Les criquets chantaient quand Ramuda sortit du karaoké où il travaillait. Les lumières artificielles multicolores de l'établissement, aussi aveuglantes qu'hypnotisantes, lui avaient donné une migraine horrible. L'oeil humain n'était pas fait pour regarder le même néon rose clignoter pendant six heures - du moins, pas sans beaucoup d'alcool pour lui faire oublier ses souffrances.

Malgré tout, son travail ne déplaisait pas au Cervirald. Bien sûr, ses premiers mois d'emploi avaient été beaucoup plus excitants, et ce qui au début le rendait réellement heureux et enthousiaste était vite devenu routinier et ennuyeux. Cependant, l'enthousiasme des clients, leurs demandes de recommandations musicales et leur bonne humeur suffisait souvent à ce que ses quarts de travail passent sans qu'il ne meure d'ennui. ... Mais pas aujourd'hui. Seuls un groupe de quarantenaires qui portaient des cravates aux motifs farfelus et une ribambelle d'adolescents au comportement grossier étaient venus. Bien sûr, un des ados l'avait insulté, et, réalisant qu'il n'avait pas le droit de plaquer un client contre le mur pour lui dire d'aller manger ses morts s'il ne voulait pas avoir à réimprimer des CV, Ramuda s'était tu et était retourné à l'accueil jouer à Neko Atsume sur son téléphone jusqu'à ce qu'on demande à nouveau son attention.

Ce calvaire derrière lui, son seul plan était de retourner à Ilukaan, revêtir son pyjama et dormir jusqu'à bien après le lever du soleil. Il sortit une paire d'écouteurs d'une de ses poches, celles qui ne contenait pas des milliers de bonbons, et fit jouer une de ses playlists sur son téléphone. Oui, il était fatigué et son cerveau tambourinait contre les parois de son crâne, mais est-ce que ces faits l'empêcheraient d'écouter de la musique ? Non, rien ni personne ne pouvait se dresser entre ce jeune homme et une de ses plus grandes passions. Même pas la douleur physique.

Les rues de Bloombury, autant sinon encore plus familières à ses yeux que celles de sa ville natale, défilaient devant ses yeux sans même qu'il ne s'en aperçoive. Le trajet entier aurait été banal, oubliable, si seulement la gorge de Ramuda ne s'était pas mise à démanger. Sans y penser, il toussa dans son coude et passa la rue, le feu de circulation venant tout juste de tourner au vert. Cependant, cette sensation, ce chatouillis dans son pharynx ne l'avait pas quitté. Il toussa à nouveau, et, cette fois, observa son bras. Avec les années, il en avait pris l'habitude : chaque quinte de toux pouvait être accompagnée d'une liquide écarlate. Et, bien vite, il constata avoir eu raison de regarder, car sa peau pâle était salie de sang.

Tout d'un coup alerte, Ramuda observa ses environs. Pouvait-il rentrer à Ilukaan avant que la situation ne dégénère ? Les panneaux indiquant qu'il était au coin des rues St-Murray et Woolfe, à une vingtaine de minutes du campus, lui fit comprendre que non. Alors, il réagit de la seule façon dont il savait le faire dans cette situation : il plaqua une main contre ses lèvres en espérant y retenir sa toux et courut se réfugier dans la ruelle la plus proche. Heureusement, aucun individu suspicieux n'y était - la seule trace quelconque de chance dans ce calvaire, et il ne prit pas la peine de remercier le destin pour cette minuscule faveur. Adossé au mur de briques derrière un cabinet d'avocats, il arrêta enfin de retenir la démangeaison en sa gorge. Il toussa, toussa, et sentit enfin quelque chose couler le long de son menton. Le goût de fer ne laissait aucun doute quant à ce que c'était.

Sans même prendre la peine de contempler son chandail et sa nouvelle teinture rouge, il sortit son téléphone de sa poche, mis sa musique sur pause, et ouvrit son application de SMS. Pour l'instant, il était encore conscient et capable de marcher, mais la sensation désagréable au fond de sa bouche ne s'atténuait pas comme elle le faisait souvent quand ce n'était qu'un petit épisode passager. Valait mieux demander de l'aide que d'être retrouvé par la secrétaire le lendemain matin, évanoui dans une mare d'hémoglobine.

