Le jeudi était une journée particulière dans la semaine de Kim. Il aimait être professeur, mais la perspective du week-end avait aussi de quoi le réjouir. En semaine, impossible d'aller faire des virées dans sa Fiat 500 customisée pour tourner encore et encore sur cette magnifique île, impossible de simplement s'arrêter au sommet d'une côte escarpée pour admirer le paysage, libérer son esprit et fumer une cigarette solitaire. Mais le jeudi n'était pas encore la délivrance, et c'était même le moment où tout le monde « frappait le mur ». Kim consigna d'ailleurs cette comparaison dans son carnet alors qu'il réfléchissait à son emploi du temps de vendredi.


Et des résultats, il souhaitait en avoir et de très bons. Première année à exercer ce métier, première année dans cette école, sous le commandement du déstabilisant Vincent Leroy, son dernier souhait était de le décevoir. Tout était à apprendre pour lui, ironie amusante compte-tenu de son métier. Et puis sa matière était l'une des plus impopulaires parmi les étudiants d'Ilukaan, compréhensible, alors difficile pour Kim de savoir s'il exerçait correctement ou non. C'était un sentiment étrange, entre l'euphorie de la nouveauté, la peur de l'échec et le malaise de revenir dans les bottes d'un « nouveau » après vingt ans de carrière dans un des plus prestigieux corps de métier du monde. Non pas que ne pas être haut-placé le dérangeait, il était plutôt soulagé d'en avoir fini avec la pression qui pesait sur les épaules des Aurors, mais les débuts de carrières étaient rarement sympathiques, pas très tranquilles en tout cas, alors en faire un deuxième...                                                                                                            
Il agita son poignet pour remettre sa montre dans le bon sens, 11h30. En plus du blues du jeudi s'ajoutait la faim qui le tenaillait, sans qu'il l'admette vraiment, depuis 10h. Pourquoi ne pas l'admettre ? Car Kim était un de ces trop nombreux adultes à se priver de petit-déjeuner hormis une pauvre tasse de café, et cela avait toujours la même conséquence, chaque matin depuis 20 ans, et jamais il ne tenta de rectifier le tir. Refermant son carnet de notes, il se leva de la salle désormais vide où il venait de faire cours et la quitta en refermant la porte d'un coup de Collaporta.

Arpenter les couloirs d'Ilukaan le laissait toujours à la rêverie. Le plafond haut, les fenêtres donnant sur le magnifique parc, les élèves croisés discutant de sujets ordinaires et passionnants, Kim ne pouvait s'empêcher de laisser ses oreilles s'égarer, échanger des sourires polis avec des têtes connues, et croiser les bras dans son dos pour ralentir le pas et profiter de l'ambiance studieuse et féérique de l'école. Puis, d'un coup, son estomac criait famine avec encore plus de force et il accélérait la marche pour arriver plus vite au réfectoire. Malheureusement, cette fois-ci un drame survint avant qu'il n'atteigne son but.

Un choc, épaule contre épaule, tout d'anodin dans un espace réduit, mais s'ensuivit un fracas épouvantable de plastique et de bois tombant sur le sol. Kim eut un instant d'hésitation, une envie de faire l'autruche, une peur total de regarder en face l'ampleur des dégâts, mais il fit quand même volte-face pour voir le résultat de son affreuse distraction. Des boîtes, des tupperwares d'un blanc immaculé, gisaient sur le sol et avaient dispersé leur nutritif contenu sur le carrelage du couloir foulé par des centaines de chaussures les heures précédentes. Du riz vinaigré, des crudités, du thon absolument partout sur une surface de presque un mètre carré. Un cauchemar et totalement de sa faute. L'élève qu'il avait bousculé, il ne le connaissait pas, mais l'avait déjà croisé. Sa coupe de cheveux tout bonnement insolite aidait bien à s'en rappeler. Avant même que celui-ci ne dise quoique ce soit, Kim Kitsuragi se confondit en excuses.

- Oh je suis absolument désolé ! J'étais distrait, je ne vous avais pas vu. Je vais vous aider. Hm... est-ce qu'un Reparo pourrait arranger les choses... Je pense que ça pourrait tout rassembler, mais la nourriture est définitivement perdue. Encore toutes mes excuses...

