« Rigueur. Organisation. Méthode. Et un peu de créativité. Voilà les ingrédients pour réussir le plat parfait. Si vous appliquez ces règles, miss Lawrence, alors vous pourrez cuisiner n’importe quoi. »

Eula aurait préféré ne pas repenser à ces paroles.

Le froid à l’extérieur était de plus en plus vivace, s’installant et prenant ses aises sur la ville et l’école canadiennes. Par un tel temps, les élèves n’osaient plus autant rester dehors, et profitaient davantage de la chaleur d’un bon feu dans leur dortoir, ou du chauffage dans le Dôme. Même dans les couloirs, on pouvait parfois sentir le passage sinueux d’un courant d’air, entré par une fenêtre malencontreusement restée ouverte. La jeune Cervirald, quant à elle, s’accommodait de la saison hivernale qui approchait comme chaque année, habituée aux températures plus rudes. Cependant, elle se sentait tout de même plus joviale en cette journée de novembre, à l’idée de rejoindre un de ses endroits préférés dans l’école, un endroit où elle ne risquait pas d’avoir froid.

Cela faisait déjà quelques mois que Eula avait fait la connaissance de Moon-Lee Jung, un Lupy au tempérament et au langage plus que discutables, mais qui au-delà de ça, ne semblait pas bien méchant. La Cervirald aurait été bien hypocrite de juger qui que ce soit en se basant sur sa manière de parler. Lorsqu’ils avaient sympathisé, les deux étudiants avaient échangé sur leur passion commune pour la cuisine. Si la demoiselle n’était d’ordinaire pas très ouverte sur le sujet, gardant cela comme un passe-temps privé, la perspective de découvrir la cuisine d’autres horizons l’avait vite séduite. Et il se trouvait que son camarade, Coréen de naissance, en savait long sur l’alimentation et les ingrédients prisés dans son pays. L’occasion d’élargir ses connaissances dans cette activité qui occupait certaines de ses soirées était trop belle pour être manquée. Elle avait donc prévu avec son camarade d’un jour se réunir dans les cuisines d’Ilukaan, pour échanger leurs recettes.

Cet accord avait été conclu huit mois auparavant. Entre les nouvelles gouvernementales qui avaient secoué l’école, les manifestations, sans parler des examens et du passage de Eula en cursus universitaire, elle n’avait pas su trouver un moment pour retrouver son camarade et s’adonner à la préparation des plats qui leur tenaient à cœur. La Cervirald n’avait cependant pas oublié leur promesse, et s’était démenée pour avoir enfin une après-midi à elle, et demander à un de ses professeurs l’autorisation d’utiliser les cuisines dans ce but. Requête qui avait été validée, puisque Eula était une élève assez sérieuse pour qu’on lui fasse confiance, et car ce n’était pas la première fois qu’elle réquisitionnait le lieu et les ustensiles présents.

Ainsi, elle marchait d’un pas léger mais toujours aussi noble vers le réfectoire d’Ilukaan, sa main renfermant un polycopié signé par son professeur. Et c’était sur cette route que, malgré elle, elle s’était mise à songer aux mots que lui adressait son professeur d’art culinaire lorsqu’elle était jeune, au manoir des Lawrence. Elle se souvenait avec clarté du visage sévère et émacié de dame Grizel, ses robes de sorcière austères et son chignon noir et proéminent. Ses mains, quant à elle, n’avaient pas oublié la texture du bois de la baguette de la bonne femme, qui s’abattait parfois sur sa peau lorsqu’elle commettait une erreur. Un dosage imparfait, un geste pas assez souple sur la pâte, des oignons qui cuisaient une seconde de trop, tout était prétexte à la réprimander lorsqu’on lui enseignait les rudiments et secrets de la cuisine. La Cervirald gardait de cette époque un souvenir à la fois amer et satisfaisant, aussi paradoxal que cela puisse paraître. L’enseignement était rude, mais la méthode avait fonctionné : la demoiselle avait développé un tel talent pour la cuisine et la pâtisserie que cela faisait désormais sa fierté. Loin de la brutalité de l’enseignement initial, elle pouvait désormais s’adonner à ce passe-temps en toute quiétude, tout en sachant que ses compétences étaient suffisantes pour faire naître des plats qui raviraient ses papilles, ou celles de son entourage. Cela lui avait été bien utile lors du voyage à la ferme de Juneberry, lorsqu’elle avait dû cuisiner pour ses camarades par une chaleur étouffante. Certains élèves avaient évidemment fait les difficiles, ne souhaitant pas manger froid ni équilibré malgré la température, réclamant à corps et à cris hamburgers et frites. Mais dans l’ensemble, tout le monde avait été satisfait. Elle gardait juste dans un coin de sa tête le fait qu’elle devrait se venger d’Alfred F. Jones dans le futur...

Eula traversa le réfectoire presque vide à cette heure, et entra dans les cuisines, où elle présenta son autorisation d’utiliser la pièce aux chefs, qui à force, avaient pris l’habitude de la voir. Ils savaient qu’ils pouvaient confier leur plan de travail à la Cervirald sans s’inquiéter de rien. Alors que de leur côté, ils se mettaient en marche pour préparer le dîner des élèves, agitant leur baguette vers les ingrédients et casseroles pour obtenir de l’aide dans leur tâche, Eula, quant à elle, ne s’aidait pas de la magie. Elle avait appris que ses mains étaient le meilleur outil pour pétrir, assaisonner, et battre. Le fait de ne pas toucher les plats lui donnait la sensation de ne pas savoir exactement ce qu’elle préparait. Elle avait besoin de contact pour déterminer si une sauce était suffisamment onctueuse, ou une pâte suffisamment molle. Elle se contenta de remonter ses manches, de nouer un tablier propre autour de son corps, et de coiffer sa tête d’une toque.

En attendant que son camarade ne la rejoigne, elle prit le temps de sortir tout ce dont ils pourraient avoir besoin :  des ingrédients de base, en somme, ainsi que quelques éléments qui seraient utiles à la demoiselle. La noble savait déjà ce qu’elle allait préparer pour Moon-Lee. Elle comptait sur sa maîtrise parfaite de la recette, qui était l’une de ses préférées, et qu’elle connaissait au point de pouvoir la réciter et la suivre dans son sommeil. Elle espérait quant à elle que le Lupy viendrait muni d’ingrédients coréens typiques, car la Cervirald n’avait pas pris le temps de faire de courses en ce sens. Elle n’avait de toute manière aucune idée du genre de denrées nécessaire pour la cuisine asiatique. Mieux valait ne pas acheter inutilement, et ainsi gâcher la nourriture. Une fois le plan de travail parfaitement organisé, tous les ustensiles à disposition, Eula laissa échapper un léger soupir de contentement. Ce serait une bonne après-midi. Peu importait le jour, ou avec qui elle le passait, la perspective de cuisiner et de pouvoir manger par la suite la mettait toujours en joie.

Lorsque son camarade pénétra enfin dans la pièce, Eula venait tout juste de terminer la préparation et l’organisation de ce qui serait le « théâtre des opérations ». Sur le comptoir de métal rutilant reposait désormais tout ce dont les deux apprentis chefs pourraient avoir besoin. La demoiselle se tourna vers la voix grave mais néanmoins joviale de Moon-Lee, et lui adressa un signe de bienvenue. Elle pouvait remarquer sans mal la différence entre ce Jung-là et celui qu’on pouvait croiser dans la vie au quotidien dans les couloirs d’Ilukaan. Le Coréen qui avait d’ordinaire l’air si peu approchable, plus sinistre et menaçant, semblait libérer toute sa bonne humeur et son entrain lorsqu’il était question de cuisiner. Et la Cervirald ne pouvait que le comprendre.

« Nous n’avions pas déterminé d’heure précise à laquelle nous retrouver, alors tu as de la chance : tu n’es pas en retard ! Mais si cela peut te rassurer, je ne suis là que depuis quelques minutes. Tu n’auras pas à craindre mon courroux. »

On pouvait entendre dans son ton qu’elle-même était particulièrement détendue. Elle eut un regard pour les sacs apportés par le Coréen, ses yeux cherchant presque à transpercer le plastique pour découvrir de nouveaux ingrédients exotiques qu’elle pourrait ajouter à ses plats. Elle rejoignit le plus vieux qui allait se laver les mains au lavabo. Une hygiène irréprochable était primordiale avant de s’attaquer à toute préparation. Les plats devaient requinquer et apporter la santé à ceux qui les goûterait, pas leur refiler des microbes !

« Je suis curieuse de voir ce que tu as apporté, je dois l’avouer… J’ai hâte d’apprendre comment intégrer tout cela. »

Car si elle pouvait expérimenter, Eula ne se ferait pas prier. Elle connaissait sa recette sur le bout des doigts, mais elle avait aussi un certain talent pour déterminer quelle saveur pouvait se marier avec quoi. Si Moon-Lee lui faisait découvrir un élément au goût novateur, qui s’accordait à ce qu’elle confectionnait, alors il y avait sa place. Mais l’idée de repartir de zéro, d’expérimenter une cuisine absolument inconnue était aussi très attirant à ses yeux. Ainsi, elle proposa un arrangement qui pourrait leur convenir à tous les deux :

« Cuisiner chacun de notre côté serait une perte, à mon sens. Si je suis venue aujourd’hui, c’est pour découvrir quelque chose de nouveau avec toi, pas pour me cantonner à ce que je connais et que j’ai déjà fait cent fois ! Alors voici un compromis : faisons les recettes l’une après l’autre, tous les deux. Chacun fait la recette qu’il a sous les yeux à sa manière. Tu as le droit de ne pas respecter toutes les étapes, si tu le souhaites. Je ne garantie pas de faire un plat aux saveurs parfaitement coréennes non plus… »

En effet, Eula n’avait sans doute pas la même manière de doser, d’assaisonner ou d’allier les ingrédients que son camarade. Cette séance serait un saut total dans l’inconnu, mais cette perspective avait quelque chose de très excitant.

« Une fois terminé, nous pouvons comparer le résultat et déterminer ce qui va ou ne va pas dans les deux versions du même plat. Je pense que ce sera plus intéressant ainsi, et cela nous permettra à tous les deux d’évoluer dans nos compétences culinaires. »

Bien que Moon-Lee n’en avait sans doute pas besoin, vu le cursus qu’il suivait. Eula avait conscience que le jeune homme était sûrement bien plus doué qu’elle en cuisine. Elle avait eu un enseignement très académique et professionnel, mais la cuisine et la pâtisserie n’étaient désormais plus qu’un passe-temps pour elle, qu’elle avait perfectionné en autodidacte. Elle se doutait que les cours que recevait le Lupy à Ilukaan étaient hautement plus spécialisés. Ce dernier s’enquit d’ailleurs de son expérience dans cet art, comme si comprendre l’histoire de cette passion pour la demoiselle pouvait lui permettre d’appréhender davantage ce qu’elle allait cuisiner, l’arôme qu’auraient ses plats, ou juste de lui permettre de mieux la connaître, elle.

« Cela fait longtemps que tu cuisine ? Je veux dire, c’est quand que tu as commencé à cuisiner par toi-même ? T’as commencé jeune ou bien plus tard ? Et d’ailleurs pourquoi tu fais de la cuisine en fait ? Je suis assez curieux. »

Assaillie par tant de questions, Eula vint placer ses mains sur ses hanches, riant presque de tant de curiosité de la part du plus âgé.

« Et bien, qu’est-ce donc ? Un interrogatoire ? Je ne savais pas que tu étais de la police. »

Elle prit néanmoins quelques secondes pour réfléchir à sa réponse. Ces interrogations la plongeaient de nouveau dans ses souvenirs d’enfance, des fragments de son passé parfois désagréables, mais parfois aussi source d’espoir.

« J’avoue ne pas me souvenir exactement de quand j’ai commencé. » répondit-elle avec hésitation. Du plus loin que je m’en souvienne, cela a toujours fait partie de mes enseignements au manoir de mes parents. Oh, bien sûr, ce n’était pas eux qui m’apprenaient à cuisiner, ils avaient bien d’autres occupations. »

La perspective de pouvoir partager cette discipline avec ses parents ne lui aurait pas déplu, pourtant…

« J’avais une professeure très sévère dans ce domaine, dame Grizel. Elle avait une connaissance et un talent sans limite pour la nourriture, et je n’aurais sans doute pas pu souhaiter meilleure professeure, bien que ses méthodes de punition étaient parfois… quelque peu cruelles. »

La petite Lawrence restait parfois plusieurs jours avec des bleus sur les mains. Elle se disait désormais que tout cela n’avait pas été vain, et que ses réflexes – et ses poignets – avaient ainsi été endurcis. Néanmoins, on ne pouvait pas ignorer le fait que ce n’était pas une sanction acceptable envers un enfant.