Par réflexe, il ouvrit sa conversation avec Baset : pendant longtemps, le Lupy avait été le seul à être au courant pour sa maladie, la seule personne vers qui Ramuda pouvait se tourner. Sauf que, entre deux respirations courtes et douloureuses, alors qu'il rédigeait son message, sa résolution lui revint. Il demanderait de l'aide à quelqu'un d'autre. N'avait-il pas surmonté sa peur de l'intimité il y a quelques jours et parlé de sa maladie à un de ses rares proches ?

Il effaça son message, s'essuya la bouche du revers de la main, puis ouvrit sa conversation avec Aventurine.



Dur de révéler la gravité de de la situation sans que le blond décide d'appeler une ambulance. Au lieu de lui expliquer ce qui se passait, le jeune Amemura lui envoya ses coordonnées et sortit de derrière le bâtiment pour plutôt s'assoir sur les marches qui menaient à sa porte vitrée. Le fait que d'autres élèves de l'école pourraient potentiellement le reconnaître le mettait mal à l'aise, mais il était important que son ami puisse le repérer sans avoir à fouiller chacune des ruelles de la ville. La noirceur le rendrait en outre plus dur à identifier, et il retira vite fait la petite plaquette avec son nom de son uniforme de travail.

Quelle putain de soirée de merde, se dit-il. Au moins, si Aven se présentait, il ne rentrerait pas dans sa chambre seul à trois heures du mat, comme il le faisait souvent auparavant, quand il n'avait personne à qui demander une épaule pour l'aider à marcher et un mouchoir avec lequel nettoyer ses mains.

Les minutes passaient. Ramuda pouvait presque s'imaginer les tic, tac d'une horloge. Sauf qu'il était dehors, et que le seul bruit répétitif sur lequel il pouvait se concentrer pour éviter de sombrer dans le cercle vicieux de ses pensées était celui de sa propre respiration sifflante. Valait mieux être hyperconscient de la douleur qui tirait ses côtes que de s'imaginer sur un lit d'hôpital avec un masque à oxygène recouvrant la moitié de son visage. Il avait passé bien assez de temps là-bas et ne voulait même pas s'imaginer y retourner.

À un moment, le jeune homme aperçut un passant. Plusieurs avaient traversé la rue un peu plus loin, mais aucun, jusqu'à maintenant, ne lui avait porté attention ou ne l'avaient approché. Il reconnut Aventurine au premier coup d'oeil, car, même en tenue de travail, il brillait par sa présence (et par sa blondeur). Ramuda cligna des yeux et leva la tête, son attention lui étant désormais entièrement consacrée.

— Aven... Tu es venu. Sa voix était plate, loin de son expressivité immature habituelle. Sa gorge piquait comme si on venait de lui faire avaler un plant d'orties : il n'avait donc pas la force de jouer aux pop stars ni de prétendre être d'humeur à rigoler.

Bien que sa main manque de force, le Japonais saisit le mouchoir que son ami lui offrit sans trop de difficulté. Il commença à essuyer le sang entre ses doigts, sur ses paumes, puis lâcha le bout de papier sale par terre avant de tendre la main pour en demander un second. Sans arrêter sa tâche, il répondit :

— J'aurai besoin de ton épaule pour rentrer à Ilukaan tout à l'heure. Sinon... Hormis me tenir compagnie et me lancer un Récurvite ? Rien. Un petit haussement d'épaules. Depuis aussi loin qu'il se souvienne, ses épisodes se passaient ainsi : cracher du sang, attendre, rentrer et dormir jusqu'au lendemain matin. Sa souffrance était presque devenue une routine. ... Raconte-moi ta journée ?

Tout pour ne pas penser aux bips d'un moniteur cardiaque et à la solitude qui l'accompagnait. Même si la discussion était au final ennuyante, au moins, Ramuda aurait conscience d'avoir quelqu'un à ses côtés, et, au fond, c'était tout ce qu'il voulait. Ça ou que son ami le prenne sur son dos pour le ramener jusqu'à l'école, mais c'était beaucoup en demander, puisqu'ils n'étaient pas exactement à la porte d'à-côté. Ou sinon, il n'aurait pas dit non à un Doliprane pour son mal de tête !