Il dégaina sa baguette pour lancer le sort, mais attendit la réaction de ce pauvre jeune homme. Il était prêt à absorber n'importe quelle furie, totalement justifiée, et se préparait déjà à dûment compenser la perte d'autant de repas. Il partait pour nourrir un régiment en plus, c'était vraiment le pire moment pour flâner !

La peine sur le visage de l'élève était réelle, prégnante, insoutenable presque pour Kim, qui venait là de briser plus d'espoirs qu'il ne pouvait le supporter. Il soupira contre sa propre bêtise avant de, comme promis, exécuter un Reparo pour nettoyer le couloir, au moins. La nourriture revint avec douceur dans les boîtes de plastique, mais invariablement gâtée par leur passage sur le sol. Kim était, sans trop se l'avouer, un adepte de la fameuse règle des dix secondes. Lorsqu'une chips, une frite ou un chocolat tombait par terre il soufflait brièvement dessus avant de le manger s'il n'était pas resté plus de quelques instants et que sous ses pieds ça lui semblait pas trop sale. Mais là ce n'était pas pour lui, ce n'était pas sa nourriture qu'il venait de faire tomber, impossible pour lui de tenir cet argumentaire face à celui dont il était dès lors l'obligé.

Il détailla alors celui qu'il avait bousculé, ce qu'il ne s'était pas encore donné la peine de faire, trop préoccupé par sa bêtise. Il le reconnut presque d’emblée, tant les cheveux de Gen Asagiri se reconnaissaient de loin, et surtout sa réputation le précédait. Il ne fréquentait pas les bancs des cours d'histoire de le magie, mais en tant qu'élève âgé, ancien préfet, connu de tous, insolite en tous points, Kim avait vite eu vent de qui il était et de à quoi il ressemblait. Et il se sentit presque encore plus mal d'avoir importuné un élève aussi populaire. Quelle réputation ça lui ferait maintenant ? Lui qui avait tant œuvré ces derniers mois pour gagner la confiance et le respect de ses élèves, ça lui mettrait pas mal de bâtons dans les roues.

- Monsieur Asagiri, vous me voyez vraiment confus. Si je puis faire quoique ce soit pour réparer mes torts...

Sans même qu'il ne finisse sa phrase, le jeune homme tourna les talons vers lui et afficha un visage perturbant au possible. Perturbant car il jouait sur sa beauté, son charme, son charisme indéniable, ce qui aurait été agréable dans d'autres circonstances et à d'autres âges, mais là que ce soit un élève de vingt ans son cadet, juste après que le professeur propose réparation pour sa faute... Kim n'afficha aucune moue compatissante, amadouée ou empathique, non, il haussa plutôt un sourcil circonspect et prudent quant à la future demande de Gen qu'il s'apprêtait bel et bien à formuler.

Et il était fort, ce petit, très fort. Une demande toute mielleuse, avec juste assez de culpabilisation, de misérabilisme, pour enfoncer le clou bien fort dans le cœur de l'ancien Auror. Ce dernier, d'ailleurs, ne se priva pas d'afficher un visage fermé, affichant sa pleine conscience de ce qui était en train de se jouer sous ses yeux. Parce que lui demander de repayer le déjeuner, ça, il était prêt à l'accepter sans souci, mais alors lui demander de cuisinier, de passer peu ou prou toute sa propre pause à préparer des bentos, c'était une demande bien moins orthodoxe à faire à un professeur.

- Je suis vraiment désolé, répondit-il sans avec toujours cette retenue méfiante, mais je ne suis vraiment pas doué en cuisine. Je ne suis pas sûr de vous être très utile...

C'était sa manière polie de signifier que, même s'il avait bien assez de capacités pour suivre des instructions en cuisine, il préférerait cent fois une autre rétribution que cela. Franchement, que dirais-t-on d'un professeur qui, pour se faire pardonner une simple bousculade, servait de commis de cuisine à un élève ? Il imaginait déjà les moqueries lors des prochains cours, la rumeur allant forcément s'ébruiter. Il soupira devant l'insistance muette qui émanait du corps tout entier de Gen Asagiri.

