Taynara esquissa une grimace concentrée, analysant ce qu'elle pouvait bien ressentir. Sa langue était pâteuse, ce qui n'était pas bon signe. Son pied gauche battait la mesure d'une musique absente contre la piste goudronnée. Elle retira son portable de sa poche, appuya sur le bouton power, lut l'heure, 13h22, et remis son téléphone à sa place. Puis elle attendit ce qui lui sembla être d'interminables minutes et répéta l'opération, sortit son téléphone, regarda l'heure, 13h22. Le temps passait plus lentement qu'un train de fret à flanc de montagne ! Mais elle devait se calmer, car chez elle l'impatience se transformait bien vite  en agacement, puis en colère. Or, elle n'avait aucune raison de s'affoler, le pilote était là, derrière-elle, et ne partirait que lorsque Jessica serait présente. Mais Tay ne souhaitait pas le faire attendre, ne souhaitait pas rater le rendez-vous de 13h30 qu'elle avait fixé à tout le monde. Mais, plus que tout, Tay ne souhaitait pas apprendre que, en réalité, elle partirait seule.

Ces vacances avaient été une horreur à organiser et ce dans le plus grand secret de Jessica. Pas question de la faire fuir avec de la paperasse ou des détails comme « Comment va-t-on se nourrir ? » ou « Est-ce que son assurance couvre les accidents impliquant des créatures magiques sauvages ou en captivité classées XXXXX au niveau du danger par le ministère de la magie ? » Oui, sans même le savoir, Jessica avait été de nombreuses fois dans les pensées de la semi-géante ces derniers temps, notamment dans un scénario fictif affreux où elle finirait en casse-croûte draconique et qu'il faudrait l'expliquer à toutes les autorités compétentes d'Ilukaan, de Nouvelle-Ecosse, du Nunavut et du Canada. Dire que Taynara était stressée ce serait un euphémisme, elle crevait de trouille.

A ses pieds gisait un bagage de la taille d'un porc adulte, car il en fallait des affaires pour aller là-bas et elle avait transmis une liste de « recommandations » à Jessica, sachant bien que si elle lui imposait quoique ce soit la lupy se ferait un plaisir de ne pas l'amener, puis se retrouverait sans bottes fourrées par -5°, la neige jusqu'aux chevilles, ce qui risquait de mal se passer. Tay, elle, avait emmené tout le matériel nécessaire et même plus, comme des rations de survie et plusieurs bouteilles d'eau. Elle avait le dos solide, autant que cela serve. Emmitouflée dans son gigantesque manteau d'hiver doublé en fourrure, elle se surprenait à trembler comme une feuille, sans pour autant avoir froid. Avait-elle seulement déjà eu aussi peur que ça ? L'année dernière, pourtant, elle avait carrément reçu des menaces sérieuses d'élèves un brin ragaillardis par l'emprisonnement du directeur et elle ne se souvint pas avoir été si agitée. Peut-être que c'était parce qu'elle avait la vie de quelqu'un d'autre entre les mains. Et peut-être que c'était parce que cette vie était celle de Jessica, allez savoir. Quoiqu'il en soit, elle eut un puissant soubresaut quand elle sentit qu'on lui touchait le dos, ce qui fit reculer Teddy, le pilote de l'avion, qui préféra maintenir une distance de sécurité. Tay se retourna et tendit les mains vers le jeune homme dans un geste d'apaisement.

- Hey, ne t'en fais pas, tu m'as surprise c'est tout. Désolé pour le retard, elle devrait arriver d'une minute à l'autre, se justifia la semi-géante sans même qu'il n'ait posé la moindre question.

- Oh t'inquiète, répondit Teddy, je me demande surtout si tu vas bien, t'es toute agitée.

Le pilote était un sorcier de sang-pur, grand et svelte, au nez perpétuellement rouge et la tête toujours coiffée d'un bonnet jaune. Une fine moustache se dessinait au-dessus de ses lèvres qui affichaient un sourire poli.

- Désolé je.. Je m'inquiète un peu, j'avoue. Comment va Ludvina ?

Elle parlait de la copilote de l'avion, une femme plutôt âgée, renfermée, mais aux sens aiguisés comme un faucon. Tay ne la connaissait pas.

- Oh elle va bien, elle lit dans le cockpit en attendant le départ. J'ai fait toutes les vérifications, regardé la météo, à priori tout devrait bien se dérouler.

La jeune femme acquiesça en silence. Détaillant leur moyen de transport pour les sept prochaines heures : un Volpar Turboliner II tout orange fluo comme un gilet de sauvetage. Il était de cette couleur pour une raison identique, d'ailleurs, pouvoir être repéré du ciel par d'éventuels secours, mais mieux valait ne pas y penser. C'était un vieux coucou, mais solide et bien entretenu. Teddy était un des rares sorciers que Tay connaissait sachant piloter ces engins. Pour aller au sanctuaire des dragons du Nunavut il était impossible de passer par le réseau de cheminées, pour contrôler au maximum l'identité et le flux des personnes se rendant au sanctuaire. Il fallait donc emprunter ce mode de transport moldu : l'avion, qui ne s'était pas déplacé que pour les beaux yeux de Tay, heureusement. Teddy en avait profité pour se rendre à Bloombury afin de vendre tout un tas de marchandises magiques et exotiques, puis acheter de quoi ravitailler le personnel du sanctuaire et leurs familles. Taynara avait donc eu la possibilité de s'incruster, avec Jessica, sur le trajet retour moyennant finance. L'avantage c'était que l'avion était suffisamment grand pour l'accueillir et que, surtout, il pourrait supporter son gabarit sans problèmes.