« Cependant, depuis que j’ai rejoint Ilukaan, je cuisine surtout car c’est un plaisir. Cela a pour moi quelque chose d’apaisant. Il n’y a rien de mieux que le sentiment d’avoir fait des efforts, et de les voir récompensés en mangeant quelque chose de délicieux. Et puis au-delà de ça… J’aime simplement manger. »

Car c’était là sa principale motivation : manger de bons plats. S’il y avait bien une chose qui faisait plisser le nez à Eula, c’était de devoir engloutir un repas au goût douteux. L’école de sorcellerie canadienne avait bien cet avantage : tout ce qui y était cuisiné était toujours proche de la perfection, et ce grâce aux deux chefs qui partageaient la pièce avec eux.

Elle se rendit soudainement compte qu’elle venait de confier au Lupy cette partie de son passé sans aucune gêne. Elle qui gardait un si mauvais souvenir de son existence dans la demeure des Lawrence, voilà qu’elle se laissait aller à la nostalgie, et que cela lui déliait la langue. Elle s’empressa de sa reprendre.

« Regarde-toi, à me soutirer des informations si personnelles de la sorte ! Ça m’apprendra, tiens. Et toi, alors, qu’en est-il ? Je serais curieuse de savoir pourquoi tu as commencé ce parcours. »

Après tout, le meilleur moyen de détourner un sujet de conversation était de faire en sorte que l’autre parle de lui-même.

« En tout cas, si la méthode que j’ai proposée te convient, alors nous pouvons commencer. Tu peux me raconter ton expérience pendant que nous cuisinons. Et comme tu me laisses le droit de proposer mon plat en première… »

Elle sortit de sa poche une feuille de parchemin légèrement froissée et jaunie par le temps. On pouvait même remarquer quelques tâches de gras à différents endroits du papier. De toute évidence, l’étudiante avait très souvent suivi cette recette.

« La recette que je te propose est une tourte de lune. Pour faire simple, c’est une tourte à la viande. Personnellement, j’aime cuire la viande fumée et rajouter quelques épices. J’ai nommé cette version personnalisée du plat "Tourte tempétueuse". »

Elle n’était pas peu fière de sa version, qui relevait le goût de la viande et rendait le tout un peu plus salée. Elle se souvenait encore de la saveur du poulet, enfermé dans sa parfaite croute dorée, la première fois qu’elle y avait goûté. La viande avait été soigneusement marinée, jusqu’à devenir tendre, onctueuse et parfumée sur la langue. Elle qui trouvait autrefois que le poulet était une viande fade, qui manquait cruellement d’intérêt si on ne la mangeait pas en sauce, elle avait vite regretté ses paroles. Elle fit glisser le papier vers son camarade, prête à attaquer. Elle n’avait même pas besoin de jeter un coup d’œil aux ingrédients, ni à la procédure. Elle connaissait le chemin pour arriver à son plat de prédilection.

« Tous les éléments dont nous auront besoin sont sur le plat de travail. J’ai hâte de voir ce que donnera ta version. N’hésite pas à la customiser si tu le désires. »

Après tout, au-delà de la rigueur et de la méthode, la cuisine demandait aussi ce petit quelque chose en plus : la créativité.  

Eula fut satisfaite que son camarade approuve son idée. Elle n’aurait bien entendu pas protesté s’il avait préféré une méthode différente, ou plus proche de ses habitudes culinaires. Avec un hochement de tête vif et un léger sourire d’anticipation, elle se munit des ingrédients nécessaires en même temps que Moon, prêtant dans le même temps oreille à ses explications. Elle enviait quelque peu le passé du jeune homme, totalement ignorante des difficultés que lui et sa famille avaient pu affronter afin de joindre les deux bouts ou de faire prospérer leur entreprise.

« Je vois… C’est donc une affaire de famille, n’est-ce pas ? Ce n’est pas surprenant. Beaucoup d’enfant se prennent de passion pour l’activité de prédilection de leurs parents, surtout s’ils sont témoins de cette activité tous les jours dans leur enfance… »

Eula ne pouvait pas dire qu’il en avait été de même pour elle. La seule passion que ses parents possédaient était de conserver la pureté de leur sang, et de rester le plus éloignés possible des moldus et de leur progéniture. Chemin que Eula n’avait bien sûr pas suivi, malgré les doctrines arriérées qu’ils avaient essayé de lui inculquer chaque jour durant. La demoiselle effectuait toutes ses activités quotidiennes seule, que ce soit la danse, la cuisine, ou ses cours d’apprentissage de la magie. Ses tuteurs n’avaient été là que pour assister au résultat de ces occupations. Si Eula se montrait excellente dans ces domaines, ils la félicitaient. Dans le cas contraire, ils lui ordonnaient de faire plus d’efforts, n’acceptant pas moins d’elle que la perfection. Elle avait parfois rêvé d’une vie où ses parents se seraient réellement préoccupés d’elle et de ce qu’elle accomplissait, des efforts qu’elle fournissait même s’ils n’étaient pas toujours fructueux. Elle avait souhaité leur montrer un mouvement de danse et demander leur avis, pour peut-être corriger sa posture. Elle avait souhaité aller nager avec eux dans le lac de Brégence en été et chercher des coquillages dans le sable. Et elle avait souhaité cuisiner avec eux les mets les plus délicieux, faire leur fierté avec un plat d’exception. Mais ses parents n’avaient jamais rien mangé d’autre que la nourriture servie par les elfes de maison présents au manoir.

Elle chassa ces pensées parasites, sur lesquelles il n’était plus utile de s’attarder, à présent. Elle ne pouvait pas changer le passé, et ses parents ne changeraient pas non plus. Elle préféra écouter Moon lui faire l’inventaire de tous les horizons qu’il avait explorés à travers la nourriture.

« Je dois dire, c’est impressionnant ! Avoue-le, tu essayes de me voler la vedette, avec un curriculum pareil ! Je m’en souviendrai. »

Une fois de plus, ce n’était qu’une menace en l’air, signifiant simplement qu’elle admirait l’expérience de son camarade.

« Personnellement, je ne suis pas aussi versée dans différentes cultures. Je cuisine en fonction de mes envies. Si je trouve une recette étrangère qui m’intéresse, alors je la confectionne, c’est aussi simple que ça. Mais j’avoue avoir surtout appris des recettes européennes. Par exemple, je n’ai jamais vraiment pris le temps de me préoccuper de la nourriture asiatique. Peut-être que je me repose trop sur mes acquis… Découvrir quelques restaurants de ce type ne me ferait pas de mal. »

Malgré son peu d’expérience dans le domaine, la Cervirald avait une certaine soif d’apprendre. Découvrir de nouvelles saveurs, pour pouvoir peut-être améliorer ses propres plats, même s’il en résultait une cuisine hybride, piquait sa curiosité.

« Il faut dire qu’il y a tellement de choses à apprendre, et dans tous les pays ! Chacun a sa propre viande, ses propres épices, ses manières d’assaisonner ou de faire cuire les aliments. Tu parlais de cuisine italienne, et je m’y connais quelque peu. J’ai également un faible pour la nourriture hongroise. As-tu déjà goûté un goulash ? Oh, il n’y a rien de mieux ! Une viande tendre qui a mariné pendant des heures dans un bouillon de légumes et de paprika… Une merveille. Même la version autrichienne n’atteint pas le degré d’excellence de l’original. »

Voilà qu’elle s’emportait pour un plat qu’elle tenait particulièrement en estime. Sa langue avait tendance à se délier, la rendant plus aimable lorsqu’elle parlait de cuisine. Et elle s’imprégnait également de cette atmosphère de « partage », comme le disait si bien Moon-Lee.

« C’est vrai… Le plus important est de partager ce que l’on cuisine. Un bon plat peut réchauffer un cœur gelé, comme on dit. »

Elle se rappelait encore l’été passé à la ferme Juneberry, où elle avait eu le privilège de cuisiner pour les autres élèves pendant toute une semaine. Bien que certains avaient été des critiques difficiles, les repas se passaient toujours dans une ambiance survoltée et joyeuse et quelques-uns des mangeurs avaient même remercié Eula pour les plats qu’elle avait préparés. Si la demoiselle avait parfois du mal à supporter l’énergie incontrôlable de ses camarades, cette semaine-là n’avait pas été ainsi. Elle s’était au contraire imprégnée de l’ambiance, et en avait profité avec tout le monde. Lorsqu’elle était à Ilukaan, elle se sentait faire partie d’un tout. Cette idée laissa apparaître un léger sourire sur son visage, mais elle se reprit lorsque le Lupy enchaîna, commentant la recette qu’elle avait présentée.

« Je dois avouer que je ne suis pas vraiment familier avec ce genre de recette mais je suis assez curieux de voir la suite. En tout cas, le début me plait bien. »

Elle hocha la tête pour acquiescer à son propos. Bien que perdue dans ses pensées, elle n’en restait pas moins pleinement attentive et concentrée sur ses mains et sur sa tâche, entamant déjà le mélange du beurre, du miel et du lait condensé pour la préparation de sa pâte brisée. Elle effectuait tout d’abord des mouvements fluides, légers, le touillage ne nécessitant pas beaucoup d’efforts. Elle s’économisait cependant pour la suite, car une fois ajoutées la fécule de maïs et la farine, il lui fallut utiliser la force de ses bras pour parvenir à forme une belle boule de pâte souple. L’effort faisait ressortir la légère musculature qu’elle pouvait avoir dans les bras. Si d’apparence, la demoiselle n’avait que de la force dans les cuisses et les mollets, compte tenu de son apprentissage intensif de la danse, elle prenait de plus en plus le temps pour entretenir ses biceps. Peut-être cela lui serait-il utile à l’avenir, en dehors de la cuisine où elle pétrissait la pâte avec une facilité déconcertante. De plus, Eula aimait la sensation molle de la composition jaune pâle qui se pliait et s’affaissait sous ses phalanges. De son point de vue, c’était aussi agréable que de plonger le poing dans un coussin. Elle jeta un coup d’œil à la pâte de son camarade, tout en sortant du film plastique pour soigneusement emballer la sienne et la faire reposer.

« Tu te débrouilles bien. Je sais que certains utilisent une pâte feuilletée pour cette recette, mais je préfère personnellement la pâte brisée. Elle est plus facile à préparer, et surtout, il y a plus à manger ! J’aime lorsque ma tourte a de la consistance, et du craquant. »

Elle prit sa suite pour commencer la découpe des légumes. Leurs gestes étaient saccadés, en décalage, mais l’un comme l’autre parvenaient à obtenir des tranches nettes, régulières, et de la bonne taille malgré leur rapidité, ce qui attestait de leur expérience respective. Elle remarqua que la forme donnée par Moon était légèrement différente de la sienne, mais cela n’aurait certainement pas d’incidence sur le goût – peut-être davantage dans la répartition des aliments dans la pâte. Elle entreprit ensuite de couper les tranches de poulet, prenant soin de retirer tout morceau de gras qui s’attachait à la chair rose. Eula savait que la plupart des chefs laissaient un peu de gras sur la viande pour qu’elle fonde ensuite à la cuisson et s’imprègne des arômes, mais elle détestait se retrouver avec un petit morceau impossible à mâcher sous la dent. C’était une de ses petites manies lorsqu’elle cuisinait. Son assaisonnement fut des plus classiques – fécule, poivre et sucre –, hormis les quelques touches de paprika et de sésame qu’elle rajouta. Elle n’utilisa cependant pas de sauce soja, car elle n’avait jamais vraiment su la doser. Ses plats finissaient toujours trop salés lorsqu’elle le faisait. Peut-être était-ce car elle ne cuisinait jamais asiatique qu’elle ne savait pas s’en servir ?

Elle préparait déjà les poêles qui leur serviraient à cuire leur viande, puis leurs légumes, lorsqu’elle lui posa la question qui la titillait quant à son futur travail.

« Et qu’as-tu prévu après la fin de ton cursus ? Vas-tu continuer de travailler dans ce restaurant italien de Bloombury ? Ou peut-être comptes-tu reprendre le restaurant de tes parents ? De plus, j’ai du mal à me rendre compte de la compétition que l’on peut rencontrer dans ce genre de voie… Comment peux-tu te démarquer, selon l’enseigne que tu choisis d’ouvrir ? Car, ne le prends pas mal, mais je ne t’imagine pas vraiment ouvrir de restaurant trois étoiles ou courir après la gloire. »

Elle ne pensait absolument pas qu’il n’en avait pas les capacités, au contraire. Mais sous ses airs de voyou, elle avait su détecter le cœur de quelqu’un attaché à la famille et à la convivialité. Un restaurant de quartier lui semblait plus approprié. Mais la vie de restaurateur était dur, selon ce qu’elle avait entendu. Faire survivre son commerce dans ce climat pouvait s’avérer compliqué…  

« De quoi à peine payer le loyer ». Cette simple phrase fit comprendre à la demoiselle son erreur, et à quel point ses pensées avaient pu être déplacées, lorsqu’elle enviait la situation de son camarade. Elle n’en dit rien, mais la honte qu’elle ressentit lui fit quelque peu monter le rouge aux joues. Comme on disait, à chacun ses problèmes. Elle n’avait jamais eu de réelle relation avec le reste de sa famille, et Moon-Lee et ses parents avaient trimé pendant des années pour tenter d’avoir un cadre de vie décent. Le contraste était là.