À ce moment, une certaine force constricta ses poumons, et Ramuda ne put pas retenir une quinte de toux. Heureusement, il dirigea le flux d'air vers son coude, car, quand il le recula, une nouvelle tache rouge décorait sa peau. Il n'y fit même pas de commentaire - à quoi bon ? Il retourna son regard vers son ami comme si rien ne s'était passé.

Bien sûr que je suis venu, sinon je ne serais pas un bon ami.

Ces mots résonnèrent en l'esprit de Ramuda tel un écho interminable dans une grotte profonde et sombre. Bien sûr qu'il savait qu'on devait donner un coup de main à ses amis, tout comme il savait depuis longtemps que les secrets n'avaient pas leur place au sein d'une solide camaraderie. La confiance et l'entraide avaient pendant des années été un simple rêve pour lui, alors, à ce moment, les mots d'Aventurine sonnaient iréels, partie d'un songe que son esprit avait manifesté quand il est tombé dans les pommes par manque de sang derrière un bâtiment miteux.

Sauf qu'il était encore réveillé et qu'il revint bien vite sur terre, décidant de reporter à plus tard son extase et son incrédulité quant à ce qu'il possédait désormais : cette amitié authentique qui le liait au blond. Ce dernier venait de lui tirer le bras avec délicatesse et de le passer autour de sa propre épaule, tout ça pour l'aider à se relever. Ramuda avait à peine réagi, toujours sonné, mais, une fois qu'Aven l'eut installé, il raffermit légèrement ses muscles. Sa petite taille rendait sa position inconfortable, son bras trop court pour qu'il puisse se tenir solidement, mais au moins, il pouvait rester debout sans tomber. Une sacrée amélioration par rapport à sa situation quelques minutes plus tôt.

Un merci aurait pu glisser de sa bouche à ce moment-là. Une certaine honte, une peur que mettre des mots sur sa vulnérabilité la rendrait plus tangible, le fit taire.

À la place, il écouta. Quelques hmm ponctuèrent ses légers hochements de tête, jamais trop intenses pour éviter de se donner le vertige. Même sans avoir fait des tours sur lui-même, Ramuda voyait le monde autour de lui tanguer comme s'il était debout sur le pont d'un paquebot. Au moins, ce paquebot métaphorique naviguait sous un soleil agréable et pas en pleine tempête. Quel bazar ça aurait été s'il avait perdu plus de sang...

— Désolé. J'te revaudrais les heures de boulot que t'as manqué. Le temps était de l'argent, après tout, et il le savait bien. Pourtant, son camarade Cervirald avait jugé son bien-être plus important que son travail... Le Japonais savait que, quand il sa tête sortirait de la brume de l'anémie, il y repenserait et il serait à la fois touché et honteux. Tes clients sont débiles. T'as tellement d'expertise et ils veulent que des boissons ennuyeuses... Faut que quelqu'un apprenne aux jeunes à faire la fête.

Probablement pas lui-même. Il était trop préoccupé par la réalisation éphémère et illusoire de son bonheur fantasmé pour faire la leçon des cocktails aux poussins lors des soirées.

Ramuda souffla du nez à l'entente de l'anecdote du roi du poker. En temps normal, il aurait ricané, mais l'énergie nécessaire à transformer ses émotions en réactions visibles lui manquait. Le souffle toujours court, il fut incapable d'ajouter un nouveau commentaire, mais relativisa en se disant que le grand champion qui le soutenait actuellement était déjà bien conscient de l'hilarité de la situation qu'il avait vécu. Quand il commença à marcher, le plus petit mais plus vieux garçon fut surpris, trébuchant.  Heureusement, il put utiliser son appui sur l'autre pour se resaisir. Ayant compris qu'il était l'heure de rentrer à l'école, il repris, son pas trop lent à son goût mais le mieux qu'il puisse faire dans son état. Sa question lui arracha un soupir résigné.

— Non. Ne quittant pas l'asphalte des yeux, il continua après une seconde de silence. Expliquer sa maladie ne lui plaisait pas, pas plus que d'avouer son affliction. Des fois, c'est parce que j'utilise trop ma magie. Des fois, c'est juste que mon corps est fatigué, bizarre et nul. J'ai pas lancé un seul sort de la journée, alors aujourd'hui, je crois que c'est l'option deux.