Au milieu de toute l'angoisse qui lui étreignait les tripes, la sorcière laissa un peu d'espace pour que puisse s'exprimer l'enthousiasme et la joie qu'elle ressentait de se rendre au Sanctuaire du Nunavut. Un lieu qu'elle n'avait pu visiter qu'une seule fois, mais dont elle avait gardé un souvenir impérissable. C'était à cette occasion, deux ans plus tôt, qu'elle promit aux sorciers travaillant à la protection des dragons canadiens de revenir après avoir obtenue son diplôme pour intégrer leurs rangs, ce qu'ils ont accueilli avec un étonnant enthousiasme car au Canada les jeunes diplômés motivés pour travailler aussi loin de tout, et dans des conditions si extrêmes, étaient rares et certains se débinaient après quelques mois. Taynara, de son côté, savait qu'elle pourrait supporter cette vie sans souci, surtout si elle avait la chance de côtoyer quotidiennement des créatures si extraordinaires qu'elles émerveillaient et terrifiaient même les sorciers. Le cœur plein de ces sentiments forts et virevoltants, elle n'entendit pas les minutes s'écouler jusqu'au moment où Jessica arriva enfin sur le tarmac du minuscule aéroport de Bloombury. Elle se retourna et ne cacha pas sa joie de voir son impétueuse camarade.

- Jess ! Tu peux pas savoir comme je suis contente que tu sois venue ! Lança-t-elle en agitant la main pour la saluer, comme une grande enfant.

Oui, elle était contente. Ce voyage signifiait quelque chose de spécial pour Taynara. Jessica était ce qu'elle pouvait appeler une amie, mais leur relation était si spéciale, si maculée de bagarres, boissons et insultes qu'elle avait rarement senti pareille confusion. Elle souhaitait faire vivre de bonnes vacances à Jessica, mais doutait en permanence que ce soit une bonne idée de l'emmener si loin au nord pour voir des créatures mortelles. Quelle amie vous propose de pareilles vacances un mois après votre première rencontre qui s'était déroulée sur un ring ? Qui fait ça, même dans le monde des sorciers ? Pour son plus grand étonnement, Taynara l'avait fait et elle n'avait aucune idée de si elle allait, ou non, regretter sa décision. Alors elle préférait taire un tant soit peu ses inquiétudes en affichant sa joie, bien réelle, de voir Jessica sous ses yeux, prête à partir.

Voir Jessica répondre par un geste de la main provoqua une sensation étrange dans l'esprit de Taynara, comme si, durant un instant, Jessica lui avait parut plus douce, débarrassée de son costume de bagarreuse insensible et c'était étrange, mais enthousiasmant pour la suite. Tay n'a pas un fort caractère, pas comme sa camarade. Tay était discrète de nature, raisonnable, ne cherchait jamais le conflit, mais elle en donnait toujours l'impression et elle savait que, face à elle, tout le monde changeait de comportement. Elle détestait ça du plus profond de son cœur, les gens ne parvenaient presque jamais à être eux-mêmes devant Taynara. Certains avaient le réflexe d'en faire plus, d'en faire trop, peut-être pour ne pas se sentir petit près d'elle, pour ne pas se faire marcher dessus. Mais Tay ne marchait jamais sur les autres, au sens propre comme au figuré, elle laissait de la place aux autres pour s'exprimer, mais personne ne prenait la peine de s'en rendre compte et de réaliser que la semi-géante n'était pas là pour écraser les autres, les éclipser, leur voler de l'attention ou de la considération.

Alors lorsqu'elles se sont rencontrées, la première fois, avec Jessica la proposition de combat avait amusé la jeune femme, d'abord, puis l'avait agacé parce que c'était symptomatique de la façon dont elle était parfois traitée : un défi. Taynara c'était un défi à surmonter. Taynara c'était une géante, donc ça rendait bien de la provoquer en combat singulier, ça rendait bien de mal lui parler parce que ça montrait qu'on n'avait pas peur d'elle et elle détestait ça, pas que l'on n'ait pas peur d'elle, bien sûr que non, mais cette mentalité froide et rude que beaucoup d'élèves avaient envers elle. Et de l'autre côté il y avait ceux qui « assumaient » avoir peur d'elle, ou qu'elle les importunait par sa simple présence et donc l'évitaient, la regardaient avec méfiance, la fuyaient. Face à cet océan de préjugés, Tay était devenue experte pour repérer la sincérité chez les autres et lorsque Jessica fit un signe de la main pour la saluer, elle sut qu'elle voyait là une femme sincère et ça lui fit plaisir.

- Je suis prête. Elle se retourna vers le pilote. On y va ! Youhou !

Elle ne cachait pas sa joie, s'étant préparée à toutes les éventualités, y compris l'absence de Jessica, mais ça lui aurait fait mal malgré tout. Elle balaya la tenue de sa camarade du regard et haussa un sourcil en souriant. Elle était peut-être habillée trop légèrement pour le froid polaire qui allait les accueillir. Enfin, lorsqu'elle avait consulté la météo Taynara eut la surprise de découvrir que la température était presque identique à ce qu'il y avait sur Bloombury, mais le froid du Nunavut était plus venteux, plus mordant, la perception était différente.