Elle l’écoutait avec attention et au milieu de sa tirade, elle eut malgré elle le réflexe de lâcher, concentrée sur sa préparation :

« Oh ? Tu souhaites avoir des enfants ? »

Son propre automatisme la surprit. Une telle déclaration n’avait rien de surprenant, après tout. Elle savait grâce au chat d’Ilukaan que Moon-Lee était en couple avec un autre étudiant, bien qu’elle ne se souvenait plus qui. Et à leur époque, l’adoption d’enfants pour les couple homo-parentaux était de plus en plus accessible, en particulier chez les sorciers –bien qu’elle ne savait pas si Moon était réellement gay, ou tout simplement bi ; honnêtement, le savoir lui importait peu. Toujours était-il qu’avoir ce genre d’aspirations pour l’avenir n’avait rien d’étonnant. Simplement… la Cervirald n’y avait jamais vraiment réfléchi, de son point de vue. Elle envisageait clairement son avenir en tant qu’Auror, essayant de redorer le blason de sa famille, mais être en couple, avoir une progéniture… Cette perspective n’avait jamais fait partie du tableau.

Cette simple question soudainement posée par son esprit, comme l’éléphant dans la pièce, une interrogation qu’elle avait repoussée dans un coin sombre de sa tête pour ne pas trop s’en préoccuper, la tarauda légèrement. Elle toussa un instant avant de tenter d’embrayer sur un autre sujet. Parler de l’avenir de son camarade, de la cuisine… Oui, poursuivre là-dessus lui semblait être une bonne idée. La remarque moqueuse mais gentille du Lupy lui donna l’occasion parfaite de parler d’autre chose. Elle s’offusqua faussement, main sur les hanches, son couteau destiné à trancher ses bouts de viande toujours en main.

« Oh ?! Alors comme ça, je n’ai pas un talent digne de ce nom pour te tenir tête ? Nous verrons cela dans quelques années ! »

Malgré elle, elle en rigola aussi quelque peu. Elle se sentait détendue, se permettait quelques risettes car elle avait conscience de la confiance mutuelle qu’ils s’accordaient tous les deux.

« La cuisine européenne a tant à offrir. Je ne suis pas non plus une experte, mais j’ai goûté des plats délicieux en explorant quelques livres de recettes étrangères. Si tu veux, la prochaine fois que je cuisinerai du goulash, je te ferai goûter ça. Mais… Il est vrai que de ce côté du monde, nous affectionnons particulièrement la viande. Cela peut parfois nous porter préjudice, car cela donne des plats très consistants, qui peuvent très vite devenir lourds ou écœurants. Le dosage est donc selon moi une partie essentielle de la recette. J’aime me régaler, mais pas au point d’en tomber malade ! J’ai cru comprendre qu’en Corée, vous préférez quelque chose de plus léger, en particulier avec du poisson ? »

Elle savait que c’était surtout le cas du côté du Japon, qui avait un commerce de la pêche très développé. Mais la Corée se trouvant aussi entourée d’eau, eux aussi avaient peut-être la même stratégie.

Elle observa la préparation faite par Moon-Lee du coin de l’œil, remarquant l’utilisation de la sauce soja, qui était évidemment plus usitée dans la cuisine d’Asie de l’Est. Ne pas gâcher le gras et s’en servir pour graisser la poêle de manière naturelle était également une bonne idée à laquelle elle n’avait pas pensé. Eula utilisait plutôt de l’huile d’olive, ce qu’elle fit d’ailleurs, laissant le liquide épais frémir dans le fond en métal alors qu’elle mélangeait de l’eau à un bouillon cube. La cuisson du poulet nécessitait quant à elle une attention particulière, car cette viande ne devait pas être trop cuite pour ne pas devenir sèche, mais pas trop crue non plus au risque d’empoisonner quelqu’un. La demoiselle se dit que le bœuf avait décidemment bien plus d’avantages. Les explications de son camarade quant à l’expérience dans le domaine culinaire lui firent tourner la tête. Il connaissait son sujet, on pouvait au moins lui accorder ça. Eula était surprise qu’il ait conscience de la difficulté de travailler dans un restaurant, pire, d’ouvrir sa propre enseigne, et d’être malgré tout toujours déterminé à emprunter ce chemin.

« Tout cela m’a l’air bien compliqué… Le monde de la restauration n’a aucune pitié, si je comprends bien. Je dois dire, je suis bien heureuse de n’avoir cela que comme passe-temps. »

La pâtisserie serait peut-être différente, cependant… Après tout, l’étudiante attendait toujours la réponse de la boutique Bee Sweet à sa demande de petit boulot. Elle comptait bien finir sa vie en tant qu’Auror, une fois ses études achevées, mais en attendant, travailler avec Colette Petit à Bloombury lui semblait la solution la plus enviable pour s’amuser dans son travail en attendant la fin de son cursus universitaire.

« Cependant… Je ne pense pas que tu auras de problèmes, quel que soit le chemin que tu choisis. Après tout, tu l’as dit toi-même : il faut montrer que tu as des tripes. Je connais peu de gens aussi déterminés et enflammés que toi dans ce domaine, au point où c’en est presque effrayant ! Je pourrais te dire d’avoir confiance en toi, mais ça non plus, je ne pense pas que tu en manques. »

Sur ces bonnes paroles, elle retira son poulet du feu, ce dernier ayant pris une belle couleur d’un blanc cassé, pas encore trop dorée. Parfait. Il serait exquis et fondant. Elle enchaina en beurrant sa poêle et en y jetant ses légumes. La cuisson, des oignons en particulier, embauma la cuisine d’une délicieuse odeur sucrée, qui ouvrit l’appétit de la demoiselle. Ses yeux restaient fixés sur les ingrédients qui rissolaient doucement avec un crépitement, puis se noyèrent dans le bouillon qu’elle ajouta avec ses morceaux de viande. Cette étape était sa préférée : le liquide parfumé qui bouillonnait dans la poêle imbibait chaque élément, les odeurs se mélangeaient avec harmonie, tel un concert aux instruments synchronisés à la perfection. Ce moment lui donnait déjà un aperçu du goût qu’aurait son plat, la rendant rêveuse.

Les plans de carrière de Moon-Lee lui semblèrent logiques, dans l’ensemble… à deux exception près, qu’elle s’empressa de questionner.

« Donc si je comprends bien… La perspective d’avoir quelqu’un dans ta vie pourrait te détourner de ton objectif premier ? »

À ses yeux, cette idée allait de soi, mais était également frustrante, paradoxalement. Songer au fait qu’elle devrait sacrifier sa carrière pour satisfaire son couple lui laissait une certaine amertume dans la bouche. Elle ne savait pas comment elle affronterait une telle situation. La personne aimée serait-elle suffisamment importante pour mettre de côté ce projet d’avenir qu’elle avait depuis l’enfance ? Ou au contraire, préfèrerait-elle s’en détourner par amour ? Elle se dit que jamais elle ne pourrait trouver la réponse à sa question, à moins de faire l’expérience de ce dilemme elle-même.

« Un service militaire ? Pourquoi donc souhaites-tu accomplir cela ? Oh… À moins qu’il ne soit obligatoire, chez toi aussi ? »

En Autriche, le service militaire était obligatoire pour les citoyens masculins, et les femmes pouvaient choisir de l’entreprendre à titre volontaire. Eula, évidemment, n’en avait aucune envie. Son entraînement en tant qu’Auror serait bien suffisant, à son sens, pour défendre son pays ainsi que le monde sorcier. Et elle ne souhaitait pas que quoi que ce soit la retarde dans son ascension vers le poste qu’elle avait choisi.   

« Je ne sais pas encore. Je me pose la question mais bon… Je verrais avec le temps mais je ne suis pas contre l'idée, mais en tout cas je verrais en fonction de ma situation au moment où j'en ressentirai l'envie. Et puis ce n'est pas une décision que j'aurai à prendre seul, alors si mon compagnon ne veut pas, et bien je pense que je n'en aurai pas. Ce n'est pas quelque chose que je dois imposer à quelqu'un. J'imagine que tu dois assez facilement comprendre. »

Cette réponse laissa la sorcière aux cheveux bleus pensive. Qu’entendait-il par « Elle devait facilement comprendre » ? Pour la première fois depuis un long moment, la demoiselle fut quelque peu confuse. Elle qui planifiait tout à l’avance et refusait l’imprévu, la perspective de devoir attendre pour prendre cette décision la rendait fort nerveuse. Eula était tout à fait capable de s’adapter, plus que beaucoup de gens qu’elle connaissait, là n’était pas le problème. Mais si se jeter dans l’inconnu pouvait être évité, alors elle préférait cette alternative. L’inattendu pouvait être source de joie, tout comme il pouvait mettre en pièce des années de planification bien ficelée. Tournant ses légumes et sa viande dans sa poêle pour bien les imbiber du jus de la cuisson, elle laissa apparaître une légère moue.

« Comme tu le dis, ce n’est pas une décision à prendre à la légère. Mais personnellement, j’aimerais savoir de quoi sera fait mon avenir avant d’en arriver là. Je sais que ce n’est pas une chose facile à contrôler, et que mon parcours sera sûrement semé d’embuches, mais… C’est la raison pour laquelle je travaille aussi dur. Je veux mettre toutes les chances de mon côté, pour ainsi éviter l’échec. »

Elle s’était démenée pour entrer en cursus Auror et Défense Magique car c’était ce qu’elle souhaitait le plus au monde. Voir certains de ses camarades échouer et n’obtenir que leur deuxième, voire leur troisième vœu l’avait laissée perplexe. Était-ce un manque de volonté de leur part ? N’avaient-ils pas assez travaillé ? Ou avaient-ils des difficultés dans certaines matières, avec lesquelles ils n’arrivaient pas à remonter la pente ? La réponse restait pour elle mystérieuse.

« Alors… L’idée qu’un enfant, ou que l’envie d’en avoir un puisse arriver soudainement m’angoisse quelque peu. – elle haussa les épaules, comme pour balayer cette interrogation – Mais de toute manière, cette question ne peut même pas se poser à l’heure actuelle, puisque je ne suis pas en couple. »

Se demander si elle désirait un enfant alors qu’elle n’avait personne dans sa vie, et que son quotidien actuel lui convenait parfaitement aurait été stérile. Elle y songerait peut-être lorsque son cœur commencerait à battre pour quelqu’un.

Elle finit par se rendre compte que toute cette conversation était définitivement devenue bien personnelle. Le mouvement de sa main alors qu’elle remuait se fit un peu plus vif, comme pour évacuer une soudaine frustration.

« Pourquoi est-ce que je te raconte tout cela, d’abord ? Regarde ce que tu me fais dire… »

Eula n’était d’ordinaire pas le genre de personne à se livrer, alors pourquoi sa langue s’était-elle déliée de la sorte ? Peut-être l’atmosphère et le fait qu’elle soit en train de cuisiner la rendait un peu trop détendue ? Elle essaya de retrouver une attitude noble, plus réservée, redevenant celle qu’elle était habituellement. Cette tâche fut rendue plus difficile par les explications de Moon-Lee, lui suggérant qu’elle avait fait l’amalgame entre les cultures japonaise et coréenne. Peut-être trouvait-il cela offensant ? Eula avait beau montrer un caractère difficile à son entourage, laisser penser qu’elle confondait différentes cultures et qu’elle le faisait à raison n’était pas ce qu’elle souhaitait.

« J’espère que je ne t’ai pas donné l’impression qu’à mes yeux, ces deux pays étaient des copies conformes. Je ne suis simplement… pas assez renseignée. Si l’on exclue Ilukaan et ses différents voyages scolaires, je n’ai jamais voyagé en dehors de l’Europe, à vrai dire. J’espère que cela changera bientôt. Peut-être avec mon futur travail, qui sait ? Et à part toi, je connais très peu de Coréens. »

Son entourage comptait plutôt des Japonais, maintenant qu’elle y songeait : Gorou, Sara, Shinobu et Kyojurô… Elle ne s’en était pas rendue compte avant d’en parler. Peut-être avait-elle plus d’affinité avec le tempérament des Japonais ? Elle avait entendu que la plupart avaient un naturel très calme… même si comme le montrait Itto Arataki, ce n’était pas une règle universelle.

À mesure que les années passaient, la demoiselle ressentait de plus en plus ce désir de contact à tout ce qui lui était étranger. L’école canadienne lui avait permis d’ouvrir ses horizons et de développer une certaine curiosité pour la culture moldue, mais aussi pour d’autres nations. Le fait de côtoyer chaque jour des étudiants venant des quatre coins du monde l’aidait à se rendre compte d’à quel point le petit monde des Lawrence avait été étriqué. À présent que sa place en tant qu’élève était sécurisée, et que ses connaissances en magie étaient affutées, elle voulait sortir de sa zone de confort et se consacrer à autrui, découvrir, explorer. L’envie de partir en voyage pendant les prochaine vacances d’été lui faisait de plus en plus envie – bien que les voyages avec ses camarades étaient toujours très agréables.

