pas le cas de chacun d'entre eux, bien sur, mais s'il réussi à transmettre sa passion à la moitié, alors il est heureux. Il admire les mains levées, l'envie curieuse de voyager à travers les astres dans le regard des plus jeunes, la motivation de découvrir ce qui est encore inconnu dans le regard des plus âgé. Les rêveurs, au fil des années, se transforment petit à petit en aventuriers intrépides, chercheurs de connaissance et de savoir. C'est un magnifique spectacle qui, chaque jour, fait gonfler son coeur d'un sentiment de fierté. Sa vie a un sens, un bien meilleur que celui qu'il avait précédemment. Il se rappelle des journées entières passées à provoquer des visions pour quelques membres de la famille des Goetia. Des heures à noter dans son grimoire tout ce qu'il pouvait trouver afin d'en aider les membres : une opportunité financière, une chance de saisir plus de pouvoir, la naissance d'un futur héritier, l'état de santé d'un partenaire politique... Bien sur, il était toujours tenu d'effectuer ce devoir familiale, mais il avait désormais bien plus que ces vaines prédictions qui ne l'intéressaient point.

A bien y penser, Octavia était celle qui lui avait donné ce besoin d'enseigner.

Il se rappelle de son regard face aux galaxies qu'il lui montrait, son émerveillement face à leur immensité et leurs mystères. Il lui racontait les histoires que les hommes, sorciers comme moldus, avaient attribué à chaque constellation, et comment celles-ci les avait guidé géographiquement et spirituellement. Pas un seul jour ne passait sans que la petite enfant ne pose une dizaine de question à propos du ciel nocturne au dessus d'eux. Octavia avait été sa première raison de vivre. Blitz avait était sa deuxième. Ses élèves avaient désormais pris la place de sa troisième.

Oui, il passe de bonnes journées à Ilukaan, de ce fait, mais...

Depuis quelques temps, une classe en particulier lui donne du fil à retordre. Sans surprise, lorsque les huitième années rentrent et prennent place derrière les tables en bois ou s'assoient par terre sur le sol de l'observatoire, le professeur d'astronomie a du mal à garder son sourire. Cela fait quelques semaines que la rentrée a eu lieu, et il réalise qu'il a encore du mal à retenir les noms de ses élèves. Lorsqu'elle rentre dans la salle, retirant ses écouteurs avec un léger grognement, et s'installe sans jamais lever les yeux vers lui, Stolas réalise que tous les autres apprentis disparaissent. Il ne voit soudainement plus qu'elle et elle seule, et ce qu'il fait avec habituellement tant de naturel devient complexe. L'appeler "Miss Goetia" lui arrache les cordes vocales à chaque fois. L'interroger crée un nœud serré dans ses entrailles. S'il est de bonne humeur, il explique avec entrain la courbe exacte dans laquelle se déplace les planètes de leur système solaire, avec l'espoir de recroiser enfin ce regard plein de curiosité et de rêverie. S'il est de mauvaise humeur, alors sa façon de parler manque de motivation, emprunte d'un défaitisme audible. Ce n'est que lorsque Octavia part qu'il peut reprendre le contrôle de ses émotions et de son professionnalisme, bien que, pour les élèves, rien ne parait si hors de l'ordinaire que cela.

Il l'avait appelé pour lui dire qu'elle lui manquait, et cela n'avait rien changé. Plutôt que de lui donner espoir, cet appel n'avait que confirmé ses craintes : il avait perdu sa fille, définitivement.

Ce soir là, il plonge dans l'étude de la voie lactée une fois rentré dans son bureau, chez lui, en Angleterre. La décoration ensorcelée affiche au dessus de sa tête et tout autour de lui les astres et les planètes comme elles se trouvent réellement, ajustés par ses soins afin de se rapprocher au mieux de la vérité.

"Lune gibbeuse croissante, éloignement de Mercure en digression avec le soleil..."

Il se promène entre les globes flottant, comme un dieu géant maîtrisant l'univers, pour placer la fameuse Mercure à sa place d'un geste de main élégant. Cette dernière rejoint son axe, le laissant seul, soupirant. Il a le soupire facile depuis leur dispute, signe d'un état de fatigue mentale presque constant. Il est à la recherche de réponse, ce qui le pousse à tenter cette petite expérience. Jusqu'à maintenant, jamais Stolas n'avait essayé d'utiliser son don de voyance pour tenter d'en savoir plus sur son propre futur. Il ne pouvait pas supporter un jour de plus sans savoir si sa petite comète, sa fille, avait pour plan de s'éloigner de plus en plus de loin, plutôt que de rester dans l'axe qu'il avait originellement prévu : à ses alentours.

Arrêtant sa marche au centre de son organisation, là où la terre aurait dû être placée, il sort son téléphone, et appuie sur le bouton "enregistrement audio", avant de le laisser flotter dans ce décors cosmique, prêt à faire office de prise de note sur une vision qu'il n'arrivera pas à entendre lui même. Il clos ses paupières, et inspire, bras tendus afin de mieux recevoir la révélation donnée par les astres. Ainsi avait toujours fonctionné son don, un mélange de pouvoir inné et de recherche lui permettant de savoir où aller chercher les réponses à ses questions.

"Me reviendra-t-elle ?"