Il essuya son coude mouillé sur son t-shirt, une excuse de plus pour ne pas regarder son interlocuteur. Pas que leur position leur permettait d'avoir une discussion face-à-face de toute façon, mais Ramuda n'avait pas la force de s'adresser à lui comme il faut.

— ... Mon problème est magique, si je te l'avais pas dit. Compliqué à expliquer, mais en gros, mon corps essaie de détruire sa magie - donc il s'auto-détruit. Stupide, hein ?

Son problème. S'il tournait autour du pot, y apposait une autre étiquette, il se sentait moins exposé. Même si, au final, la douloureuse réalité de la situation ne changeait pas.

L'affirmation d'Aventurine sous-entendait quelque chose d'inédit pour Ramuda. Le travail et son salaire n'étaient pas sa priorité à ce moment, alors cela voulait dire que son camarade Cervirald était en haut de la liste. Un étrange mélange de gratitude et d'inconfort emplit sa poitrine. Il était heureux d'enfin goûter à ce qu'était une véritable amitié, mais ce genre d'attention était si nouvelle qu'il ne savait pas comment la digérer. Une chance que ce sentiment avait été exprimé à demi-mots, et qu'il n'avait donc pas à y répondre.

Si l'explication de Ramuda quant à sa maladie suscitait chez lui de nouveaux questionnements ou une vague pitié, l'Italien ne le laissa pas paraître. À la place, il préféra proposer sa compagnie à son ami amoché, le temps d'une nuit. Ce dernier prit le temps de traverser une rue pour considérer cette offre.

— ... Tu sais quoi ? J'accepte volontiers, si ça te dérange pas. On pourra se raconter des ragots, si tu veux. L'idée de s'isoler dans sa chambre avec les ronflements de Miles, Tyki et Camilo comme seule compagnie lui paraissait horriblement morne. D'un autre côté, il pouvait s'imaginer somnoler aux côtés du blond, qui lui ferait pour sûr la conversation à voix basse jusqu'à ce qu'il s'endorme sur l'un des canapés de la salle commune, et il se sentait un peu mieux tout à coup. À condition que tu me promettes de te reposer à un moment, toi aussi.

Ramuda était opportuniste et assoiffé d'attention, mais il ne voulait pas que ses proches le dorlotent à leur propre détriment. Et, à ce point, il ne pouvait plus le nier : cet homme, avec qui il avait longtemps dansé une valse de mensonges et de cachotteries, avait obtenu ce titre.

— Tu es dramatique, Aven. Le coin de ses lèvres se releva, juste un petit peu, alors qu'il donna un très faible boop au nez de son meilleur ami de sa main libre. Peut-être ce dernier pouvait-il humer la faible odeur de fer qui en émanait encore, dernière trace du sang qui les couvrait tout à l'heure. Mais si tu as des cheveux blancs, j'accepterai ma responsabilité et je te les teindrai. Tu préférerais turquoise ou violet ?

Il devait bien s'agir de la première fois que Ramuda arrivait à s'amuser si tôt après une crise; un exploit dont le mérite revenait entièrement à Aventurine. Mais, d'un autre côté, il était tellement plus simple de rétorquer à une inquiétude peu masquée par de l'humour que par de la sincérité.

Malgré son état et le fait qu'il se reposait sur son ami pour les mener à bon port, le Japonais se mis à scruter les alentours, cherchant à savoir s'il devait se préparer à beaucoup plus de marche ou s'il pouvait souffler un coup. Un miracle se profilait : ils approchaient l'école. Certes, il n'apercevait pas encore le campus au loin, mais il connaissait la rue sur laquelle ils venaient de tourner, et elle indiquait habituellement une arrivée dans les cinq minutes suivantes. À leur rythme, ça leur prendrait un peu plus de temps...

Mais seul, il ne s'y serait pas rendu avant l'aube. Alors, Ramuda laissa s'échapper un souffle soulagé.

— Ce soir, je veux dormir dans mon kigurumi licorne rose. Je veux... Ma couverture jaune, tu sais celle qui est super douce ?

Se donner un objectif le motivait à ne pas flancher. Pas si prêt du but !