C’était la raison pour laquelle elle prêtait attention aux explications de Moon-Lee, espérant étendre ses connaissances sur cette culture qui lui était inconnue. C’était l’occasion parfaite de rectifier son erreur.

« Une table avec un barbecue intégré ? C’est ingénieux… J’aimerais pouvoir en faire l’expérience un jour. »

Cela pouvait sembler banale pour le jeune homme, ou juste un gadget dans son pays d’origine, mais la perspective de manger de nouveaux plats de nouvelles manières attirait grandement la Cervirald.

« Pour ce qui est de la viande, en Autriche, c’est totalement le contraire. Nous mangeons énormément de bœuf, et beaucoup de porc également. Nous affectionnons en particulier les ragoûts et la charcuterie, souvent accompagnés de féculents, comme les pommes de terre. Mais l’accès à ses aliments est peut-être plus facile chez nous qu’en Corée. Je ne sais pas exactement comment se fait le commerce, là-bas, ou quelles sont les denrées les plus accessibles. »

Le pays de naissance de Eula était réputé pour ses plats très consistants et également pour sa pâtisserie, sans doute ce qui avait fait de la jeune femme ce qu’elle était aujourd’hui : une adolescente gourmande. Elle n’en éprouvait plus vraiment de honte, à présent, même si cela faisait toujours rire ses amis de voir une personne si distinguée engloutir des assiettes bien remplies et une part de gâteau à chaque repas.

Elle décela la surprise sur le visage de son camarade avant même qu’il n’ait ouvert la bouche, alors qu’elle se permettait de l’encourager. Il était vrai que ce n’était pas dans ses habitudes… Trouverait-il bizarre ce soudain changement d’attitude ? Ou se moquerait-il car elle avait soudainement baissé sa garde ? Cela lui apprendrait à se montrer ainsi sous un meilleur jour ! Pourtant, loin de lui reprocher son attitude ou de la regarder comme si l’étudiante face à lui avait brusquement changé de visage, il parut touché par ses paroles.

« Et bien merci beaucoup. Je ne m’attendais pas à autant de compliments à la suite, à vrai dire, donc merci. À vrai dire, je vais simplement faire de mon mieux et je verrai du résultat que tout cela aura mais si je donne tout, je ne pourrai pas avoir de regret même si le résultat n’est pas celui attendu. Le plus important dans sa vie, ce n’est pas d’atteindre ses objectifs mais simplement avoir fait de son mieux et ainsi ne pas avoir de regret. C’est comme ça que je vois les choses. »

Chacun des mots qu’il prononça sembla résonner en elle, tournant dans sa tête comme une nuée d’abeilles au bourdonnement incessant. Ce discours sonnait faux à ses yeux. Pas que la tirade du jeune homme ne fut pas sincère, au contraire. Cependant, la sorcière se demanda si tout cela était bien vrai, et si cette théorie pouvait également s’appliquer à elle. Moon-Lee semblait réellement penser que les efforts suffiraient à combler son existence, tant qu’il avait donné son maximum, et même si la tâche se révélait infructueuse. Sa main venant attraper une brique de crème dont elle versa le contenu sur sa préparation, Eula baissa les yeux, pensive.

« … Vraiment ? Personnellement, je pense que je serais frustrée, si je devais donner le meilleur de moi-même pour au final… ne pas obtenir le résultat escompté. »

C’était la crainte qui l’avait saisie pendant l’été, lorsque les notes des ASPICs avaient été annoncées. Eula avait été incapable d’ouvrir son bulletin pendant toute une journée, la perspective d’un échec la tétanisant. Elle avait travaillé d’arrache-pied pour accéder au cursus qu’elle désirait, en vue de la carrière toute tracée qu’elle s’était prévue. La probabilité qu’on lui ait refusé son premier choix était infinitésimal. Pourtant, une peur irrationnelle restait tapie dans l’ombre de son esprit, l’empêchant de sauter le pas et d’ouvrir cette maudite enveloppe. Elle avait dû être poussée par Gorou pour finalement s’y résoudre, affichant une fausse assurance après coup. « Tu vois, Gorou. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter de la sorte, voyons ! » Sa manière à elle de se rassurer, en somme. Peut-être subsistait-il encore au fond d’elle l’idée qu’en tant que Lawrence, elle n’avait pas droit à certaines choses, et ce malgré la bienveillance qu’avaient montrée ses professeurs et ses amis pendant ces sept années.

« Mais ce qui est sûr ce que toi aussi tu es une femme déterminée et je suis persuadé que toi aussi tu réussiras à atteindre tes objectifs. Tu as simplement à avancer et les obstacles ne seront que des formalités pour toi. »

Cette dernière déclaration balaya brutalement ses inquiétudes et la toucha de plein fouet, comme ses mots à elle l’avaient fait pour son camarade. Lentement, elle sentit un profond contentement l’envahir, comme l’idée que tout irait bien, et elle laissa malgré elle apparaître un léger sourire sur son visage. Moon-Lee ne se rendait sans doute pas compte d’à quel point ces mots étaient importants pour elle, et la rassurait au quotidien, la confortant dans ses convictions et dans le sentiment qu’elle faisait les bons choix. Il la complimentait peut-être sans trop y penser, naturellement, car cela lui semblait logique de mentionner la valeur des gens qui l’entouraient. Il n’était cependant pas le seul à le faire, les proches de Eula n’hésitant pas à l’encourager de la même manière de temps à autres. Ainsi, plus le temps passait, et plus la demoiselle était confiante. Et plus elle était confiante, moins elle avait besoin qu’on lui répète qu’elle avait de la valeur… même si c’était toujours agréable de l’entendre.

« Je te remercie. » se contenta-t-elle de murmurer, avant de tousser légèrement, comme si cet instant de faiblesse n’avait jamais existé.

Alors que la crème et le bouillon dans sa poêle commençaient à réduire dans un grésillement plaisant, elle l’écouta donner son avis sur l’importance qu’une relation pouvait avoir dans une vie, de là à supplanter les objectifs que l’on peut se fixer. Cela la ramena aux interrogations qu’elle avait eues plus tôt, se demandant si l’amour était capable d’apaiser l’aigreur d’une défaite.

« Je vais devoir te croire sur parole… Pour le moment, je n’ai pas de personne assez importante dans ma vie pour me détourner de mes objectifs. Pas que mes relations ne me tiennent pas à cœur… – même si elle ne l’avouerait jamais à voix haute – Mais j’estime que si mon entourage tient à moi, il doit comprendre mes ambitions et les accepter, voire m’encourager dans ma voie. »

Elle n’accepterait pas de la part de sa moitié un discours tel que « C’est soit moi, soit ton travail ». Avec un tel égoïsme, le choix serait vite fait.

« Mais je dois dire… Avoir une personne qui compte au point de pouvoir tout abandonner pour elle… C’est à la fois très déroutant et… assez romantique. Je peux comprendre que pour certains, ce soit une situation enviable. »

Peut-être saisirait-elle pleinement ce concept, un jour.

Alors que Moon-Lee lui expliquait la contrainte de devoir faire son service militaire en Corée, son œil avisé et son instinct aussi précis qu’une cocotte-minute lui firent remarquer que ses légumes et sa viande étaient assez cuits. Le bouillon avait suffisamment réduit pour bien enrober les aliments, se mêlant d’une manière onctueuse à la crème qu’elle avait ajoutée.

« La garniture est prête ! Mettons tout cela au réfrigérateur pour qu’elle fige, ainsi elle sera plus facile à mettre dans la pâte. »

Eula se souvenait sans mal de ses premières tentatives avec sa tourte, où elle n’avait pas fait assez mijoté sa sauce, ou pas laissé suffisamment reposer la préparation. Sa croute avait donc eu quelques fuites, imbibée par un jus encore trop liquide, et le plat avait était un échec car il ne se tenait pas. Elle mit donc au frais sa préparation et récupéra sa pâte, qui avait à présent la texture parfaite pour être travaillée.

« Nous pouvons maintenant passer à l’enveloppe de notre tourte ! »

Elle s’équipa d’un rouleau à pâtisserie pour commencer à aplatir la boule jaune et malléable. Cette dernière ne résista pas et s’allongea sans mal sur le plan de travail, ne laissant subsister aucun grumeau à sa surface. Une fois qu’elle eut obtenu l’épaisseur adéquate, elle découpa la forme de sa pâte à l’aide d’un moule circulaire, créant un rond parfait. Elle effectua cette étape avec minutie, d’une manière presque mathématique, ne laissant aucun bord dépasser. Elle se demanda comment son camarade allait manipuler son propre morceau, l’observant du coin de l’œil.    

« Je comprends la chose. Je ne serai pas du genre à tout planifier à l’avance je pense. Au moment où je voudrai vraiment de cet enfant, je le sentirais et à ce moment je prendrai une décision, mais d’ici là je préfère ne pas trop me poser la question. »

Au moins, tous les deux étaient en accord sur ce dernier point : ils se décideraient lorsque le moment serait enfin arrivé, lorsque la question se poserait, et pas avant. Malgré elle, Eula se demanda ce que cela donnerait, si elle devenait mère. Elle n’était pas le genre de personne à s’entourer d’enfants ou à rechercher leur compagnie, même lorsqu’il s’agissait de premières années à Ilukaan. Elle était bien trop occupée pour cela. Et elle avait la certitude que son caractère fermé et parfois sévère – même si cela n’était qu’une façade – ne plairait pas à des enfants. Dans ce cas, que se passerait-il si elle en avait, à elle ? Sa propre progéniture. Cette simple idée faisait naître en elle des sentiments contradictoires. Se sentirait-elle désarmée face à l’innocence et la pureté d’un bébé ? Ses manières changeraient-elles du tout au tout à cause de cela ? Deviendrait-elle plus douce, plus avenante et attentive ? Elle avait du mal à s’imaginer ainsi. C’était comme s’il s’agissait d’une personne totalement différente, dans un univers lointain. À cette pensée, un léger frisson lui parcourut l’échine, et elle ne fut pas aidée par le rire et la plaisanterie de son camarade.

« Il est vrai qu’on se livre énormément. Mais ce n’est pas forcément mauvais. Je ne sais pas si c’est le fait de cuisiner ou quoi que ce soit d’autre mais c’est agréable comme moment. C’est un peu comme une thérapie non ? Enfin j’abuse quand même un peu en disant ça. »

Elle se renfrogna légèrement, mais c’était plus par gêne d’avoir été découverte que par réel énervement. Elle fut forcée d’avouer :

« Je suis d’accord, c’est plutôt agréable. Mais une thérapie ! N’exagérons pas. Je n’ai pas besoin de ça. »

Elle ne le savait sans doute pas, mais Eula avait tort. Peut-être en avait-elle besoin, en réalité. Un psychologue se ferait sans doute un plaisir de la faire s’asseoir et de lui demander, tout en ouvrant son calepin « Quelle était votre relation avec vos parents, mademoiselle Lawrence ? » Et elle n’avait pas envie de parler de cela avec un inconnu. Avec un ami, passait encore, même si elle n’avait pas totalement sauté le pas avec Moon-Lee, de là à lui parler de sa famille et de leur éducation plus que traditionnelle.

« Un médecin qui fouille dans votre passé et tente d’en tirer les conclusions qui l’arrangent pour vous diagnostiquer tel ou tel trouble… Cela ne m’intéresse pas. Je peux très bien gérer mes problèmes toute seule. »

En bref, à ses yeux, psychologue était synonyme de charlatan. Sans doute était-ce une vision bien étriquée de la réalité, et elle ne se rendait sûrement pas compte à quel point ces séances pouvaient être salutaires pour d’autres personnes traversant une mauvaise période. Eula avait simplement appris à affronter ses problèmes tête la première, et elle y avait toujours survécu. Cela devait donc être la bonne méthode, selon elle. Le jour où elle affronterait les conséquences de ce comportement seraient sans doute difficiles pour elle.

La jeune fille aux cheveux bleus fut soulagée que le Lupy ne prenne pas ombrage de son amalgame. Il était bon de savoir que certains restaient encore ouverts à ce genre d’erreur, et ne vous sautaient pas brusquement à la gorge car vous aviez écorché un nom étranger ou confondu deux traditions venant de deux pays différents. Pour Eula qui était peu sortie de sa zone de confort depuis son enfance, elle était rassurée de voir que des personnes bienveillantes avaient la patience de lui expliquer et lui enseigner des choses qui lui faisaient défaut, plutôt que de simplement lui faire la leçon en pointant du doigt son ignorance.

« Venant de quelqu’un comme toi, qui a au premier abord l’air peu approchable, c’est très appréciable que tu sois aussi indulgent. Je me rends de compte que tu es bien différent de ce que j’avais imaginé lorsque je t’ai rencontré. »

Ce n’était pas une insulte, loin de là. Mais avec son langage grossier, sa dégaine de délinquant et sa mine sombre, Moon-Lee n’avait pas l’allure de quelqu’un avec qui on pouvait boire du thé ou parler voyage. Elle l’aurait davantage imaginé à traîner dans des ruelles sombres, à fumer des substances plus que discutables et sans doute peu légales, et dérober la sucette d’un enfant dans la rue.  

