Nightfall

L'on disait que la nuit portait conseil. Encore faudrait-il que l'on parvienne à trouver le sommeil sans encombre.

Voilà une tâche bien ardue pour une jeune fille plutôt agitée ce soir-là et qui, depuis la veille, n'avait de cesse de se tourmenter l'esprit avec de multiples inquiétudes. Des explications de sa part n'étaient même pas nécessaires, il suffisait de la regarder pour le comprendre : Jelila semblait éprouver des difficultés à demeurer en place, se laissant à peine trente secondes d'intervalle pour adopter, à chaque fois, une toute nouvelle position de sommeil. Elle gesticulait, tendait exagérément ses bras, ses jambes, se tournait et se retournait. Rien n'y faisait, la fatigue ne la gagnait pas. Si elle ne s'agitait pas, alors elle préférait garder son regard largement ouvert, irréversiblement rivé vers le plafond qui la surplombait, et le scrutait d'un air songeur durant de longues minutes. Le silence qui planait au sein du dortoir avait un effet absolument désastreux sur son état, ne faisant qu'accentuer ses craintes qu'elle tentait au mieux de contrôler.

Elle le savait, elle ne tiendrait pas bien longtemps ainsi.

Au diable les proverbes. Elle n'attendrait pas de passer la nuit. (En était-elle même capable ?)

Aussitôt, les pieds nus de l'Ursirre entrèrent en contact avec le sol froid, et, sans perdre davantage de temps, après avoir rapidement enfilé son uniforme, Jelila entreprit enfin de sortir sa chambre.


Il était plutôt rare de voir l'espace dédié aux fumeurs de l'école totalement libre. Il subsistait toujours au moins une ou deux personnes qui, lorsqu'elles quittaient les lieux, laissaient place à de nouveaux élèves, et ainsi de suite. Et plus l'heure devenait tardive, et plus les arrivées se faisaient discrètes. Jelila y gardait un œil attentif, installée sur une marche d'escalier, à l'extérieur, légèrement éloignée de toutes ces volutes de fumée toxique. Elle avait pris soin de se mettre à l'écart, ne souhaitant aucunement que des doutes puissent s'éveiller à son sujet, concernant sa présence à proximité d'un tel endroit.

Et Jelila attendait, patiemment.

Le temps passait et les environs s'assombrissaient peu à peu. Des élèves s'en allaient, d'autres arrivaient. Elle aperçevait des mêmes visages revenir plusieurs fois, par moments. Cependant, jusque là, rien qui ne puisse l'intéresser réellement. Feignant l'occupation, et pour éloigner les éventuelles interrogations que l'on pourrait avoir en l'aperçevant ici, Jelila passait des coups de fils à ses amis, ou alors se levait-elle quelques fois pour marcher un peu, et faire les cents pas dans les alentours.

La fraîcheur nocturne se fit rapidement ressentir lorsque le ciel se fit recouvrir d'un voile noir. La Maghrébine se félicitait mentalement pour avoir songé à apporter sa cape avec elle, autrement, elle aurait été forcée de remonter dans sa chambre afin d'aller la récupérer.

Et elle continuait d'attendre, en essayant de se persuader que la personne qu'elle cherchait finirait par faire son apparition tôt ou tard. Cet espace qu'elle avait surveillé et dans lequel régnait une odeur assez désagréable - elle devait l'admettre, bien qu'elle soit elle-même fumeuse -, semblait s'être définitivement libéré pour le reste de la soirée. Enfin... à moins qu'une nouvelle tête n'apparaisse subitement.

Vu l'heure, Jelila en doutait fort.

Désespérée ? Persévérante ? Chiante ? L'on pourrait qualifier cette obstination dont elle faisait preuve par de nombreux mots. Toutefois, la Jallab savait pertinemment que ses tracas ne prendraient pas fin, tant qu'elle n'aurait pas réglé ce problème.

Et puis, le bruit d'une porte qui grince attira son attention, et Jelila priait intérieurement pour que ses efforts n'aient pas été vains. Dans le coin fumeur éclairé par les lumières orangées des lampadaires environnants, s'installa Solomon, la source de ses tracas, et pas seulement depuis la veille.

Le fait était que l'Usirre n'aimait pas avoir à le croiser, et certainement pas pour lui parler d'une chose aussi délicate. Ses échanges avec lui finissaient toujours par la contrarier, et l'idée qu'elle soit, aujourd'hui, forcée de devoir lui adresser la parole afin d'apaiser ses inquiétudes, la mettait affreusement mal à l'aise.

Après un court instant de réflexion, Jelila finit par se lever. Elle n'avait pas attendu tout ce temps pour, finalement, choisir de faire demi-tour. D'un geste nerveux, elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, et se mit à avancer calmement, faisant de son mieux pour ne laisser transparaitre aucun signe d'inquiétude.