- J'aurai probablement ma place en Enfer si je refuse de toute façon... Très bien, je vous suis Monsieur Asagiri, mais nous devons faire vite, j'aimerai moi aussi manger avant de retourner faire cours.

Son visage anguleux et mal rasé exprimait un ennui certain, mais il s'efforçait de ne pas trop appuyer le trait car, après tout, cette situation était de son entière responsabilité et Kim Kitsuragi prenait ses responsabilités, en tous temps, mais là aussi il craignait que les malicieux élèves de cette école ne s'en rendent vite compte et tentent d'en abuser.

L'attitude de Gen Asagiri avait bel et bien poussé le professeur à se mettre sur ses gardes. Les élèves d'Ilukaan couvraient une amplitude d'âge démentielle, de onze à vingt-cinq ans c'était vertigineux et les plus anciens étaient de véritables adultes avec toute la rouerie et l'expérience dont un être humain pouvait être doté. La plupart ne voyaient plus les enseignants aussi nettement « supérieurs » que les plus jeunes, un peu plus comme leurs égaux, ce qui était de plus en plus vrai et Kim n'avait aucun problème à être épargné de la distance parfois gênante qui le séparait des plus jeunes, mais ça donnait aussi lieu à ces bravades complexes où un élève demandait littéralement à Kim de cuisiner avec lui et ça il n'aurait jamais pu l'anticiper avant que ça ne se présente devant lui. Et Kim Kitsuragi n'aimait pas vraiment les imprévus.

Et puis Gen Asagiri avait ce ton mielleux terriblement inquiétant quand on savait à qui il s'adressait. S'il y avait bien une chose à laquelle Kim était sensible c'était la division nette entre sa vie professionnelle et sentimentale, même avant qu'il ne soit professeur à Ilukaan. Pas un mot plus ambigu que l'autre, aucune tentative, c'était primordial pour lui, naturel, car dès lors que les deux environnements se mélangeaient ils perdaient en sanité et cela menait inévitablement vers un désastre. Et puis, bon dieu, c'était un élève ! Même si Kim savait que tout ceci n'avait pour but que de l'amadouer, à quoi pouvait donc bien penser ce jeune homme pour employer cette stratégie immédiatement ? Quelle image l'enseignant avait pour... qu'on use ainsi de cette tactique avec lui ? Entre méfiance et confusion, il n'en avait que plus envie de fuir, s'excuser auprès de Gen, lui dire qu'il rembourserait son repas séance tenante et revenir avec des sandwichs achetés à la cafétéria. Mais quelque-chose lui murmurait que ce n'était pas une réponse suffisante face au préjudice subit. Ces plats avaient été cuisinés à la main, cela avait pris du temps, on y avait mis de l'attention, ce ne serait pas leur faire justice que les remplacer par de banales clubs sandwichs et il n'aurait pas la conscience tranquille tout le reste de la journée, en plus de passer pour un insensible. Il soupira, la main contre son front.

- Très bien, d'accord, je vous suis, Monsieur Asagiri. Et n'en dites rien à vos contacts, je suis professeur, je pense que ça ira comme justification.

Aucun sourire n'illuminait son visage, mais pas non plus d'agacement ou d'ennui démonstratif. Ses traits n'exprimaient rien, s'efforçaient de le faire, pour ne pas donner trop de grain à moudre à celui qui avait de toute façon comme objectif de lui faire faire tout et n'importe quoi. Kim emboîta le pas de son cadet pour se rendre dans les cuisines de l'école, une zone que, effectivement, il n'avait jamais exploré jusqu'alors et c'était bien normal. Il y avait ce parfum d'interdit à contourner le réfectoire débordant de bruits de couverts, passer les cuisines dudit réfectoire elles aussi blindées d'employés et d'elfes de maison s'affairant en tous sens pour se rendre là où se déroulaient les activités du club de cuisine, un espace bien plus petit, mais fonctionnel. Kim rêva un instant d'avoir un tel espace chez lui, il se mettrait à la cuisine plus souvent c'est sûr ! L'élève semblait bien -voire bien trop- connaître l'endroit et pris ses marques immédiatement ainsi qu'un tablier. Kim l'imita, regrettant déjà le ridicule de sa situation et releva les manches de sa chemise pour qu'aucune trace de cette activité impromptue ne subsiste une fois qu'ils auront terminé. Cette situation était d'autant plus dommage que dans n'importe quelles autres circonstances et sans le numéro de charme de Gen il aurait pris bien plus de plaisir et d'enthousiasme à faire ça, ce n'était pas un monstre non plus ni un être incapable d'aider son prochain, mais une méfiance légitime ne le quittait plus et il redoutait que le malicieux jeune homme ne lui réclame un service supplémentaire pour exploiter sa bonne volonté.