Lorsqu’il envisagea de l’emmener manger autour d’un de ces fameux barbecues coréens, elle plaça une main sur sa hanche avec un léger sourire.

« Serait-ce une invitation ? Prends garde à toi, car avec moi, les promesses sont sacrées. Je n’oublierai pas ce que tu m’as proposé aujourd’hui ! Et puis, cela me changera de mes sorties habituelles. D’ordinaire, mon restaurant de prédilection est le Pasta Kedavra. »

« Prédilection » était un euphémisme, puisqu’elle s’y rendait une fois par mois, pour avoir l’occasion de goûter à tous les plats de la carte, avant que cette dernière ne soit modifiée par le chef. Elle n’abusait pas, cependant, et ne s’y rendait pas davantage. Son budget n’était pas extensible, et elle se laissait seulement le loisir de se faire plaisir de temps à autre.

« Le propriétaire est un homme vraiment étrange, et a certainement un passé trouble… Mais sa cuisine est exceptionnelle. Mais puisque tu as travaillé avec lui, tu dois sans doute déjà le savoir ? »

D’aucun aurait senti sa curiosité se réveiller à l’idée d’entendre les informations que Moon-Lee avait pu recueillir entre deux assiettes envoyées en salle. Cependant, Eula n’avait jamais réellement cherché à s’immiscer dans des affaires qui ne la regardaient pas. À partir du moment où elle pouvait dîner dans son restaurant préféré et ne pas être inquiétée de se faire kidnapper par une quelconque mafia sorcière, elle ne se préoccupait de rien.

À l’instar de son partenaire, elle mit de l’ordre dans son poste de travail avant de passer à la suite. Pas que le comptoir fut particulièrement sale, cependant. Les deux cuisiniers savaient ce qu’ils faisaient, et cela se ressentait dans la propreté qu’ils laissaient face à eux. Tout en nettoyant sa planche à découper dans l’évier attenant à la cuisinière, elle écouta ses explications, avant de répondre, pensive :

« C’est admirable de ta part d’être aussi déterminé. Tu penses donc que l’on peut concilier les deux, sa vie de famille et sa passion… J’espère que tu as raison. Il est toujours douloureux de devoir choisir entre deux éléments de notre vie qui font notre bonheur. Et il est vrai que nous avons l’avantage de la magie. Quelle que soit la distance qui nous sépare de notre famille, nous pouvons toujours la combler instantanément… »

Les moldus avaient sans doute la vie bien plus dure qu’eux, de ce côté-là. Combien de famille avaient ainsi été séparées par une carrière ? Ou par un accident, une blessure qui ne pouvait pas être soignée par la magie ? La demoiselle se demandait parfois ce qu’il serait advenu si les sorciers avaient continué de coexister avec les moldus, au lieu de se cacher pour protéger leur existence. Ses enseignements familiaux lui feraient dire que cette dissimulation était une honte, et que les sorciers méritaient de vivre au grand jour, dominants. Mais la Eula d’aujourd’hui n’était pas beaucoup plus optimiste. La magie serait-elle utilisée pour le bien uniquement ? Une telle pensée était utopiste. La réponse était bien entendue « non ».

Elle chassa une fois de plus ces divagations négatives et se dépêcha d’aller allumer le four, le faisant chauffer à 200°C en prévision de la cuisson de leur chausson. Cela laissa au Lupy le temps de terminer la forme de sa propre pâte, ainsi elle alla sortir son mélange de légumes et de viande du frigo. L’étape suivante était presque un jeu à ses yeux. Elle déposait sa garniture sur la pâte, tentant de doser correctement pour que la tourte ne soit pas trop pleine et ainsi ne se déchire pas à la cuisson, mais tout en en mettant assez pour que le plat soit consistant et gourmand. Croquer dans de la pâte brisée vide n’avait pour elle aucun intérêt. Une fois le tout correctement enveloppé, elle entreprit d’aplatir et de rouler les bords de la pâte pour enfermer la garniture dans son écrin, avant de s’amuser à la décorer à l’aide d’un peu de jaune d’œuf et d’un pinceau, dessinant quelques traits et des formes de losange semblables à des cristaux sur le dessus. Ni la forme du plat ni la décoration n’étaient inscrits sur la recette.

« Tu n’es pas forcé de m’imiter. Fais parler ton imagination pour cette partie-là. J’ai tendance à toujours donner la même forme de croissant à ma tourte, et à ajouter les mêmes motifs sur le dessus. Lorsque j’étais enfant, celle cuisinée par mon professeure avait davantage la forme d’un dôme, mais j’avais préféré y mettre un peu de ma personnalité. Et comme je m’entraînais parfois tard le soir pour bien saisir toutes les étapes de la recette, il m’arrivait d’apercevoir un croissant de lune par la fenêtre. Alors je reproduisais ce que je voyais. Mais tu peux en faire quelque chose de personnel, qui parle à ton expérience. »

Peut-être désirerait-il donner une allure particulière à sa préparation ? Quelque chose qui lui rappelait son enfance ? Elle était impatiente de contempler le résultat.     

« Je suis assez d’accord avec toi, je me vois mal me rendre chez ce genre de médecin pour déballer toute ma vie et qu’avec ça il m’explique la totalité de comment fonctionne mon mental. Je trouve ça assez spécial comme chose. Je ne pourrais pas. Cela me semble bien trop spécial pour que je puisse tenter ce genre de chose. »

Au moins, ils pensaient la même chose sur ce point. Eula se permit même de renchérir, l’air sûre d’elle, confiante :

« Peut-être est-ce réservé aux personnes qui ignorent qui elles sont, ou qui éprouvent de la confusion quant au chemin qu’elles doivent emprunter. Personnellement, ce n’est pas mon cas. Je me connais suffisamment, et je sais où je vais. Je n’ai pas besoin qu’un inconnu vienne me l’expliquer. Et ce doit être la même chose pour toi, vu ce que j’ai pu analyser de ta personnalité. »

Comme elle le décrivait, il était clair que la demoiselle était du genre à se tourner vers l’avenir, et non à regarder en arrière. Ce qui la freinait ou lui était inutile restait derrière elle, comme le jour où elle avait coupé les ponts avec sa famille car son influence était trop néfaste. Elle n’avait pas le temps de supporter de fardeau qui risquerait de la ralentir ou pire, de la faire échouer dans ses objectifs. Et elle comprenait que malgré leurs divergences de méthodes en cuisine, ou la manière dont ils voyaient la construction de leur avenir, elle et Moon-Lee avaient au moins cela en commun.

Le rire du jeune homme la fit légèrement froncer les sourcils. Se moquait-il d’elle ? Ou était-ce de la première impression qu’elle avait eue de lui lorsqu’elle l’avait rencontré ? Elle secoua légèrement la tête à sa demande, mains sur les hanches.

« Je ne prête pas attention aux rumeurs. Vu celles qui circulent sur moi, ce serait hypocrite de ma part. Donc je n’ai rien entendu de spécifique te concernant. Sans compter que tu es bien plus âgé que moi, alors nous ne côtoyons pas le même cercle d’élèves. Non, simplement… Lorsque nous avons conversé la première fois, tu avais un langage bien grossier ! Je ne trouvais pas cela très convenable… »

Eula n’était pas le genre de personne à employer des injures, sauf peut-être lorsqu’elle était furieuse. Mais peu de gens l’avaient réellement vue dans cet état, la demoiselle étant capable de garder son calme et sa résilience en toute circonstance. Elle se questionnait parfois sur le type de situation qui parviendrait un jour à la faire sortir de ses gonds. En tout cas, les insultes étaient à ses yeux l’arme des faibles. On pouvait briser quelqu’un avec des mots, mais une bonne répartie suffisait. Des paroles infâmes et grossières ne faisaient que ridiculiser celui qui les utilisait.  

« Et puis, sans vouloir te vexer… Tu as parfois une dégaine de délinquant. Je ne pense pas que les tatouages soient en eux-mêmes le problème. Il s’agit d’un tout. Tes cheveux en bataille, les bijoux que tu portes, ton code couleur de prédilection… Tout cela a un impact sur la manière dont les gens te voient. Prends mon apparence, par exemple. Les gens pensent que je m’habille de manière vieillotte et trop guindée, ce qui accentue ma personnalité de noble acariâtre, à leurs yeux. »

Ce n’était pas une connexion que la Cervirald avait faite seule. On l’avait murmuré dans son dos – parfois un peu trop fort – et on le lui avait même dit en face. Pas plus tard que fin octobre, lorsque la sorcière aux cheveux bleus et Kyrstie étaient sortis à Bloombury pour lui dénicher un job étudiant, une patronne de boutique cosmétique avait décrit son maquillage comme old school et des vendeuses avaient ri en conseillant à Eula d’aller s’habiller au magasin Attic Sparrow, qui avait la notoriété de ne vendre que de vieilles fripes.

« Et hors des cours, je m’habille avec énormément de bleu, et avec du cuir. Cela me donne à leur yeux l’apparence d’une reine des glaces au cœur de pierre. Les gens nous jugent selon ce qu’ils perçoivent de nous, extérieurement. »

Cependant, car tout cela n’est en rien une critique de la part de la jeune femme, elle se permit d’ajouter pour rassurer son camarade, son ton s’adoucissant :

« Mais cela ne veut pas dire que nous devons en changer pour autant. Tant que notre façon de nous vêtir nous plaît, alors nous ne devrions pas nous excuser. Il y aura toujours des gens pour accepter la personne que tu souhaites être, et pas celle que les autres veulent voir. Personnellement, je me moque de la manière dont tu t’habilles, ou si tu as des tatouages sur les bras. J’ai simplement accepté le fait que tu ressemblais à cela, que cela faisait partie de ta personnalité. »

Était-ce des paroles trop douces, trop gentilles de sa part ? Elle qui repoussait toujours les gens et leur affection semblait complètement transformée par cette conversation. La Cervirald savait simplement qu’il était agréable d’entendre ces mots. Rien n’était plus satisfaisant, rien ne réchauffait plus le cœur que de savoir qu’être soi-même était suffisant. Il n’y avait pas d’explication à donner, tant que l’on était honnête envers soi-même et envers les autres.

« Il en va de même pour notre attitude. Toi comme moi, nous avons parfois un mauvais caractère, ce qui rebute notre entourage. Mais plutôt que de changer de comportement pour se conformer à ce que désirent les autres, mieux vaut ne pas se cacher derrière un masque, tu ne penses pas ? »

Eula savait que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, les élèves ne verraient toujours en elle que l’héritière des Lawrence et de leur passé trouble. Alors plutôt que de constamment marcher sur des œufs et de courber l’échine, elle avait décidé de se moquer de l’opinion d’autrui. Elle vivait beaucoup mieux ainsi.

Clignant des yeux, elle sentit son visage rougir légèrement, et elle tenta de se reconcentrer sur son pinceau et les décorations de jaune d’œuf sur sa pâte.

« Je me suis peut-être légèrement écartée du sujet… – elle toussa un instant pour retrouver une certaine prestance – Bref, que ce soit toi, ou M. Vargas, vous ne devriez pas vous préoccuper de ce que disent les autres, tant que vous laissez libre court à votre personnalité et votre passion. »

Par leur talent pour la cuisine, Moon-Lee et Abbanzio avaient de l’or entre les mains. Toutes les portes s’ouvriraient à eux s’ils mettaient cette compétence au service de leurs clients, ou de leurs proches.

« De plus, tu es maintenant président du Conseil des élèves. Tu as certes des responsabilités, mais tu n’as à répondre de rien devant personne. Assume simplement tes décisions et ton mandat se passera sans accroc. D’ailleurs, je vous félicite pour ce qui a été organisé jusque-là. Je me suis beaucoup amusée lors de la bataille navale, et lors du bal d’Halloween. »

De toute manière, la sorcière savait que le Coréen faisait déjà un bon président. Quelques accrochages avaient été à déplorer avant les élections, mais cela semblait plutôt dû à des chamailleries interpersonnelles qu’à sa manière de diriger ou ce que les gens pensaient de lui en tant que personne. Elle qui avait voté pour le Conseil adverse, elle ne regrettait cependant pas que Moon-Lee et son équipe ait été choisis, puisqu’ils accomplissaient un excellent travail.

Eula ajouta enfin la touche finale à son chausson, délicatement décoré de losanges, semblables à des diamants, et de quelques lignes fines et courbées. Il avait fier allure, mais cela n’était rien comparé au résultat une fois cuit. Elle tourna son regard vers la préparation de son camarade, et eut un léger sourire à la vue du petit nuage dessiné sur le dessus. Elle trouva cela mignon.  

« Il ne reste plus qu'à passer à la cuisson et on sera bon c'est bien ça ?