La question d'Aven eut pour effet de momentanément outrer Ramuda. Dans quel monde est-ce qu'il n'avait pas de nouvelles rumeurs à propager à tout moment ? Il ne cultivait pas un immense réseau d'amis (de connaissances) depuis presque une décennie pour ne pas connaître les petits drames quotidiens de tous et chacun. Cette légère consternation, ce petit "je pensais que tu croyais en moi", disparut très vite lorsque l'Italien accepta de prendre soin de lui-même, comme Ramuda le lui avait demandé. Lui qui n'en avait que faire des sentiments et de l'état des autres en temps normal était pourtant heureux à l'idée que son ami le soit lui aussi. Même si, vu son état, son visage ne démontrait pas d'émotion particulière si ce n'était l'inconfort.

Lorsque son camarade choisit son poison (que sa tignasse devienne turquoise), Ramuda prit un instant pour se l'imaginer. Aven, habillé de son habituel manteau, de son chapeau et de sa plume, jouant avec ses dés distraitement... Avec des cheveux bleus. Bien qu'insolite, l'image le fascinait, de la même façon que les Trolls (les jouets au visage inquiétant, ceux avec des longs cheveux colorés, oui eux) fascinaient des collectionneurs fous partout autour du globe. Cet Aventurine imaginaire était un objet hanté et Ramuda s'y était attaché par peur qu'il le tue.

— Tu sais quoi ? J'ai presque envie de te faire une teinture temporaire, à un moment. Juste pour voir.

Mais ce petit instant rigolo fut bien vite laissé derrière lui. La réalité le reprenait - ses poumons tiraillaient sa cage thoracique, comme ils aimaient tant le faire lorsqu'ils étaient d'humeur capricieuse. Il était hypocrite de sa part, l'enfant le plus pourri gâté du coin, d'en vouloir à son corps parce que ce dernier voulait être mieux traité. Néanmoins, les attentes de sa chair étaient trop hautes, et Ramuda n'était pas intéressé à l'idée de jouer aux nounous. Surtout que même s'il arrêtait entièrement de fumer et de boire, et qu'il remettait son horaire de sommeil en ordre au passage, il serait toujours destiné à une mort prochaine.

Peut-être qu'arrêter de fumer, au moins, ne serait pas si mal. Il avait déjà essayé plusieurs fois, mais des événements fâcheux l'avaient reprécipité dans les bras de sa vieille amie la nicotine. Maintenant qu'il allait à peu près bien, c'était le bon moment pour réessayer.

Cette résolution quitta son esprit très vite, car Aventurine lui posa une question assez inusitée. Pourquoi le café ? N'était-il pas un peu trop tard pour en boire une tasse ? Il se risqua à lever les yeux vers le ciel juste pour s'en assurer - oui, il était encore noir comme suie, ce qui voulait dire qu'ils devaient en théorie dormir.

— J'aime bien. La question qu'il voulait ajouter à la fin de sa courte phrase ne sortit pas, étouffée par la sécheresse de sa gorge.

Contrairement aux idées reçues, Ramuda n'aimait pas que le sucre. Certes, son alimentation était composée à 90% de sucettes, de beignets et d'autres pâtisseries en tout genre, mais il lui arrivait souvent de boire du thé vert en après-midi et de choisir une bière au bar plutôt qu'un Mai Tai. Il fallait juste souvent se tenir avec lui pour le remarquer ! Par chance, Aven avait eu une idée beaucoup plus alléchante que de leur donner une insomnie partagée derrière la tête et proposa plutôt de confectionner une délicieuse boisson pour le Japonais.

— Un bicerin... ?, répéta-t-il, clignant des yeux comme une biche distraite. Il n'avait jamais entendu ce nom auparavant. Oh, Aven... Je ne peux pas me satisfaire d'un verre d'eau après cette description. Avant de continuer, il prit une petite pause, histoire de reprendre son souffle. Je peux te prêter ma peluche chat si tu veux, tu la mérites.

Ramuda n'était pas fatigué au point de ne pas relever les non-dits dans les paroles de son interlocuteur. Le fait qu'Aven avait caché des ingrédients spéciaux dans ses sacs sans fond lui faisait penser qu'il s'agissait d'une offre spéciale, que cette boisson n'en était pas une qu'il pourrait se procurer en entrant dans le café du coin.