Mais d'abord, il fallait régler cette histoire de bento avant d'en savoir plus et on demanda à Kim de s'occuper du riz. Si Gen n'avait pas été asiatique, bien plus que Kim d'ailleurs, ce dernier aurait pu mal le prendre. Et puis le fait est qu'en bon homme célibataire tout droit sorti des années quatre-vingt et avec un bon salaire... Kim cuisinait peu, trop peu pour savoir faire un riz qui satisferait un japonais en tout cas. Un riz correct pour ses papilles rocheuses et stériles, ça c'était facile, mais pour Gen... Malgré tout, le professeur préféra ne rien en dire. Il était déjà bien gentil d'avoir accepté ce manège, il avait bien prévenu que la cuisine n'était pas son point fort, si le résultat ne satisfaisait pas ce garçon il ne pourrait s'en prendre qu'à lui-même. L'homme trouva rapidement, au milieu des pâtes et des sacs de farine, des grands sacs de riz basmati classique dont un ouvert où il put récupérer une bonne dose d'au moins cinq-cents grammes qu'il mit dans une casserole d'eau froide -sans le laver- et fit partir le tout pour une quinzaine de minutes. Il regarda ensuite Gen faire, bras ballants, car il n'avait pas d'autres tâches assignées. Il ferait un mari déplorable, pensa-t-il, mais chassa cette pensée de son esprit. Cette situation était on-ne-peut-plus éloignée de sa future vie conjugale.

- Si je peux faire autre chose le temps que le riz cuise, proposa-t-il tout de même.

Kim Kitsuragi n'était pas un bon cuisinier, ni pour les autres, ni pour lui-même. Sa mère ne lui avait pas appris grand-chose, ensuite il est parti à Beauxbâtons où il était nourri sans rien faire et, par la suite, son salaire d'Auror lui permettait de manger convenablement sans trop se forcer, ou bien il se contentait de plats préparés. Bien sûr, avec des ingrédients simples il serait capable de survivre, ne ferait pas de graves erreurs comme lancer des pâtes à cuire sans les mettre dans de l'eau, mais certaines choses, essentielles sans être dramatiques, il ne les connaissait pas et laver le riz en faisait partie. En fait, tout ce que le jeune élève lui expliqua pendant de longues minutes lui était inconnu. Mais avant d'accéder à ce savoir, Kim dut subir une remontrance telle qu'il n'en avait pas reçu depuis bien vingt ans. Aucune violence ici, non, mais le non moins blessant ton léger de la gentille leçon, dispensée par le sachant vers l'apprenant. Une position qui, à plus de quarante ans, faisait du mal à retrouver, surtout pour un domaine que le professeur considérait aussi trivial que la cuisine et surtout en faisant appel à ses « ancêtres japonais ». Peut-être que cette information était connue par beaucoup de gens, ou qu'elle était bien plus visible sur son visage qu'il ne l'aimerait, mais mettre les aïeux de Kim sur le tapis ne jouait pas en la faveur de Gen, loin de là, et derrière les épaisses lunettes brillait un regard réprobateur.

- Je le prends mal. Ne faites plus référence à mes « ancêtres », japonais ou non, s'il vous plait.