– Tout à fait. Mais si nous voulons que notre décoration ressorte sur la pâte une fois cuite, il faut la faire précuire pendant six minutes. »

Avec un geste expert et précautionneux pour ne pas les déformer, elle attrapa les deux tourtes pour les disposer sur une plaque en fer, préalablement couverte de papier cuisson pour éviter que les chaussons ne collent, et enfourna le tout.

« Une fois la pré-cuisson terminée, nous pourrons étaler le reste de notre jaune d’œuf sur la pâte pour qu’elle dore bien lors de la vraie cuisson. Cette fois, ce sera dix minutes. »

En attendant, elle prit le temps de débarrasser et de laver les ustensiles qu’ils avaient utilisés, ainsi que de nettoyer le comptoir. Le plan de travail était si propre malgré leur présence qu’il semblait que personne n’avait cuisiné dessus. Une fois qu’elle eut remis de l’ordre, elle se pencha face au four pour observer l’état de leur plat. Les chaussons étaient encore très blancs, même si l’on pouvait voir la croute se durcir et s’épaissir à la chaleur. Le détail le plus marquant était en revanche les dessins faits au pinceau, qui avaient bruni jusqu’à former de jolies décorations croustillantes sur le dessus. Cela prenait forme. Eula pouvait déjà sentir l’arôme du feuilleté s’échapper, un mélange de pâte chaude, de légumes et de poulet. Une fois les six minutes passées, elle sortit la plaque en prenant garde à ne pas se brûler, et elle commença à badigeonner sa propre tourte du jaune d’œuf restant dans son bol. Il ne restait plus qu’à la cuire une dernière fois, et ils pourraient se régaler ensemble. Elle remarqua que les deux autres cuisiniers, afférés à leur propre préparation de l’autre côté de la cuisine, tournaient vers eux des regards curieux, les sens attirés par l’odeur et l’aspect qu’il pouvait observer depuis leur poste. Peut-être souhaiteraient-ils eux aussi goûter à ce que les deux étudiants avaient préparé ?

Eula s’étira légèrement, les membres tendus à force de mouvements si précis et rigoureux. La cuisine était toujours un plaisir pour elle, mais demandait tant de concentration que la demoiselle se retrouvait à devoir contrôler chacun de ses gestes et à agir avec la plus grande prudence. Pour se détendre, elle continua de converser avec le Coréen, de plus en plus à l’aise. Elle avait compris que Moon-Lee et elle possédaient en fin de compte des caractères vraiment semblables, et qu’avoir une conversation ouverte et naturelle avec lui était très facile. Elle ne regrettait pas d’avoir accepté de passer cet après-midi avec lui. Elle avait à présent hâte de tester la recette asiatique que le Lupy avait apportée.

Les dix minutes s’écoulèrent assez rapidement et ils purent enfin observer le résultat de leurs tourtes : bien que les deux préparations semblaient sensiblement différentes par leur forme et leur contenu, elles étaient dorées, croustillantes et jolies, et avaient l’air délicieuses. Eula posa ses mains sur ses hanches, cette fois par satisfaction, et non par agacement contrairement à d’habitude.

« Cela me semble parfait. Nous n’avons plus qu’à goûter, puis nous pourrons passer à la suite ! Qu’en dis-tu ? »

Elle préférait sauter l’étape de la décoration de l’assiette, bien que c’était une phase amusante et qui laissait parler le peu de compétences en dessin qu’elle possédait. Après tout, s’ils mangeaient tout de suite, la présentation ne servirait pas à grand-chose. En ce qui la concernait, elle ne pouvait plus attendre. Pouvoir manger les plats qu’elle avait préparés était pour elle la récompense ultime que pouvait offrir la cuisine.      

« Il est vrai qu'en me souvenant de notre première rencontre, je n'ai pas été le plus agréable. Mais j'ai un peu changé depuis, j'ai fait en sorte de me calmer. Enfin j'espère que c'est le cas quand même. Enfin je pense que je ne serais pas président si j'étais une brute insultante encore aujourd'hui. Remarque, nous avons eu Lovino comme président alors bon. »

Cette réponse la fit doucement rire. En l’espace de quelques mois, Moon-Lee aurait donc changé de comportement ? Fondamentalement, la jeune femme se disait qu’il n’avait pas tant changé que cela, et c’était tant mieux. Aussi grossier qu’il ait pu paraître, le Lupy lui avait tout de suite semblé habité d’une énergie acérée et d’une forte détermination, ce qui n’était pas pour lui déplaire. La mention de Lovino fit quant à elle apparaître sur son visage un mélange de lassitude et d’amusement.

« Ah, ne m’en parle pas ! Sans dire que Lovino n’a pas pleinement assumé son rôle de président, car je ne le pense pas… J’ai moi aussi eu quelques accrochages avec sa personnalité. Bien qu’il semble que j’ai eu une vision bien différente de lui que ce que la plupart des élèves mentionnent… Il m’a paru plutôt charmeur et espiègle sur le moment, et s’est amusé à me piéger avec une farce, alors qu’on me l’a plutôt décrit comme désagréable, bruyant, et enclin à repousser les autres. »

Peut-être ce changement de caractère avait-il une explication… La sorcière ne pouvait bien sûr pas savoir que Lovino se montrait avenant et sympathique envers les membres du sexe opposé, alors que les hommes lui inspiraient plutôt de l’aversion. En tout cas, le Coréen semblait s’être confronté à cet aspect plus piquant de l’Italien.

Il lui apparaissait que malgré cela, la passation de pouvoir entre les deux élèves s’était faite sans dispute. Peut-être Lovino avait-il été soulagé d’être délivré de ses obligations de président ? Il était bon de voir que malgré cette transition, les activités à l’école battaient toujours leur plein… Après tout, Ilukaan sans un peu d’agitation ne serait plus vraiment Ilukaan. Eula, qui d’ordinaire n’aimait pas le chaos, avait fini par se faire à se quotidien trépident, avec son lot de surprise, comme les fréquents caprices du Dôme.

Sa remarque sur leurs styles vestimentaires respectifs et l’allure que cela leur donnait aux yeux des autres la fit légèrement sourire – il était rare qu’elle sourit autant dans une même journée, d’ailleurs, excepté en compagnie de ses proches.

« Une noble et un délinquant ! Je me demande ce que les passants en penseraient, si nous nous baladions dans la rue côte à côte. »

Sans doute pas grand-chose, en réalité, et même dans le cas contraire, la demoiselle n’en aurait rien à faire.

« Et bien voilà qui est vachement cool comme gestion des choses de ta part. C'est bien de voir que pas tout le monde ne juge les gens uniquement par leur apparence et c'est assez agréable. Mais bon tu te doutes bien que je n'aurais pas fait autant de tatouage si cela me dérangeait que les gens me jugent sur cela. J'ai accepté de mettre le regard des autres de côté alors bon. Mais oui je comprends parfaitement ta vision des choses. On est assez d'accord là-dessus. »

Elle laissa échapper un rire sans joie, presque moqueur face à l’idée exposée par son camarade.

« Je serais bien mal placée de juger les autres sur des bruits de couloir ou sur leur manière de s’habiller. J’en suis moi-même victime depuis mon arrivée à Ilukaan, alors ce serait de la dernière des hypocrisies ! Que les gens se fichent mutuellement la paix sur ce genre de sujet, et le monde ne s’en portera que mieux. »

En tout cas, elle-même se portait bien mieux depuis qu’elle s’était entourée de personnes compréhensives et qui l’acceptaient telle qu’elle était.

« Je trouve cela dommage que tu n'aies pas accepté de devenir membre de notre Conseil. Cela aurait été vachement cool je pense. »

Si Eula avait été honnête, elle aurait avoué que cette proposition l’avait profondément touchée. Que son efficacité et son investissement soient valorisés au point de lui offrir un poste dans le Conseil des élèves d’Ilukaan était inespéré pour elle. Cependant, elle avait refusé, pour des raisons qu’elle n’avait pas forcément expliquées. Elle secoua doucement la tête.

« Je ne suis pas sûre de cela. Comme je te l’ai dit, je suis la cause de beaucoup de ragots dans l’école, bien qu’ils se soient calmés ces dernières années. Certains élèves auraient pu voir d’un mauvais œil ma nomination au Conseil, allant peut-être jusqu’à boycotter certains de vos événements à cause de ma simple présence. – elle posa ses mains sur ses hanches d’un air mi-peiné, mi-agacé – Je… n’ai pas encore assez confiante pour affronter une situation de ce genre. Je me serais sentie coupable… Et si je m’étais sentie coupable, j’aurais bien dû le faire payer à quelqu’un, bon sang ! »

Encore une fois, sa manière habituelle de détourner l’attention des sentiments que pourrait lui procurer un tel événement. Elle laissa échapper un soupir.

« Cela dit… j’y songerai peut-être dans une année ou deux. Cela a tout de même l’air plutôt amusant d’organiser des fêtes qui galvanisent à ce point l’attention… »

Cette perspective lui semblait enviable. Elle se demandait quel genre de rôle elle pourrait endosser. Peut-être secrétaire ? Elle était suffisamment organisée pour se révéler douée dans ce domaine. Ou préfète ? Les élèves qui crachaient leur venin dans son dos se sentiraient sans doute humiliés de recevoir des ordres de sa part, ou de risquer de faire perdre des points à leur maison grâce à une seule de ses paroles… Pas que Eula ne chercherait à abuser de son pouvoir dans ces circonstances, cela dit. Mais ce n’était pas le moment de songer à cet hypothétique futur où elle serait ou non préfète. Ils étaient là pour manger !

« Bon j'ai hâte de voir le goût que ça va avoir ! »

Elle l’observa avec son couteau en main, alors qu’il découpait les tourtes en petites parts à peu près égales pour passer enfin à la dégustation. Les yeux de Eula se fixèrent immédiatement sur l’intérieur garni, ses prunelles semblant se remplir d’une faim insatiable et ses joues prenant des couleurs. La pâte dorée avait craqué sous le coupant de la lame, et une fois ouverte, avait révélé un cœur coloré et fumant, laissant échapper une délicieuse arôme qui lui mettait déjà l’eau à la bouche. Elle prit cependant son mal en patience, laissant d’un geste à son camarade le soin de commencer à manger. Après tout, il s’agissait pour le moment de sa découverte. Lorsqu’il goûta enfin la première bouchée, il parut d’abord jauger la texture et la saveur sur son palais, avant que n’apparaisse sur son visage un sourire satisfait.

« Waw… C'est franchement pas mal. »

Pour confirmer ce diagnostic, Eula prit elle aussi une part de la portion préparée par Moon-Lee, alors que ce dernier se servait dans l’assiette voisine. Lorsqu’elle croqua, le mélange des arômes qui lui étaient en temps normal si familiers la surprit. Fondamentalement, le plat était le même, mais elle détectait malgré tout de subtiles différences, qu’elle analysa avec soin, non sans se délecter de ce qu’elle mangeait. La pâte était légèrement plus épaisse, sans pour autant être bourrative, donnant une consistance accrue à chaque bouchée, et la garniture était un peu plus salée que ce dont elle avait l’habitude. Cependant, la sauce soja avec été dosée d’une main experte, de sorte à sublimer le goût des aliments sans les noyer sous une couche de sel. Elle avait la sensation de totalement redécouvrir la « Tourte tempétueuse ». Et bien évidemment, elle n’allait pas laisser passer ça.

« Et bien ! Tu suis cette recette pour la première fois, et pourtant, tu te l’es bien vite appropriée ! Ta tourte est aussi bonne que la mienne. Il y a bien sûr quelques changements, mais… Malgré tout, elle est très réussie. C’est un délice. Mais je ne compte pas te laisser gagner si facilement ! »

S’il y avait bien un domaine où Eula ne tarissait pas d’éloge, malgré une première phase plus critique, c’était bien en cuisine. Il fallait être capable de donner un avis constructif, autrement le cuisinier ne s’améliorerait jamais.

Cette fois, elle attrapa une part de sa propre tourte, comme comparatif, bien que ce fut inutile. La préparation de sa recette était toujours réglée comme du papier à musique, avec des gestes gravés en elle. Elle connaissait déjà le goût de son plat, pour l’avoir dévoré de nombreuses fois. Cela ne gâcha pourtant pas son plaisir lorsqu’elle mordit dedans, ses épaules se détendant en sentant le fumet si nostalgique sur sa langue.

« Hmm… – elle prit une seconde pour apprécier ce moment, comme toujours, laissant échapper un soupir d’extase – C’est étrange, mais elle me semble encore meilleure que d’habitude. »

Peut-être la compagnie y était-elle pour quelque chose. Cuisiner à deux avait quelques avantages, semblait-il. Cuisiner pour le Coréen l’avait sans doute poussée à se surpasser.

Elle apprécia chaque instant de cette dégustation, émettant quelques commentaires en comparant les deux créations, jusqu’à ce que les assiettes soient toutes les deux vides. Elle retrouva vite sa prestance et son flegme habituel.