- On est parties, aller viens je vais te montrer par où on monte.

Elle emboîta le pas de Teddy qui ouvrit la porte coulissante de l'avion d'un coup sec et déplia un trio de plateformes servant d'escalier pour monter à l'intérieur. Ce serait la partie difficile pour Tay, la porte étant plutôt petite même pour un être humain ordinaire un peu grand. Elle posa donc sa valise à l'intérieur, la poussa pour avoir de la place, et s'engouffra dans l'ouverture avec difficulté, un pied après l'autre et le dos vouté.

- Bonjour... Ludvina ! J'espère que ça va ! Demanda-t-elle en lâchant des grognements d'efforts.

La copilote lui répondit avec un vague "Ouep". Une fois complètement à l'intérieur, Tay dépassa les deux sièges fixés à la carlingue destinés aux passagers et posa son énorme sac contre les caisses de marchandises qui occupaient une bonne moitié de l'appareil avant de s'asseoir par terre, son sac en guise de dossier et de s'étirer les bras. Une fois que Jess était entrée pour constater son emplacement étrange, elle souffla du nez en souriant.

- Pas question que je m'assois là-dessus. Sept heures de vol ? Je vais mourir si je fais ça, au moins faire de l'arthrite.

Là où elle était, le sol froid de l'avion glaçait ses jambes et ses fesses, mais au moins elle pouvait s'asseoir de tout son long, voire s'allonger, et n'avait pas à courber l'échine pour ne pas heurter le plafond. L'inconvénient ce serait les discussions avec Jessica, les sièges étant tournés vers l'avant de l'avion, donc dos à la semi-géante, mais de toute façon la lupy ne comptait tailler le bout de gras pendant sept heures d'affilée. Si ?

- Quand vous êtes prêtes, on décolle ! Cria le pilote que l'on pouvait apercevoir à travers une ouverture entre le cockpit et l'arrière de l'appareil.

Tay tourna alors les yeux vers sa camarade, elle était prête malgré un léger stress dû au voyage en avion, mais peut-être que Jessica anticipait encore plus le décollage.

Être dans cet avion était, pour Tay, un moment d'émotion presque exagéré dans sa puissance. Sa tête ne touchait pas un plafond bas, elle avait un endroit où s'asseoir, elle ne gênait personne puisqu'elles n'étaient que deux passagères, elle prenait un moyen de transport moldu et tout allait bien… c'était si rare qu'elle sentit son coeur s'emballer. Et pourtant, le voyage ne s'annonçait pas passionnant, surtout vu les dires de Jessica. Elle affichait un calme olympien, pas le moindre stress ou une quelconque joie, et annonça d'emblée son souhait de se reposer durant cette longue traversée du Canada. Mais, chose étonnante, elle demanda son avis à la semi géante sur ce plan de vol. Comment ça ? Jessica Diaz requérait l'avis de qui que ce soit ? Tay haussa un sourcil invisible aux yeux de sa camarade qui se trouvait de dos, face à elle.

- Eh bien oui, je pense que c'est une bonne idée. Mais de mon côté ce sera plus difficile à dire qu'à faire, je prends si peu l'avion que je n'arrive pas à fermer l'œil. Et puis j'avoue qu'être contre le sol, sentir toutes les vibrations de l'appareil et savoir qu'il y a le vide juste en dessous de moi… ça n'aide pas non plus.

Elle eut un gloussement dédramatisant. C'était indéniable : elle avait un peu peur qu'il arrive quelque-chose durant le trajet, surtout à mesure que son euphorie redescendait. Après tout leurs pilotes n'étaient pas exactement des professionnels et ils se rendaient presque en zone polaire, donc pas la plus simple à traverser en avion. Malgré tout, elle tenait à afficher une certaine désinvolture, comme pour ne pas perdre la face devant Jessica. Pas seulement l'afficher d'ailleurs, la ressentir, poussant son envie de paraître forte jusqu'au conditionnement de ses pensées.

- Parée. Bonne sieste à toi !

Tay, elle, doutait de pouvoir se reposer et elle s'y était préparée. Ouvrant un petit sac qu'elle avait amenée en plus du plus large, elle en dégaina son casque et lança Spotify pour passer un agréable voyage musical. Et pour oublier au mieux toutes ses inquiétudes, qu'elles concernent le vol ou le reste du séjour, elle réclama à l'application de lui passer une playlist de J-pop qui ne manquait jamais de la mettre dans de meilleures dispositions.

Le Japon, voilà un pays où elle n'irait probablement jamais. Son père n'avait jamais eu de missions là-bas, lorsqu'elle était enfant en tout cas, et désormais adulte et monumentale ce serait d'autant plus difficile de s'y rendre, s'y faire discrète… Alors les produits culturels de l'archipel restaient sa seule porte d'accès à cet univers qui, elle l’admettait, faisait envie, et cela la laissait rêveuse. Mais ses divagations plaisantes s'interrompirent quand le pilote hurla "On décolle !" et que tout l'appareil se mit à trembler. Tay fut prise d'un élan d'inquiétude et, n'ayant rien à agripper, elle saisit son bagage à pleines mains et le serra contre son corps, enfouissant sa tête dans le plastique souple durant les longues minutes de décollage frénétique, les chanteuses du groupe SING claironnant "Moonlight Thoughts" dans son casque audio.