Aucune colère dans sa voix, seulement une impatience naissante, croissante, qui n'irait pas en s'arrangeant. Gen retira promptement la casserole du feu pour égoutter le riz tout en dispensant un savoir culinaire, certes, appréciable, mais avec une hauteur telle -qualifiant même Kim de nul- que celui-ci n'avait pas la moindre motivation pour aider l'élève en quoique ce soit. Il se contenta de le regarder faire, les mains dans le dos, l'air absent. Rien n'allait, il aurait fallut prendre un autre riz rangé au fin fond d'un placard en plus, un riz « rond » que Gen présenta au professeur qui fit mine de s'y intéresser pour ne pas, en plus, risquer qu'on lui répète cette douloureuse leçon. Ensuite, autre erreur, il fallait laver le riz avant de le mettre à cuire. Pourtant, ce n'était pas la première fois que Kim faisait du riz -quand même il n'était pas néophyte à ce point- sans jamais le laver et il n'avait eu aucun problème. Cuit dans suffisamment d'eau, comme des pâtes, il ne devenait pas pâteux, surtout le riz long grain comme il en mangeait à la cantine de son enfance et comme lui faisait sa mère avec une noisette de beurre. Voilà, ça c'était du vrai riz réconfortant, la version préparée sous ses yeux semblait bien plus pénible, peu importe qu'il dise que ce serait meilleur. Parce que la cuisine c'était surtout une affaire de culture.

Et visiblement, Gen s'était fourvoyé sur celle qui avait été infusée dans l'esprit et le cœur de Kim Kitsuragi. Et ça, il ne lui en voulait pas. Qu'on présume des choses c'était naturel, même si cela pouvait vite se retourner contre nous, et puis l'ancien Auror n'avait pas pour habitude d'étaler toute sa vie dès les premiers échanges avec n'importe qui, surtout les élèves, avec qui il souhaitait maintenir une distance raisonnable. Mais s'épendre ensuite en gronderies infantilisantes, comme si la valeur d'un homme, même pas japonais, se mesurait à sa capacité à faire du riz, c'était tout sauf encourageant pour « l'apprenant » qu'il était et qu'il n'avait pas souhaité devenir avant de se mettre à aider Gen. Il était là pour donner un coup de main, faire bonne figure surtout, car en réalité il n'aurait rien risqué à juste continuer son chemin, prétextant être pressé, et le laisser se débrouiller tout seul. S'il avait su dans quoi il s'embarquait, ça aurait sûrement été son réflexe, d'ailleurs.

- Je ferais mon riz comme bon me semble à l'avenir, Monsieur Asagiri, et vous vous en remettrez, je vous assure.

Son ton n'était pas moins froid que d'habitude, mais on sentait un agacement qu'il ne pouvait pas retenir. Heureusement, la leçon était terminée et on lui donna une nouvelle tâche à faire, non sans glisser une autre remarque désobligeante qui fit rouler ses yeux globuleux. Même si, hasard heureux, préciser qu'il fallait leur donner des formes mignonnes avec les emporte-pièces adoucit tout légèrement le tempérament de Kim, comme un quart d'eau dans un verre de Ricard. Ça restait imbuvable, mais un peu moins qu'avant. Attrapant carottes, concombres et radis, Kim tourna les talons pour aller grossièrement les laver et les brosser avec l'ustensile prévu à cet effet à côté du robinet. Ustensile que, bien évidemment, il n'avait pas chez lui, ne lavant que les légumes qu'il n'épluchait pas, considérant les autres « propres » en dessous de la peau, comme les carottes.  Une fois ceci fait, il prit place devant une épaisse planche à découper et saisit un économe pour éplucher les carottes. Il était lent, mais méthodique, se surprenant à faire à ce point de son mieux alors qu'on le traitait si mal.

- Oh et je vous serais gré de m'épargner votre ton... infantilisant, disons. Je suis ici par gentillesse, mais j'ai tout sauf envie de continuer après un tel discours. Imaginez si j'enseignais de la même façon aux élèves, ou si votre professeur parlait comme ça. Vous aurez envie de vous investir, vous, si l'enseignant montre de façon évidente qu'il vous prend pour un idiot ?

C'était dit sans blessure apparente, sans agacement, énoncé comme un fait froid et c'était plutôt le cas. Être mal considéré par ce jeune homme, Kim s'en remettrait et il ne lui en tenait pas vraiment rigueur. C'était désagréable, mais comme une banale corvée telle que sortir les poubelles, on ne fini pas par détester les poubelles pour autant. Et puis Kim ne serait peut-être pas le seul à qui on enseignait quelque-chose aujourd'hui, même si, comme lui, il se doutait bien du peu de bonne volonté qu'aurait l'élève à tirer une quelconque leçon de cet incident. Il n'était pas réputé pour porter un vif intérêt aux cours qu'on lui dispensait et c'était bien dommage. Tragédie que celle-ci, chacun avait beaucoup à apporté à l'autre, mais les deux s'y prenaient si mal que rien ne serait retiré de cette mésaventure.