« Bien. Maintenant, c’est à ton tour de me montrer comment tu cuisines. J’ai hâte de commencer. »

Elle était très optimiste quant à la suite, peut-être même un peu trop. Il s’agissait tout de même de cuisine étrangère, avec laquelle elle n’avait que très rarement été en contact. La sorcière devait sans doute se méfier.       

Le souvenir de la petite farce de Lovino dans la station spatiale lui fit courir un frisson le long de l’échine. Si Eula avait été moldue, elle n’aurait certainement pas été du genre à croire au paranormal, avec son esprit trop cartésien. Mais elle vivait dans le monde de la magie, où les fantômes se baladaient parmi les vivants, où les goules saccageaient les greniers, et où le polynectar et les métamorphomages existaient. N’importe quel sorcier suffisamment doué pouvait prendre l’apparence de n’importe qui, et semer la pagaille dans la vie de sa victime. Ce genre de sortilège avait bien sûr ses limites, et pouvait être repoussé, mais les conséquences pouvaient parfois en être désastreuses ou traumatisantes… Et Eula en avait fait les frais, évidemment.

« Mais au sujet de cela, tu es sûr que c'était bien lui ? J'ai cru comprendre que cela arrivait par moment que quelqu'un prenne l'apparence d'un autre pour diverses choses. C'est arrivé plusieurs fois de souvenir. Alors ça ne m'étonnerait pas vraiment que ce soit lui qui se soit transformé en Lovino afin de se moquer de toi ? Je suis assez curieux de qui pourrait bien se cacher derrière tout cela… »

Elle secoua la tête, grinçant légèrement des dents tout en finissant sa part de tourte.

« Oh que non, je te l’assure ! C’était bien de Lovino Vargas dont il s’agissait. Je pense ne pas avoir été la seule à qui il a fait cette plaisanterie. Il m’a raconté l’histoire de ce mystérieux individu qui prenait l’apparence de certains élèves. Et puis, pour m’effrayer, il a transformé son visage, qui a pris mes propres traits, puis il a disparu en transplanant derrière moi, avant de revenir comme si de rien n’était. Il m’a fait croire qu’il venait simplement d’arriver, comme si je m’étais tenue face à ce fameux fauteur de trouble. Puis il a hurlé pour m’effrayer, comme si quelque chose avait surgi derrière moi… J’avoue que mes nerfs étaient à bout, dans ce décor lugubre, alors… J’ai mal vécu cette expérience. »

Ou pour le dire plus clairement, elle avait eu peur et poussé un cri à son tour. On pouvait clairement voir sur son visage que cette blague ne l’avait pas amusée le moins du monde.

« Mais un jour, je lui ferai payer cette plaisanterie de mauvais goût. Je n’oublierai pas cet affront… Ma vengeance sera terrible ! »

Elle ne savait pas encore exactement comment elle comptait se venger. Mais elle n’oubliait pas. Elle avait une liste, fort longue, et Lovino Vargas figurait dessus.

L’idée qu’il souleva quant à leur apparence respective, et que certains passants pourraient voir Moon-Lee comme son garde du corps était amusante à ses yeux, la faisant légèrement rire. Ce n’était pas un scénario si improbable. En revanche, que l’on les voit comme un couple l’était peut-être davantage.

« Je ne suis pas certaine, pour cette dernière possibilité… Je ne suis pas du genre tactile avec les autres, ainsi je ne me laisserais pas aller à prendre ton bras, par exemple, ou tout autre geste affectif approchant. »

Elle se demandait d’ailleurs comment elle se comporterait si elle tombait un jour amoureuse… Pas qu’elle ne soit jamais sortie avec personne, mais ses relations n’avaient jamais duré bien longtemps, que ce soit à cause de sa réputation et de ses conséquences, ou car d’après ses petites amies, Eula ne donnait pas « l’impression de les aimer vraiment », peu importe ce que cela voulait dire.

« Franchement j'ai beaucoup de rumeurs qui me concernent, et pourtant regarde où je suis à l'heure actuelle. Franchement, je ne suis pas sûr que cela aurait dérangé autant de gens que ça. Et d'ailleurs il n'est pas trop tard si tu le souhaites franchement. Mais j'aurais trouvé cela vraiment cool. »

Il était vrai que Eula n’aurait pas songé à un président comme Moon-Lee, en premier lieu. Mais sachant que Lovino était passé avant, au final, ils n’y perdaient pas tant que cela au change. Et comme elle l’avait dit, le Coréen accomplissait un travail admirable. Comme quoi, il ne fallait jamais s’arrêter à une première impression.

« Cool ?... – ce simple mot la fit rosir, alors qu’elle imagina les éloges dont on pourrait gratifier son travail – Je… Je suis un peu trop occupée en ce moment. Je dois encore apprendre à équilibrer mes activités et à m’habituer à ce nouveau rythme. Comme je l’ai dit, nous verrons dans quelques mois. »

En effet, Eula avait très récemment rejoint le club de danse, qui organisait ses entrainement deux à trois fois par semaines, et elle avait également décroché un job étudiant à la pâtisserie Bee Sweet, au centre-commercial de Bloombury. Ajoutée à cela son entrée dans son cursus universitaire, les prochaines années allaient être plus que fatigantes pour elle. Elle devait prendre garde à ne pas se surmener.

« Mais tu ferais une bonne préfète. Voir même une bonne présidente si tu le voulais. C'est dans tes capacités tout cela. Mais pour le coup dans mon conseil actuellement, il y a Gorou. Et je suis persuadé qu'il serait très bon en tant que président, il faudrait juste qu'il en prenne conscience. Mais s'il se présente j'y réfléchirais. »

Elle secoua la tête, son visage prenant de plus en plus de couleurs.

« Aah, assez de compliments, allons ! Les flatteries ne te mèneront nulle part dans la vie. Mais tu as au moins raison sur un point. Gorou ferait un bon président… si seulement il parvenait à maîtriser dans son anxiété face à certaines situations… »

Comme lorsque son pouvoir de métamorphomage se matérialisait malgré lui, par exemple. Mais Eula se souvenait du combat acharné qu’elle avait mené contre lui lors du tournoi de duels. Une fois motivé, Gorou pouvait être un adversaire redoutable, capable de beaucoup d’inventivité. Mettre ces compétences au service d’un Conseil serait, en son sens, une excellente idée.

Leur dégustation finalement terminée, le Lupy décida qu’il était enfin temps de s’atteler à son propre plat. Il sortit la recette et la lui tendit.

« Bon bon bon ! Passons à ma recette. Alors franchement, ce n'est pas forcément quelque chose de particulier. C'est à dire qu'on n’utilise pas forcément énormément de chose venue de Corée mais c'est mieux pour que tu puisses la reproduire, mais c'est une recette très sous-estimée et qui paraît simple et pourtant. C'est une recette qui se joue à beaucoup de détail. C'est du poulet frit à la coréenne. »

En observant le papier sous ses yeux, Eula remarqua en effet que c’était le cas. Elle voyait très peu de noms d’ingrédients obscurs à ses yeux.

« Je te remercie pour cette sollicitude. »

D’un côté, la demoiselle aurait aimé expérimenter, mais d’un autre, elle ne souhaitait pas non plus se ridiculiser avec des éléments auxquels n’avait jamais touché de sa vie. Mieux valait y aller à un rythme léger.

« La sauce est spéciale et on va la faire mais c'est la cuisson qui joue énormément sur la réussite de la chose. Il faut que ton poulet soit à la fois croustillant et juteux. Alors il faut que lorsque tu le cuis dans la sauce, il ne se ramollisse pas trop. Donc je te souhaite bonne chance. »

À la fois croustillant et juteux… C’était un paradoxe dans les termes. Ses méninges commencèrent immédiatement à tourner à plein régime, tentant de trouver la solution avant même d’avoir commencé à cuisiner.

« Il est vrai que lorsque je fais mijoter de la viande, je m’attends à ce qu’elle en ressorte gorgée et tendre… Mais croustillante ? Je me demande par quelle prouesse ce serait possible. Mais je ne vais pas me laisser abattre pour si peu. Je suis prête, alors commençons ! »

Elle s’arma immédiatement de trois assiettes creuses : une pour y mélanger sa farine, sa maïzena et un peu de sel pour relever le goût, une autre pour y battre ses œufs, et une dernière pour la chapelure. D’après ce qu’elle pouvait lire, la recette commençait avec la préparation d’une simple friture. Les morceaux de poulet devaient être trempés dans tous ces ingrédients pour ensuite cuire dans l’huile. Ce n’était certainement pas la première fois que Eula s’y attelait, bien qu’elle n’était pas trop amatrice de tout ce qui était fris.

« C’est amusant, cela me rappelle la fondue campagnarde que nous mangions en hiver dans ma famille. Nous mangions d’ailleurs toutes sortes de fondues. C’était un peu comme une tradition. »

C’était l’un des seuls souvenirs agréables qu’elle pouvait retenir de cette époque : la cuisine chez les Lawrence était toujours délicieuse, bien que cette excellence ne soit due au travail acharné des elfes de maison travaillant dans la demeure autrichienne. Elle repensa à ce détail avec une certaine amertume. En y songeant des années plus tard, même l’évocation de bons moments se retrouvait entachée.       

« Cela me parait quand même vachement étrange venu de sa part de faire ce genre de chose. Enfin je ne le connais pas vraiment dans une sphère privée donc je ne peux pas vraiment dire. On a toujours maintenu des relations assez conflictuelles alors bon, savoir comment il est exactement en temps normal est un peu plus complexe pour moi. »

Eula se contenta de hausser les épaules. Elle n’avait fait que décrire ce qu’elle avait vécu. La moquerie de Lovino lui avait bien semblé claire alors qu’il lui avait ri au nez, alors elle ne pouvait qu’être convaincue qu’il s’agissait bien d’un canular de sa part. Mais elle devait l’avouer, elle aussi…

« Je ne le connais pas si bien que ça, moi non plus. Mais quand bien même, cela ne changera rien au fait qu’il me le payera, et cher ! »

Bref. Elle préférait cesser de parler de Lovino, car songer au visage de l’Italien avait le don d’automatiquement faire monter la frustration en elle. Elle préférait largement se reconcentrer sur la nouvelle recette qu’ils préparaient. Tout comme son camarade, une fois ses condiments prêts à être utilisés, elle se saisit à son tour d’une planche pour trancher ses morceaux de poulet avec soin.

« C’est une recette vachement populaire chez nous, il y a certains restaurants qui ne font leur chiffre d'affaires que de ça et de bière. Quand il y a des matchs de baseball par exemple, les gens se rassemblent dans les restaurant et mangent ça avec de la bière devant le match et c’est parfait. »

Elle peut sans mal imaginer cette atmosphère débridée, les cris de joie des supporters devant la victoire de leur équipe préférée, la bouche encore pleine, et l’alcool renversé sur les genoux alors qu’ils enlacent leurs compagnons de fortune. Ce genre d’ambiance était monnaie courante par chez elle et parmi les élèves germaniques d’Ilukaan. Cependant, la demoiselle soupirait toujours chaque fois qu’elle y assistait, prétextant que ses camarades se comportaient comme des sauvages indignes. Elle se demandait si les Coréens étaient aussi effrénés dans ces situations-là, cependant.

« Cela va peut-être te sembler surprenant, venant d’une Autrichienne, mais… je ne suis pas excessivement fan de bière. Je sais que mon pays est un très gros consommateur de cette boisson, mais je trouve le goût un peu trop fort et brut. Je préfère le vin, le cidre, et les cocktails. C’est beaucoup plus doux, et parfois très parfumé, et cela accompagne bien certains plats, selon ce que tu choisis. »

Elle ne se prétendait pas experte en alcool, bien entendu. Mais elle avait expérimenté quelques variétés, et avait décrété que ces trois choix-là étaient ce qu’elle prenait le plus de plaisir à boire. Les cocktails – sans alcool lorsqu’elle était à l’école – lui permettaient de se rafraichir toute l’année et étaient sa boisson de prédilection. Le vin se buvait à des occasions plus rares, souvent pendant des dîner au restaurant, ou pour fêter un événement. De plus, elle en utilisait aussi lorsqu’elle cuisinait. Le cidre, quant à lui, était un alcool de fête, en particulier à Noël. Elle en avait d’ailleurs bu mi-novembre, durant le week-end correspondant à la fête du cidre dans son pays. Peut-être n’était-ce pas une célébration officiellement reconnue en Autriche, mais pour Eula, cela restait néanmoins une tradition annuelle.

« Et qu’en est-il de toi, monsieur le délinquant ? Est-ce que tu bois de la bière, toi aussi ? Ou y a-t-il d’autres alcools que tu apprécies ? »

Elle eut un léger sourire ironique en lui posant cette question, nullement moqueur cependant.