Le décollage sembla durer d’interminables angoisses, s’écoulant comme les grains d’un sablier, tout doucement, alors qu’en réalité tout avait duré le temps d’un tour de piste. Désormais à une altitude stable, l’appareil tremblait beaucoup moins et les passagères n’étaient plus plaquées contre leur siège comme lors de la montée. Les voilà désormais dans ce qui offrait les sensations d’une voiture, pourtant Tay sentait son coeur s’affoler à la pensée que sous cette simple cloison de fer sous elle il y avait des centaines de mètres menant droit vers la mort. Le contraste avec la joie de vivre délivrée par sa playlist Spotify était presque dramatique. Mais elle devait se contenir, Jessica n’était pas loin et que penserait-elle si l’organisatrice du voyage se mettait dans un tel état pour un simple décollage ? Elle aurait peut-être même peur pour la suite, du moindre déconvenu, puisque Tay ne semblait pas pouvoir faire face à ce qui l’intimidait ? Mais, heureusement, elle ne semblait avoir rien vu du triste spectacle de la semi-géante tête contre son sac.

Pour Taynara, les sept heures suivantes semblèrent durer une éternité. Les pilotes n’était pas très causants, logique, Jessica non plus, alors la jeune femme restait seule avec ses craintes. Tout n’était que craintes lorsqu’elle pensait à ce voyage, ne parvenant même pas à se réjouir d’enfin voir ses chers dragons. Emmener Jessica la condamnait à s’inquiéter en permanence, mais elle assumait sa décision et n’en dirait rien à son invitée. Ce n’était pas sa faute si Tay était d’un naturel protecteur, puis elles se rendaient dans un des endroits les plus isolés de la planète rencontrer une des plus dangereuses créatures de la planète, s’inquiéter n’était pas exagéré. Finalement le voyage s’acheva avec une Taynara à bout de nerf à force d’angoisser sur l’avion, mais si soulagée d’avoir enfin posé l’appareil au sol. Tant et si bien qu’elle ne s’empêcha même pas de le souligner.

- Pfiouh… C’était si long ! J’espère que c’est bien passé pour toi Jessica !

Son visage devait paraître tendu, ses cheveux noués en une épaisse natte, comme toujours, laissaient se dresser des frisottis sur le sommet de son crâne et au-dessus de ses oreilles. Quelque part, oui, elle devait être belle ainsi, aussi.

S'extirpant avec difficulté de la petite boîte de conserve leur servant d'avion, Taynara se retrouva devant une étendue infinie de neige épaisse, lisse, uniforme et d'un blanc douloureux renvoyant vers ses yeux la lumière du soleil, sans le moindre barrage. Grimaçant de douleur, la géante posa son sac sur le sol et en extirpa une boîte contenant ses lunettes de soleil, indispensables pour ne pas revenir de cette escapade avec l'acuité visuelle d'une abeille. Une fois sa vue soulagée, elle se tourna vers Jessica qui, elle aussi, avait mis pied à terre et se reposait sur Tay pour la suite des événements.

- Déjà prends ça, lui répondit-elle en tendant une boîte similaire à celle de ses lunettes, en plastique et se fermant à l'aide d'un aimant.

Ladite boîte contenait une autre paire aux verres épais et opaques, épousant parfaitement l'arrondi d'un visage humain pour envelopper les deux yeux au maximum. Ça donnait un style « aventurier » plutôt sympathique. Maintenant à savoir si ça saillait aux deux étudiantes n'était pas la question, c'était un accessoire de survie, pas de mode.

- Je t'aurais bien demandé d'en amener, mais il faut vraiment les lunettes les plus protectrices possibles et elles sont plutôt chères, donc c'est cadeau.

Taynara n'était pas la plus fortunée des élèves d'Ilukaan, mais avec seulement deux petites semaines d'économie d'argent de poche elle avait pu se payer ces lunettes, les autres frais du voyage ayant été gracieusement offerts par son père. C'était facile de faire des cadeaux avec l'argent des parents, mais Taynara ne comptait pas, de toute façon, s'étendre plus que ça sur la valeur de ce qu'elle venait de donner. C'était indispensable, alors pourquoi compter ses sous ? Sans laisser trop de temps à Jessica pour répondre, les deux pilotes, Teddy et Ludvina, étaient descendus à leur tour et s'approchèrent.

- Bien, on déchargera plus tard, suivez-moi, lança Ludvina avec sa brièveté coutumière.

Face à eux s'étendait, certes, une mer de neige à perte de vue, seulement ponctuée de petites hauteurs lointaines, des bosquets ça et là, du relief rocheux, l'ombre d'une petit rivière, mais c'était dans leur dos que tout était à découvrir. L'avion avait atterrit sur une longue piste d'asphalte jouxtant la fameuse réserve composée de cabanes aux murs colorés de bleu, de jaune et d'orange, toutes équipées de cheminées fumantes et, encore derrière, une sorte d’amphithéâtre rocheux naturel immense, peu profond, où se trouvaient, à l'ombre de conifères pour moitié carbonisés, toutes les installations pour recueillir et garder en captivité provisoire les dragons de la région. Dans d'immenses cages, on pouvait apercevoir ces lézards géants, certains assoupis, d'autres excités par l'odeur des nouveaux arrivants et hurlant comme des possédés vers le ciel inaccessible. Vu d'en haut, ils ne semblaient pas si grands, mais leur aura intimidait même à travers la distance. Taynara, elle, regarda ce spectacle dans un silence respectueux, enfant fascinée par les remous de l'océan ou du feu.