Le moment n'était agréable ni pour l'un, ni pour l'autre, et pourtant il y avait bien quelqu'un responsable de tout ceci, une personne que Kim avait promptement oublié alors qu'il admonestait le jeune homme qui, malgré son insupportable manière de présenter les choses, tentait bel et bien de le faire repartir de cette cuisine avec du savoir utile. Cette personne c'était lui-même, c'était sa bousculade qui les avait mené ici. Pour lui, ça ne devait pas être pris en compte car c'était un accident et qu'il avait proposé de payer le déjeuner, accordant bien plus de valeur à l'argent qu'il comptait dépenser pour réparer sa faute qu'à sa misérable aide en cuisine qui ralentissait Gen plus qu'autre chose. Pourtant, l'élève avait insisté et, à partir de là, le professeur avait considéré que la responsabilité de ce qui se passerait pèserait alors sur lui, vu comme il avait été prévenu de la catastrophe culinaire que Kim représentait. Mais c'était un schéma différent dans l'esprit de l'autre parti qui avait vu son déjeuner gâché, au départ.

C'est donc deux êtres incapables de se comprendre, mais avec l'un des deux bien plus responsable que l'autre dans cette histoire, qui se crêpaient le chignon au milieu de la cuisine. Pourtant, Kim jurerait avoir voulu enseigner quelque chose à Gen, une forme de pédagogie plus douce que son ton guilleret et « humoristique » qui, à ses yeux, ne pourrait qu'agacer ceux qui se subordonnaient à lui pour en récupérer des connaissances. Une fois sorti des bancs de l'école c'était une décision bien plus difficile que de suivre un enseignement, plus personnelle, plus consciente et une fierté mal placée, surtout chez un quarantenaire, pouvait gâcher la moindre tentative de s'améliorer dans un domaine avec l'aide de quelqu'un. C'était ce qui se passait alors que chaque parole de Gen l'agaçait un peu plus sans que son visage n'en révèle pourtant la moindre trace.

D'abord, le jeune homme s'offusqua que Kim souhaite continuer à cuisiner son riz comme il l'entendait, qu'il refuse cette transmission qui, pour lui, ne signifiait rien de particulier. Kim n'était pas japonais, à ses yeux, ne s'était jamais rendu là-bas, n'avait presque jamais parlé avec des japonais et ne souhaitait pas en savoir plus précisément sur ce pays et cette culture. Un drame dont Gen ne savait rien, voyant juste un hafu, comme il le décrivait pour lui-même, inculte aux coutumes culinaires d'une partie de sa famille et qu'il pouvait aider à mieux s'en sortir, à faire de meilleurs plats, même juste pour lui-même. Encore une fois, la réaction de l'un comme de l'autre était moins motivée par ce qu'ils pouvaient tirer de cette rencontre fortuite que leur profond désir d'être tout à fait ailleurs plutôt qu'ici. Impossible de voir autre chose que des micro-agressions dans ces conditions et ce n'était pas la suite qui arrangerait les choses.

Puisque, tandis qu'il achevait de couper les légumes, Kim continua à subir sans sourciller de nouvelles invectives dû à son accusation « d'infantilisation », que Gen considérait comme de la « sympathie » ce qui le fit souffler du nez. Ce devait vraiment être des différences culturelles, puisque Kim ne concevait pas comment on pouvait traiter un inconnu de « nul » et ce dans n'importe quel contexte et avec n'importe quel ton, et que la personne réagisse bien. Encore une fois il était tout autant agacé par la forme de la conversation que le fond, engagé sur des rails bien huilés menant toujours plus loin dans l'opinion qu'il s'était taillé sur Gen. Il ne pourrait plus faire machine arrière, reconsidérer ses préjugés, et n'en avait pas vraiment envie. Ce devait être la même pour Gen, d'ailleurs, qui ne voyait aucun effort de la part du professeur pour montrer sa bonne volonté, reconnaître de justes erreurs, mais pointées par une personne qu'il n'avait plus envie d'écouter.  