Une fois arrivée à proximité, ses lèvres s'étirèrent en un léger sourire.

« Bonsoir, Solomon. » le salua-t-elle, posément.

Elle l'observa un instant, mais pas assez longtemps pour laisser place à des divagations quelconques. 

« Je souhaitais te parler de-...d'hier. »

Sans le lâcher de son regard embarrassé, et qui laissait transparaitre un certain sentiment de gravité, Jelila agita vaguement sa main, nerveusement. 

« C'était bien toi ? » 

Nightfall

Un instant. Il avait suffi d'une seconde à peine pour que l'attention de Jelila ne dérive et, alors que Solomon répondait à sa salutation, elle suivit distraitement du regard la fumée qui s'échappait des lèvres du Cervirald et continuait son chemin jusqu'au pied du lampadaire.

Comment pourrait-elle le blâmer ? Solomon ne se rendait certainement pas compte du fait qu'en tirant de cette manière sur sa cigarette, juste sous son nez, il ravivait son envie d'en faire de même. Jelila songeait à cette atroce nervosité qu'elle avait ressentie ce jour, et qu'elle savait ne pouvoir soulager entièrement qu'après avoir inhalé, à son tour, cette fumée intoxiquante dont elle était si dépendante depuis plusieurs années.

C'était ainsi qu'elle s'apaisait.

Elle serait cependant forcée de prendre son mal en patience, et se contenir pour cette soirée. Quand bien même Solomon serait au courant de la nature fumeuse de la demoiselle, Jelila ne trouverait sans doute jamais le courage de porter une cigarette à ses lèvres sous les yeux de qui que ce soit.

"Que penseront les autres de moi ?" Jelila ne se hasardait même pas à y songer.

Un souffle discret quitta ses lèvres, et son court moment d'inattention s'acheva. Ainsi, entendit-elle enfin la réponse de Solomon, qu'elle avait attendue avec tant d'appréhension jusque là.

Les cils de la Maghrébine papillonnèrent.

Son regard teinté d'une confusion certaine posé sur lui, Jelila le dévisagea un instant, en quête du moindre signe de moquerie susceptible de le trahir. Pourtant, malgré l'étincelle d'amusement éclairant le fond de ses prunelles, Solomon paraissait on ne peut plus sincère. Ainsi, au grand regret de l'Ursirre, il avait bel et bien reconnu la demoiselle la veille au soir.

Elle finit par laisser son regard se poser ailleurs, désormais bien plus embarrassée qu'elle n'avait pu l'être quelques minutes plus tôt. Un sentiment de déception, aussi, naquit en elle. Comment avait-elle pu s'accrocher à cette lueur d'espoir l'ayant poussé à croire qu'elle se trompait ? Que personne n'avait pu poser les yeux sur elle ce fameux soir ?

« Ce n'était pas si évident ! Je n'ai pas bien aperçu ton visage et je n'étais plus...très sûre ensuite. »

Celle qui avait pour habitude de s'exprimer avec assurance se montrait, aujourd'hui, quelque peu évasive. Il lui était si difficile d'expliquer de tels faits de vive voix, la honte la gagnant toujours un peu plus, au fur et à mesure que les secondes défilaient.

Et puis à quoi bon tenter des explications vaines ? Il l'avait vue, après tout. Jelila devrait plutôt s'atteler à lui présenter le véritable motif de sa venue immédiatement. Tandis qu'il tirait une nouvelle fois sur sa cigarette, elle en profita pour chercher ses mots, et trouver une manière convenable de lui faire sa demande.

Elle n'en n'eut cependant pas le temps, puisque, à la remarque abrupte de Solomon, elle eut pour réflexe d'émettre un rire léger. Comme pour apaiser sa fatigue (à force de s'être autant torturé l'esprit), elle se pinça l'arête du nez, tandis qu'un sourire  continuait d'étirer ses lèvres.

Voici l'une des raisons pour lesquelles elle gardait quelques craintes quant à sa rencontre avec lui. Elle savait qu'il trouverait cela étrange, qu'elle vienne lui adresser la parole alors qu'habituellement, elle limitait au mieux ses échanges avec le Cervirald. 

Et pourtant, malgré la sincérité de cette remarque inattendue, Jelila crut sentir une atmosphère moins palpable.

Puis, elle releva son regard vers lui, un brin plus détendue.

« C'est faux, ce n'est pas que je ne souhaite jamais te parler, Solomon ! C'est simplement que... »

Jelila avait cru pouvoir assurer cela sans même réfléchir, mais elle ne parvint pas à achever sa phrase. Comment pouvait-elle nier l'indéniable ? Il n'avait pas tout à fait tort. C'était presque si elle ne modifiait pas son itinéraire lorsqu'elle aperçevait le Cervirald au loin. Cependant, elle ne pouvait décemment pas lui dire que si elle l'évitait de cette manière, c'était à cause de sa tendance à se montrer un peu trop blessant par moments.