- Regarde, Jessica... murmura-t-elle sans même se demander si elle était entendue.

Voir Taynara dans cet état n'était pas courant, sa respiration profonde s'évacuait en grands panaches de vapeur à travers ses narines et sa bouche, lui donnant l'allure des créatures qu'elle admirait tant depuis des années. Se résignant à tourner les talons, elle avisa la cabane où s'engouffraient leurs compagnons, à peine plus grande que les autres, basse de plafond, lui laissant présager ses futures incommodités une fois entrée à l'intérieur.

- Ils sont cinq en tout ici, et quatre autres vivent dans la région et viennent leur donner un coup de main. On va bien s'amuser, tu verras.

Elle se voulait rassurante face à une Jessica qu'elle souhaitait soulager d'un probable sentiment de perdition, de confusion, s'apprêtant à lui présenter des inconnus qu'elle-même ne connaissait pas vraiment, s'apprêtant à vivre avec elle une semaine durant, sans savoir si elles s'entendraient bien, au final, ou si elle parviendrait à rendre le voyage agréable pour sa camarade. D'un geste de la main, elle désigna les quelques marches menant à la petite terrasse et à la porte d'entrée de la cabane.

- Aller viens, on va dire bonjour.

Voir Jessica toute enthousiaste face à ce spectacle ne pouvait pas faire plus plaisir à Taynara. Elle qui en avait les boyaux tordus d'appréhender sa réaction s'autorisa de profiter du bref soulagement, même s'il restait encore une semaine à garnir de bons moments pour être certaine que ce serait de chouettes vacances desquelles elles se rappelleraient longtemps. La première impression restait importante, mais mieux valait ne pas lâcher l'affaire. C'est donc les épaules et le dos tendus comme des cordes d'escalade que Taynara grimpa les quelques marches qui la séparaient de l'entrée du cottage. Le bois grinçait fort sous ses bottes et elle se surprit même à y aller avec précaution pour éviter de passer au travers de la terrasse aménagée par les gardiens de la réserve. S'y trouvait une paire de tables assorties de leurs chaises de jardins, histoire de prendre le thé dehors quand la météo le permettait, ce qui devait se compter en semaines au Nunavut, tout au plus.

Taynara dépassait sans problème la porte du petit logis, atteignant la base de la toiture. Elle aimait beaucoup ces petites maisons montagnardes, mais on ne pouvait pas faire moins adaptées pour elle. Qu'à cela ne tienne, le jour où elle travaillerait ici elle aurait sa propre cabane à sa taille, quitte à la construire elle-même. Sa lourde main frappa à la porte trois fois, faisant tomber de la neige depuis le toit, et on vint rapidement lui ouvrir. Une femme se trouva face à elle. D'ascendance gobeline, elle se trouvait donc encore plus petite que les autres face à Taynara. Cette dernière la reconnut instantanément : Eleanor, la gardienne en chef de la réserve.

- Haha, je savais bien qui faisait trembler notre pauvre maison juste en montant les escaliers ! Comment vas-tu Taynara ? Lança-t-elle de sa voix grésillante comme un ptizêtre.

- Très bien et vous, madame ?

- Tutoie-moi, allons. Et je vois que tu as bien amené une amie ! Elle salua Jessica de la main. Comment elle s'appelle ?

- Jessica, madame, pardon... Eleanor.

Taynara vouait, chose rare, un immense respect pour cette femme. Elle représentait toutes les valeurs qu'elle espérait un jour défendre et incarner. Dévouant sa vie aux dragons et à leur protection, elle s'adaptait à chaque environnement, vivait presque en ascète dans un des endroits les plus hostiles du monde, s'accommodait de toutes les difficultés pour accomplir son devoir et le tout en donnant à chaque fois l'impression d'une déconcertante facilité à supporter tout ça. C'était un roc, bien plus que ce que la géante ne serait jamais, quand bien même on pourrait sous-estimer l'une et surestimer l'autre par réflexe.

La cinquantenaire sourit aux deux jeunes invitées et leur montra l'intérieur d'un geste du bras pour les inciter à entrer. Taynara dut courber le dos pour passer la porte et, une fois à l'intérieur, trouva rapidement de quoi s'asseoir : un grand pouf qu'elle avait amené avec elle la dernière fois et qu'ils avaient ressorti pour l'occasion. Ça lui arracha un glapissement reconnaissant.

- Mais... il fallait pas ! J'aurai pu aller le chercher moi-même à la réserve !

- Et que tu casses toutes nos chaises en attendant ? Arrête tes bêtises et assieds-toi, et que ça saute !