Mais alors que le chef cuisinier du jour s'approchait de Kim, pour examiner son travail qui était après tout le cœur de cette réunion impromptue, la raison concrète de sa présence ici autre que faire la causette à cet élève, il sentit la moutarde lui monter au nez. Anticipant peut-être un haussement de ton, allez savoir, ou une autre remarque désobligeante sur ses compétences culinaires, mais il n'en fut rien. Toujours avec la même diction frivole, qu'il aurait peut-être préféré plus énervée après réflexion, Gen lui indiqua gentiment la sortie, prétextant, à raison, qu'il ne le retenait pas et qu'ils pouvaient ne plus jamais se voir tous les deux. Là, le visage de Kim esquissa une brève grimace, comme un chien se préparant à mordre, mimique qui s'évanouit aussitôt.

- Le fait que vous ayez raison me contrarie, mais si je n'admets pas que vous dites la vérité je n'arriverai plus à dormir.

Il soupira profondément. C'était toujours difficile d'admettre ses erreurs, mais c'était une compétence vitale qu'il avait apprise dans sa première carrière et qu'il mettait à profit sans trop se rouler dans son amour-propre. Il n'appréciait pas Gen, c'était un fait, mais il lui fallait faire la part des choses.

- Désolé que le moment ne soit pas agréable. Dites moi juste ce que je dois faire et restons-en là.

Pas un mot sur la conversation, pas un mot sur ses torts, sur ce qu'il reprochait à Gen, sur ce qui l'agaçait, ce qui le rendait agaçant, sur le rapport élève-professeur en dehors des cours, rien du tout, Kim ne comptait rien ajouter de plus car il faisait cette introspection pour lui-même. A Ilukaan, il serait confronté à ces élèves âgés, qui n'avaient d'élèves que le nom, et qui se retrouvaient face au même dilemme que lui un peu plus tôt : comment suffisamment accorder de confiance et de crédit à un inconnu pour accepter de se montrer à lui en tant qu'ignorant, sachant tout le pouvoir que ça pouvait lui donner. Et il lui faudrait respecter ceux qui étaient tout autant des adultes que lui, avec leur expérience, leurs démons vaincus et leur caractère. C'était de ça qu'il s'excusait auprès de Gen, pas de sa bousculade accidentelle ou de sa propre vexation, qu'il considérait toujours justifiée, mais de ses mots blessants qu'il n'aurait pas dû sortir.

Dans une ambiance dont on ne sait pas si elle était plus apaisée, ou plus bouillante, il termina ce que Gen lui demanda de faire avec toute l'application qu'il pouvait déployer, car ça il ne comptait pas y couper : son travail ne serait jamais impacté par ses relations sociales, qu'il soit bénévole, ponctuel ou professionnel. Les deux ne comptaient pas se revoir, de toute façon, et c'était tout aussi bien. Gen avait pu avoir dans l'idée d'aider Kim à renouer avec des racines que lui ne souhaitait pas retrouver, peut-être même que ça avait motivé son rejet de ce japonais irritant qui voulait l'emmener sur un terrain qu'il avait évité avec succès depuis quarante ans. Une fois les bento recomposés avec plus ou moins de succès, le professeur salua simplement Gen d'un hochement de la tête pour prendre congé.

- Passez une bonne journée, Monsieur Asagiri, encore toutes mes excuses et je vous souhaite un bon déjeuner avec vos amis.

Et il tourna les talons, espérant s'être en parti racheté, pas de l'accident, mais de ses paroles. Lui continuait de remuer les mots de Gen dans son esprit, n'éprouvant rien d'autre que de l'agacement, ne cherchant pas à en tirer du sens ou des leçons, et il comptait oublier aussi vite que possible cette rencontre dans les fumées odorantes dont il s'imprégnerait le soir venu, face à son repas commandé dans un restaurant de quartier et ses notes rectilignes qu'il relirait avec attention dont aucune, fait rarissime, ne relaterait cet épisode.