« Euh, c'est juste que... »

Son hésitation lui fit perdre ses mots, et ce fut un silence quelque peu malaisant qui plana soudainement. Silence qu'elle s'empressa de briser, en essayant de reprendre rapidement contenance. Jelila secoua la tête, comme pour éviter de s'égarer davantage, et agita nerveusement ses mains devant son visage.

« Enfin, je vais bien, merci. Solomon, tu sais...je ne voudrais pas vraiment que ça se sache. » avoua-t-elle, un peu plus sérieuse, tout en frappant distraitement le sol de son pied cambré.

Et elle ajouta : 

« Tu pourrais garder cette histoire pour toi ? »

Nightfall

Ses sourcils se haussèrent.

N’aurait-elle pas dû s’y attendre, qu’il finirait éventuellement par la contrarier ? Voilà que cet agacement que la Maghrébine avait l’habitude de ressentir à l’issue de ses échanges avec Solomon la saisit de nouveau, la forçant à se figer un instant. C’était là un sentiment récurrent qu’elle éprouvait, lorsqu’elle se retrouvait en sa présence. Ses lèvres s’entrouvrirent, comme si elle s’apprêtait à répliquer, avant qu’elle ne se souvienne, de nouveau, qu’elle n’avait absolument rien de pertinent à dire.

Il ne faisait qu’énoncer un fait. Et pourtant, l’Ursirre ne sut comment interpréter ce commentaire. Se laissait-il aller à un jugement facile ? Tentait-il de la railler ? À en noter ce rire malicieux qui avait quitté ses lèvres, c’était possible. C’est que Solomon était doté d’un regard particulièrement difficile à lire. Et si lui le lui faisait remarquer sans le moindre venin, chez Jelila, ce fut une corde sensible touchée. Inutile d’en chercher la raison, elle savait que ses émotions pouvaient la saisir de manière totalement irraisonnée, sans même qu’elle ne parvienne à les comprendre. Dans un élan nerveux, voilà qu’elle se remit à tapoter le sol de son pied, luttant intérieurement pour ne pas tourner les talons immédiatement.

Une pensée lui traversa furtivement l’esprit.

Et si elle se trompait ?

« Je … certes. » se contenta-t-elle de répondre, les iris désormais posées ailleurs.

Comme s’il avait lu ses pensées, il finit par considérer sa requête, et Jelila ne put s’empêcher de redresser en sa direction un regard témoignant toute sa perplexité. S’en voudrait-il réellement, de raviver en elle cette sensibilité qui la mettait à chaque fois dans des positions délicates ? Solomon était quelqu’un d’étrange. De douteux. D’impossible à cerner. Ce petit sourire indéchiffrable qui continuait d’esquisser ses lèvres ne faisait que créer chez la Maghrébine encore plus d’interrogations. Cette assurance dans son regard la poussa à se demander si véritablement rien ne pouvait l’ébranler.

Et, sans même s’en rendre compte, voilà qu’elle se retrouva intriguée par ce curieux personnage à son tour. Peut-être pas positivement, certes, mais curieuse tout de même. Il était vrai qu’elle n’avait toujours vu en lui que ce Cervirald insensible aux sentiments d’autrui.  Peut-être aussi que l’atmosphère nocturne et cette absence d’étudiants autour l’aidait à se montrer un peu plus conciliante.

Combien de fois avait-elle dit de lui qu’il était absolument « sans cœur » ? Jelila n’avait pas d’autre choix que de se montrer coopérative, sur ce coup là.

Le cœur balancé lorsqu’il lui tendit sa main, la Jallab la considéra un instant, avant de la saisir doucement, d’un geste qu’elle voulut un peu plus ferme que tout ce que son attitude avait laissé transparaitre jusque là.

Elle devrait se résoudre à lui accorder sa confiance, juste pour cette fois.

« … Je te remercie, Solomon. »

Malgré ses soupçons, il lui sembla, cela dit, qu’un poids s’était déchargé de son cœur.

« Du coup je … vais y aller. Navrée de t’avoir embêté avec de telles futilités. » 

Elle fit tout de même de son mieux pour garder contenance et se montrer un peu plus aimable. Un fin sourire esquissé à son adresse, Jelila tenta de se détendre un brin, avant d’entreprendre de mettre fin à cet échange. Elle ne préférait pas s’éterniser, considérant qu’elle s’était déjà assez ridiculisée comme ça.

Solomon aussi, devait avoir de bien meilleures choses à faire.

« Passe une bonne soirée. »