Un rire chaleureux envahit la petite cabane, promptement suivi par celui, plus grave, de Taynara. Le chalet était composé d'un vaste salon, où se trouvait le pouf, mais également une longue table, des chaises, des fauteuils, des bibliothèques garnies de livres, des caisses de matériel qui attendaient d'être rangées et une grande télé accrochée en haut d'un mur pour se tenir au courant des informations et mettre un bruit de fond pendant les repas. La pièce sentait un mélange complexe de toile cirée, de sapin et de chauffage à gaz via le poêle au fond de la pièce, encadré par les sofas et fauteuils, qui diffusait une chaleur vite écrasante pour la géante. A droite de l'entrée se trouvait l'ouverture menant à la cuisine, pour l'instant vide, mais qui ne tarderait pas à tinter de toute la vaisselle qu'on y chahuterait pour nourrir les désormais huit personnes qui logeaient ici. Taynara se tourna vers son amie pour savoir ce qu'elle pensait de tout ça.

- Alors ? Ça te plaît ? On va passer un chouette Noël ici, je te l'assure.

Ça, c'est bon, elle en était persuadée. Il n'y avait pas décor plus idéal pour de bonnes fêtes de fin d'année et à la réserve draconique du Nunavut on savait recevoir. Une porte s'ouvrit à côté de la cuisine, c'était la réserve de nourriture au fond de laquelle se trouvait une autre pièce servant de toilettes. Ludvina en sortit en remontant haut son pantalon.

- Je boirais bien quelque-chose. Je vous sers quoi, mesdemoiselles ? Demanda la pilote.

Son humeur avait changé, elle était moins mutique et plus tranquille que durant le trajet. Elle prenait sa mission très au sérieux et convoyer un avion jusqu'aux frontières du Pôle Nord n'était pas chose aisée.

- Vu la chaleur qu'il fait, je prendrais bien de la bière, si tu en as. Merci ! Tu prends quoi, Jess ?

En attendant sa réponse, la géante enleva son épais sac de ses épaules, le posa sur une pile de sacs remplis de provisions inconnues et en fit de même avec son blouson d'hiver, ses gants, et même son pull.

- Mais tu comptes t'arrêter quand, jeune fille ? Questionna Eleanor sur un ton amusé.

- J'ai chaud ! C'est pas ma faute ! Répondit Taynara avec une espièglerie égale avant de filer s'effondrer dans son énorme pouf personnel qui pouvait bien accueillir deux autres personnes normalement constituées. Il n'y avait que dans cette posture qu'elle n'était pas obligée de se contorsionner pour ne pas heurter le plafond. C'était là qu'elle mangeait, d'ailleurs.

Et aller, la picole commençait ! Peut-être un des seuls inconvénients de cet endroit –enfin ça dépendait pour qui- c’était le peu de variété dans les manières de s’occuper. Ça, couplé au froid, l’envie de socialiser et de se réconforter, évidemment que l’alcool avait dans ce lieu une place privilégiée. Après, Taynara n’était ni un exemple, ni une moralisatrice. Très difficilement ivre, ce n’était pas un exemple de sobriété dans la consommation, alors en voyant Jessica demander quelque chose de la trempe d’un whisky, elle partit d’un léger rire.

- Ah ouais toi tu perds pas de temps ! Tu sais qu’on a la journée à tenir ? J’aimerai bien t’emmener dehors à un moment, et mieux vaut marcher droit !

En réalité, elle se doutait qu’un petit verre n’affecterai que trop peu cette increvable fêtarde de Jessica. La pilote, quant à elle, haussa les épaules, l’air un peu blasé comme à son habitude.

- Dans la région il n’y a pas d’alcool local, c’est les colons qui leur ont ramené, mais crois-moi qu’ils se sont rattrapés depuis, c’est un vrai fléau pour les moldus de la région.

Tandis qu’elle discourait, ses mains agiles s’étaient saisies d’une bouteille au fond du placard où était stocké l’alcool et en versa quelques centilitres dans un petit verre. C’était d’un jaune clair, à moitié opaque et ça sentait très fort le citron, jusqu’à l’autre bout de la pièce. Eleanor, la petite dame, lança à sa collègue un regard suspicieux, mais ne pipa mot, préférant recentrer son attention sur ses deux invitées.

- Tant mieux si tu te sens bien ici, lança-t-elle à Jessica avec un visage de grand-mère aux petits soins, et tu verras les dragons très vite ! Mais je dois te mettre en garde. Taynara ne travaille pas ici et même si elle est de très bonne volonté elle n’est pas habilitée à faire quoique ce soit avec nos pensionnaires, quand elle est seule en tout cas.

Son visage n’exprimait aucun reproche lorsqu’il se tourna vers la géante, qui acquiesça, les lèvres un peu pincées. Elle était un peu trop enthousiaste en présence de ces créatures et il lui était arrivée de tenter quelques folies sans la surveillance du personnel, ce qui avait été très mal pris, évidemment. Mais vu leur présence ici, son petit manège de ménage magique partout sur le site avait bel et bien convaincu la réserve de l’autoriser à nouveau à revenir.

- Donc si tu veux approcher les dragons, les nourrir, les toucher, n’importe quoi, demande-nous et on t’accompagnera. Ce sont des créatures magnifiques, mais excessivement dangereuses pour nous, tu le comprends bien j’espère. Je suis responsable de vous, alors je vous prierai de ne pas finir dans leurs estomacs ! C’est bien compris ?