Alors, il fit de son mieux pour rendre son sourire à Aventurine. Même s'il n'était pas sur le coup capable d'exprimer toute la gratitude qu'il ressentait, il voulait essayer. Pour son aide ce soir, pour cette boisson, pour sa présence, pour sa gentillesse, pour le remercier d'être son ami malgré ces difficultés.

— Merci, souffla-t-il, sincère.

Quand il releva les yeux, le jeune musicien aperçut le portail du campus. Le temps avait filé si vite ! Se concentrer sur sa petite discussion avait rendu ce calvaire de fin de soirée tellement plus supportable. Dans peu de temps, ils seraient les deux affalés sur un canapé confortable, avec du sucre et emmitoufflés dans les tissus les plus doux et moelleux du Canada... Oui, enfin, Ramuda voyait la lumière au bout du tunnel.

Pour ce soir, tout du moins.

Les mensonges du joueur suffisaient à berner Ramuda. Le Cervirald ne se doutait pas de la crainte étouffante qui alourdissait le coeur de son ami à ce moment - bien qu'il ne soit pas dupe au point de croire à la sincérité de ses sourires. À ses yeux, Aventurine faisait preuve de sang-froid, d'une force comparable à celle d'un pilier sur lequel s'appuyer. Ironique, vu que la stabilité de son épaule était littéralement la seule raison pour laquelle le chanteur ne s'était pas écroulé par terre tel un tas de chair désossé.

Jamais il ne lui vint à l'esprit que l'image de son propre corps inerte envahissait l'esprit de son cher ami. Que son pilier de granite était peut-être plutôt fait de talc.

— Honnêtement, je crois qu'ils ne cilleraient même pas... Aven était le genre de personne qui se teindrait la crinière d'une couleur extravagante pour compléter son look. Mais bon, son choix ! Même si cette tentative de pousser son délire un peu plus loin échouait, Ramuda aurait essayé.

Puisque qu'il savait désormais Aventurine italien, le petit rose ne fut pas surpris pour un sou lorsqu'il lui expliqua que ce breuvage provenait de sa contrée natale. Ce fait lui donna cependant encore plus envie d'y goûter - il s'agissait probablement d'un breuvage affectionné par son ami pour des raisons personnelles, peut-être l'associait-il à des mémoires d'enfance ou à un sentiment de nostalgie, et il avait décidé de le partager avec Ramuda.

Impossible de ne pas y voir une sorte de marque d'affection. Cette simple idée suffit à améliorer l'humeur du malade. Si Aven ne pouvait pas sauver son existence - car personne ne le pouvait, du moins dans le monde actuel - il pouvait au moins ramener à la vie le scintillement charmant de ses yeux et le croissant que formait si souvent la petite fente entre ses lèvres.

— J'espère bien. Mon petit chat est précieux, tu sais. Il s'agissait d'une peluche de chat roux, avec de petits yeux en bouton bleus. Il l'avait achetée il y a quelques années à Shobuya, lors de sa dernière visite au Japon avant que ses parents ne coupent les ponts avec lui.

Avec assez de lenteur pour que Ramuda ne s'écroule pas, son ami dégagea son bras de son épaule avant de tourner les talons et de plier des genoux. Cette gestuelle lui était si familière. Le Japonais ne s'embêta pas à écouter les mots de son camarade (désolé, Aven), combattant tant bien que mal un vertige qui l'avait happé dès qu'il dût soutenir son propre poids de nouveau, et fit quelques petits pas avant d'entourer son cou de ses deux bras frêles. Se faire porter jusqu'à son lieu de repos, heh.

Ramuda était peut-être une princesse, au final.

Il n'arrivait à penser qu'au fait que ce dos et que les bras soutenant ses genoux n'étaient pas familiers. Cela suffisait à le garder alerte. Une inconsciente peur d'être échappé faisait travailler son coeur, alors qu'il faisait de son mieux pour garder ses muscles un minimum tendus pour ne pas se transformer en poids mort.

Peu importe. Il savait, au fond, que tout irait bien désormais. Il n'était plus seul.

— On y est..., murmura-t-il, tout aussi reconnaissant que stupéfait. Ils étaient rentrés, et minuit était encore noir. Rentrons, j'ai soif !