Une mise en garde salutaire, prononcée avec bienveillance, sans infantiliser les deux jeunes femmes qui, du reste, seraient bien bêtes de prendre ombrage d’un message destiné à leur sauver la vie. Mais on ne sait jamais, surtout avec Jessica. De toute manière Taynara avait bien dans le but de repartir d’ici vivante et dans les bonnes grâces des gardiens. Son petit rêve secret était de venir travailler ici une fois ses études terminées, alors mieux valait faire exactement tout ce qu’Eleanor demandait. Et si pour ça elle devait bâillonner Jessica toutes les nuits pour l’empêcher de nuire elle le ferait ! Enfin, ça, c’était sans compter sa confiance en son amie pour bien suivre ces consignes. Une fois le discours de la maîtresse des lieux terminée, Ludvina, la pilote de l’avion, revint en tendant une bouteille de bière décapsulée à Taynara et le fameux petit verre à Jessica.

- Tiens, bois, c’est pas local, mais c’est ma spécialité, donc on peut dire que ça vient un peu du coin. Et c’est assez fort, t’en fais pas, asséna-t-elle avec fermeté.

Le liquide jaune clair au parfum très citronné était particulier, c’était du Rirmoncello, du limoncello qui… faisait éclater de rire la personne qui le buvait, comme si on la chatouillait. Car Ludvina, derrière son air patibulaire, était la plus grosse farceuse de la réserve et multipliait les farces. Les nouveaux venus étaient ses cibles favorites car elle pouvait leur faire quelques surprises qu’on attendrait pas du tout de quelqu’un de son genre. C’était la raison pour laquelle Eleanor lui avait glissé un étrange regard et que Taynara regardait le liquide en plissant les yeux, désolée par avance pour sa pauvre camarade. Après, ce n’était pas le pire, Ludvina avait également dans son arsenal un breuvage au doux nom de Mocka, un café au lait qui faisait sortir de la bouche de la victime des moqueries diverses, variées et toujours incongrues. La garantie de vexer tout l’entourage de la personne qui en boit. Taynara se força à reprendre contenance, pour ne pas vendre la mèche, et tendit sa bouteille à Jessica.

- On trinque ? A ta santé, Jess, ça me fait très plaisir que tu sois là, tu sais ?

Le piège était tendu et guettait la pauvre Jessica. Taynara n'était pas la plus forte pour faire des cachotteries comme ça, cacher un plan mis en marche, mais pour le coup elle pouvait compter sur deux choses : le fait qu'il y ai plein de gens pour parler à sa place et éviter qu'elle gaffe, et l'alcool, qui permettait de justifier qu'elle ait un sourire aux lèvres un peu étrange. Et, enfin, Jessica avala son rirmoncello, délivrant ainsi Taynara de son silence autant qu'elle délivrait de multiples rires très forts, trop forts, en guettant une réponse de la géante qui, de manière beaucoup plus volontaire, éclata de rire aussi face au pauvre destin de sa camarade.

- Désolée ! J'y suis passée aussi la dernière fois, ils allaient pas t'épargner !

Leur rire était contagieux et les autres membres du refuge les rejoignirent, bien que la pilote ne se contente que d'un ricanement discret, presque inaudible au milieu du brouhaha général.

- Te voilà officiellement la bienvenue parmi nous, de toute manière il faut bien ça pour rigoler aux blagues de Taynara donc je laisse la bouteille là et tu t'en sers quand tu veux.

Joignant le geste à la parole, elle posa le rirmoncello sur le bar en continuant de rire gravement. La géante, elle, avait bien attrapée la petite pique à son encontre.

- Eh ! Je sais que j'ai pas d'humour donc je fais rarement des blagues, tu peux pas dire que je fais pas d'efforts !

Et la tablée de continuer son fou rire général qui faisait du bien après autant d'heures de vol à rien faire, à peine discuter. C'était un peu aussi la raison pour laquelle Taynara adorait revenir dans ce sympathique refuge. Elle s'y sentait chez elle, mais pas comme chez son père car, tout aussi merveilleux qu'il soit, Joseph Ka'ana'ana était un célibataire endurcit avec très peu d'amis vivant près de chez lui, pas plus que de famille hormis sa fille qui venait le voir deux fois par an. Alors malgré tous les bons moments passés là-bas, les vacances chez son père revêtaient, pour Taynara, un large masque de solitude, quand même. Des moments privilégiés avec l'homme qu'elle aimait le plus au monde, mais qu'elle aimerait tant partager avec d'autres, que la maison déborde d'amour, de chansons et de tendresse plutôt que ce soit simplement réservé à elle et son père.

C'était ça que ce chalet lui apportait, lui et ses occupants, l'impression de vivre dans un grand bazar organisé, plein d'enthousiasme et de joie de vivre, des choses qu'elle faisait sienne toute l'année, mais qui n'étaient ni courants à rencontrer, ni très dans l'ère du temps à déployer. La politesse exigeait souvent d'être sobre, mesuré, pas trop expressif ou expansif dans ses gestes, sa parole et ses démonstrations affectives et, d'ailleurs, peu de gens se laissaient aller à pareils gestes les uns envers les autres aujourd'hui. A juste titre, l'esprit est plus méfiant, plus cynique, plus désabusé et, s'il eut existé un jour, le temps des grandes envolées tendres et physiques était terminé. Alors ça faisait du bien à la géante de pouvoir ainsi, calée dans son pouf gigantesque, profiter d'une ambiance pareille qui semblait tout droit sortie d'un film de Noël.

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Les yeux de Taynara s'ouvrent difficilement, ses paupières collées l'une contre l'autre par un mélange de mucus et de fatigue. Ça et une insoutenable soif, c'était à chaque fois ses principaux symptômes de gueule-de-bois. Une maladie courante dans ce nord gelé et hostile lorsqu'on se réunit à plus de trois. Et la veille ils furent presque une dizaine à s'entasser dans le petit chalet, à boire, manger encore et encore pour braver le froid, et se présenter l'un à l'autre, faire une séance de karaoké improvisée et enfin s'endormir au milieu de la nuit, sachant très bien qu'il faudrait se lever aux aurores.

Et là, à huit heures du matin, l'heure était venue de payer l'addition. La grosse main de Taynara interrompit le réveil de son téléphone tandis que, étalée sur un matelas couvrant le sol d'une des chambres d'amis et lui servant de lit, elle roula sur elle-même pour reprendre ses esprits, s'extirpant d'un doux rêve dont elle ne sut plus ce qu'il racontait à la fraction de seconde où son rêve s'était mis à sonner. Dans la même chambre dormait Jessica, histoire d'économiser de la place, et la voix grave et rouillée de Taynara appela sa camarade pour la réveiller gentiment.

- Hey, Jess, aller faut se lever, on a des dragons à aller voir.

Et oui, car c'était le grand jour. La veille il n'y avait pas eu grand-chose à faire ou à voir dans le refuge, mais aujourd'hui l'équipe médicale allait administrer un traitement à un vieux vert gallois qui n'avait jamais très bien supporté le rude hiver canadien. Et ça, Taynara ne voudrait le manquer pour rien au monde et gageait qu'il en était de même pour Jessica.

Contrairement à beaucoup d'idées reçues, Taynara n'était pas la plus vigoureuse demoiselle du monde, surtout le matin après avoir dormi sur un matelas. Si la géante faisait autant de sport c'était en réalité justement parce que ses articulations, ses os, ses muscles étaient soumis à des contraintes que ne vivait pas le reste de la population. Les géants se tenaient très bien avec leur corps, les humains aussi, les hybrides en revanche sont toujours plus hasardeux et il y avait toujours un risque de vieillissement prématuré de certaines parties du corps à force d'usure. Et donc Taynara faisait beaucoup de sport, d'étirements, de natation pour compenser ce déficit de pérennité inhérent à ceux de son espèce.

Hier, le seul sport qu'elle fit c'était un geste somme toute utilité dans la pratique sportive, la flexion du biceps. Elle le fit des dizaines de fois d'ailleurs... pour aller chercher son verre et le porter à sa bouche, autrement dit pas quelque-chose de fondamentalement fatigant. Mais ce n'était pas grave, la fatigue venait maintenant, ce matin, et le dos en vrac aussi vu le piètre lit donc elle avait disposé et dont elle ne toucherait aucun mot à ses hôtes car ça ne se faisait pas de critiquer le logis de gens très accueillants qui vivent au Pôle Nord et qui ne sont pas équipés pour accueillir des géantes... comme tout un chacun finalement.

Donc elle aussi n'en menait pas large et Jessica avec une parfaite réplique de son visage buriné par l'alcool en face d'elle. Enfin, en face à un mètre de haut, mais ça comptait. Taynara ne se fit pas prier pour se préparer elle aussi, surtout au froid. Merci les tailleurs sorciers d'enchanter strictement tous ses vêtements hivernaux pour que les gens puissent sortir vêtus comme à leur habitude. Ainsi, pour que ce soit plus commode dans l'appréhension des dragons, Taynara avait enfilé un manteau en cuir rouge, visible de loin, et de hautes bottes de montagne car même si les enchantements étaient puissants, si la neige traversait quoique ce soit elle serait ressentie tout pareil. Puis elle se lava sommairement, préférant le faire le soir même si la veille... elle avait un peu oublié le bain.

- T'en fais pas, ricana-t-elle d'une voix rauque alors qu'elles étaient sur le départ, j'ai pas la foi d'en faire de toute façon, t'inquiète.

Malheureusement pour Jessica, l'objectif immédiat n'était pas vraiment, pour la géante, de voir les dragons. Presque en état d'hypoglycémie vu la soirée de la veille elle avait un besoin viscéral et compréhensif de manger avant de faire quoique ce soit. Taynara était d'ailleurs un peu gênée de couper la chique de sa camarade comme ça alors que, à son échelle, Jessica montrait un bel enthousiasme pour aller les lézards volants.

- Désolée, Jess, mais il faut vraiment que j'aille déjeuner avant... Elle comprenait que la petite dame n'avait pas les mêmes besoins. Mais n'hésite pas à faire un tour sans moi pour explorer avant que je te rejoigne !

C'est vrai que pour la pauvre jeune femme d'ordinaire assez solitaire, ça devait lui faire tout drôle d'autant socialiser et elle aurait probablement besoin de quelques minutes à elle. Dans tous les cas, Taynara l'accompagna dans la pièce principale où ils avaient festoyé hier et où se trouvait déjà toute la compagnie qu'elle salua avec l'air gêné de celle qui en avait probablement trop fait ou trop dit sous le coup de l'alcool. L'ambiance était toujours au beau fixe dans cette réserve et c'était pour ça que Taynara souhaitait y travailler et, surtout, la présenter à ses amis proches.

- Elle reste pas manger avec nous, la petite ? Lança-t-on à l'intention de Jessica.