« De toute façon il faut savoir que le poulet frit en général est une des choses les plus populaires en Corée, on en mange tout le temps. Disons que c’est l’équivalent des burgers en occident. »

« Je comprends, oui. En ce qui me concerne, je ne mange pas souvent de burgers. Il m’arrive de faire des hamburgers maison, cependant. Mais ceux que l’on trouve dans les fast-foods… Jamais je n’y toucherai ! Je pense qu’une seule bouchée me ferait sur le champ perdre dix ans de mon espérance de vie. Cela me rappelle ce burger qu’avait élaboré Alfred Jones, il y a quelques mois… Il dégoulinait de gras, c’en était écœurant. Je n’arrive pas à envisager que l’on puisse manger quelque chose comme ça. Tous ceux qui en sont capables sont peut-être très courageux… mais aussi plutôt inconscients ! »

Pourtant, Eula n’était pas en reste lorsqu’il s’agissait de manger. Peut-être avait-elle la taille fine, en revanche, on ne pouvait pas en dire autant de ses cuisses bien dodues. Mais même elle qui était du genre gourmande ne se laisserait jamais tenter par de la malbouffe. Elle aimait la cuisine, et par là il fallait entendre qu’elle aimait la bonne cuisine. Pas forcément toujours équilibrée, mais néanmoins préparée avec efforts et des ingrédients frais.

« Mais tu vas voir, j’ai choisi cette recette dans l’unique but de te faire travailler une cuisson très spéciale et même si ça semble assez commun par rapport à ce que vous faites ici au Canada, c’est sur la sauce que tu te rendras compte que les saveurs sont totalement différentes. »

Ses yeux s’attardèrent malgré elle plus bas sur la feuille qu’elle avait face à elle. Elle repérait en effet l’utilisation d’ingrédients dont elle n’avait pas l’habitude, comme la pâte de piment ou la sauce soja. Saurait-elle les doser correctement ? Les utiliser à bon escient dans sa sauce ? Elle ne le saurait qu’une fois devant le fait accompli.

« Je verrai cela le moment venu, dans ce cas. J’espère ne pas gâcher le plat si ma sauce n’est pas à la hauteur… Il en faut peu pour ruiner le goût d’une recette. Si un élément n’est pas à sa place, ou n’est pas cuisiné comme il le faut, cela peut totalement changer le résultat. »

Mais au diable tout cela ! Elle était là pour expérimenter et apprendre de nouvelles techniques. Pour l’heure, elle commença à tremper ses morceaux de poulet dans ses trois assiettes, les recouvrant avec application pour que la chapelure accroche bien de tous les côtés, avant de les réserver dans une coupelle, en préparation de la cuisson dans l’huile.      

Alors que l’huile commençait à chauffer face à elle, le liquide épais laissant remonter à la surface quelques rares bulles d’air, Eula se rendit compte qu’elle commençait à avoir chaud. Entre la chaleur du four utilisé un peu plus tôt, l’odeur encore prégnante de sa garniture de tourte flottant dans l’air, et maintenant la chaleur du feu alors qu’ils préparaient leur friture, la température de la pièce semblait avoir grimpé en flèche. Et bien sûr, parler de boissons rafraichissantes comme les cocktails ou la tequila n’arrangeait pas les choses.

« Oh et bien écoute, cela ne m’étonne pas tant que ça. J’aurais même été étonné de l’inverse, tu as l’air bien plus raffinée que ce que pourrait être la bière. Il est vrai que je te vois bien plus boire du vin que d’enchainer quelques bières devant un match de foot. »

« Sans doute… Et puis, je ne regarde pas le foot. Le concept-même de ce sport m’indiffère quelque peu… Je regarde d’ailleurs peu le sport en général, si l’on oublie les matchs de Quidditch d’Ilukaan ou les Jeux Olympiques d’hiver. Ceux-là ont des disciplines qui m’intéressent comme le ski, ou le patinage artistique, par exemple. »

C’était presque devenu une tradition pour elle de regarder chaque année les rediffusions des JO. Il était bien entendu hors de question de rester éveillée jusqu’à 3h du matin pour suivre le programme. Cela n’en valait pas la peine, selon elle. Mais c’était l’occasion d’observer les athlètes et leurs techniques, et même d’apprendre de leur expertise. Eula n’était certes pas aussi douée, mais elle aussi appréciait dévaler les pentes enneigées ou patiner sur la glace en faisant quelques figures.

Une fois de plus, parler de tout ça lui donna l’impression d’étouffer dans cette pièce recluse. Alors que l’huile état presque arrivée à la bonne température, elle sortit donc sa baguette et effectua un léger mouvement devant son visage. Le bout de sa baguette émit une lueur et souffla une légère brise glacée sur sa peau, ce qui la soulagea. Si Eula n’avait pas peur du froid de l’hiver, elle avait en revanche du mal à supporter trop de chaleur. Ses sortilèges de glace ou d’eau lui étaient toujours très utiles en été, pour cette raison.

« Excuse-moi… Je suffoque légèrement. Je ne suis plus habituée à de telles températures, depuis que nous sommes revenus de Juneberry. Et de ton côté ? Tu n’as pas trop chaud ? Je peux te rafraîchir, si tu le souhaites. Peut-être même pourrions-nous boire quelque chose de frais après avoir fini de cuisiner. Cela accompagnera nos plats, et ce sera une juste récompense pour notre travail. »

Elle l’écoute alors qu’il décrivait ses goûts personnels en matière d’alcool, notant mentalement ces détails au cas où cela puisse lui être utile un jour.

« Et puis j’ai la chance de bien tenir l’alcool malgré le fait que je sois asiatique, cela me permet en soirée de boire quelques trucs un peu forts et d’être assez bien. »

« Donc si je comprends bien, les asiatiques ne tiennent pas bien l’alcool ? »

Peut-être était-ce dû au fait que leur alcool de prédilection était moins fort que ce que l’on pouvait goûter en occident ? Eula avait par exemple déjà testé le fameux nihonshu, plus communément appelé saké chez eux. Elle avait trouvé l’expérience intéressante, bien qu’elle n’en ait pas spécialement apprécié l’arôme sur le palais.

«  Mais bon la dernière fois que j’ai bu, je me suis retrouvé à me réveiller dans le lit de quelqu’un d’autre alors je préfère ne pas abuser avec tout ça quand même. »

Cette déclaration lui fit ouvrir de grand yeux. Le simple fait de concevoir la honte qu’elle pourrait ressentir dans cette situation la cloua sur place.
 
« … Je n’ose imaginer ta panique en te réveillant. Comment cette histoire s’est-elle terminée ? »

Bien, elle l’espérait, en supposant qu’à ce moment-là, Moon-Lee ne sortait pas encore avec Henry. Autrement, les conséquences avaient dû être pour le moins compliquées à gérer.

« Oui, je me demande bien aussi comment des gens peuvent manger ce genre de chose et en sortir indemne. Je ne suis vraiment pas fan de ce genre de nourriture et franchement, si je pouvais à ne jamais avoir à manger des burgers tel que ceux d’Alfred, je pense que je m’en porterais mieux. Mais bon je préfère ne pas y penser, c’est mieux ainsi. »

Au moins, ils étaient d’accord sur ce point. Si un jour ils allaient manger ensemble dehors, ce que Eula faisait toujours au moins une fois par mois, ils pourraient donc partager de la bonne nourriture, et la demoiselle ne se retrouverait pas dans un fast-food miteux parcouru de cafards pour déguster des frites molles et froides et un burger ayant l’air d’avoir été écrasé par une voiture.

La Cervirald commença à son tour à plonger son poulet dans l’huile, cette dernière émettant de forts crépitement. Elle recula légèrement, tendant le bras pour ne pas recevoir d’éclaboussures de l’huile bouillante. Cette étape ne lui prit que quelques minutes, alors que le Coréen la rassurait quant au résultat de ses efforts. Il n’y avait pas de raison que cela ne soit pas bon, en effet. Mais la sorcière n’était pas habituée à y aller l’instinct, en cuisine. Elle suivait à la lettre la recette et se renseignait sur ses ingrédients avant de les utiliser. Cette fois-ci, elle était en terrain inconnu. Mais son expérience lui permettrait sans doute de surmonter cette épreuve.

Tout comme son camarade, une fois le poulet sorti et joliment frit et croustillant, elle l’épongea pour en retirer le surplus d’huile, avant de préparer la poêle qui lui servirait à faire sa sauce. Les yeux sur l’étape suivante, elle avisa les bouteilles de sauce soja et de vinaigre de riz qui trônaient sur le comptoir d’un air menaçant. Deux éléments au goût très prononcé, qu’il fallait doser avec soin… Ou le fallait-il ?

Eula eut soudainement une idée qui pourrait bien lui permettre de se faciliter la vie. Au lieu d’utiliser de la sauce soja salée, elle décida de prendre à la place… la sucrée. Cette dernière était bien moins puissante et plus onctueuse, ce qui permettrait une sauce plus épaisse qui risquait donc moins d’imbiber le poulet et d’en ramollir la croûte, mais plutôt de s’y coller et de l’enrober. De plus, ce plat était censé être sucré-salé. Il lui suffisait de rajouter du sel classique et de réduire la quantité de miel recommandée pour équilibrer les saveurs. Elle s’y attela et mélangea tous ces ingrédients, prenant bien soin de goûter son bouillon à chaque étape. Elle dû rajouter de la pâte de piment à plusieurs reprises, estimant qu’elle avait eu la main trop légère. Peut-être le sucré de la sauce soja contrebalançait-il trop la puissance de l’épice ? En tout cas, le résultat lui sembla à la hauteur. Elle ajouta également son vinaigre de riz avec parcimonie, pour que le goût ne soit pas trop aigre.

Elle prit une dernière cuillère de sa préparation pour évaluer ce qu’elle donnait… Le tout était légèrement épais, très doux et étonnamment équilibré. Elle hocha la tête, satisfaite.

« J’ai quelque peu modifié le chemin à suivre, mais… Ce n’est pas mal. Moi qui n’improvise jamais, d’ordinaire ! Regarde ce que tu me fais faire ! »

Elle déclara cela d’un ton plus amusé qu’irrité, montrant que cette nouvelle expérience était loin de lui déplaire.

« Je comprends parfaitement. Bon moi c’est plus radical pour le coup, je n’en regarde quasiment jamais. Mais cela ne m’étonne pas de toi, enfin je t’imaginais bien aimer ce genre de sport. Les sports d’hiver et surtout des choses telles que le patinage artistique. »

Le Coréen semblait avoir de Eula une vision très raffinée, gracieuse… Et il avait parfaitement raison. S’il y avait au moins une chose que les détracteurs de la demoiselle ne pouvaient nier, c’était bien ce fait : en toute circonstance, Eula se montrait toujours élégante. Ils pouvaient la traiter d’arrogante, ou de pédante si cela les satisfaisait, mais de fruste, jamais.

« Tu as deviné juste. En hiver, j’aime particulièrement me rendre à la patinoire de l’école, et je dois dire que je me débrouille plutôt bien sur la glace. Sans parler de don inné, bien sûr, ce serait exagéré. Mais étant déjà douée en danse, le patinage est presque une seconde nature pour moi. Si l’on regarde bien, cela peut être apparenté à de la danse sur la glace, non ? Il suffit simplement d’avoir un bon sens de l’équilibre et de savoir comment placer ses pieds. »

Cela paraissait presque facile, expliqué comme ça. Pourtant, à l’abri des regards, Eula avait essuyé quelques chutes douloureuses sur l’arrière-train la première fois qu’elle avait patiné. Elle avait rapidement rectifié le tir, mais ce souvenir l’encourageait fortement à ne pas réitérer cette erreur. Les bleus laissés par le gel dur et froid restaient marqués parfois plusieurs semaines.

« Enfin, je te voyais mal supporter du rugby ou ce genre de sport là. Tu es bien plus raffinée que ça quand même ! »

« Ce sport de barbare ?! Certainement pas ! – ses mains furent placées sur ses hanches d’une manière offusquée, presque choquée – Je ne vois pas ce qu’il y a de divertissant à courir après une balle d’un bout à l’autre du terrain. Certes, cela demande de la vitesse et de la force physique, mais quatre-vingt-dix minutes de ce manège, c’est beaucoup trop. C’est une torture à regarder, et l’on s’ennuie très vite. »

Son avis sur la question était clair. Au moins, le Quidditch apportait une variante intéressante aux sports moldus. La maîtrise nécessaire pour rattraper le souafle tout en contrôlant son balai, ou pour frapper les cognards avec la force suffisante tout en visant correctement, tout cela était hautement plus difficile que ce que pouvait offrir le football ou le rugby. Il en allait de même pour le patinage. Eula s’y était vite faite, mais certaines figures demandaient des années de pratique avant d’être pleinement assimilées, et même après tout cela, elles restaient malgré tout dangereuses à effectuer.

« Un jour je regarderai les Jeux Olympiques d’hiver. Cela me rend quand même assez curieux de ce que je pourrais voir. »

« Si tu le souhaites, nous pourrons regarder cela ensemble. C’est devenu une habitude, pour moi. »

Certains des amis de Eula savaient que la période des JO était la seule où la jeune femme restait volontiers assise devant un ordinateur ou devant la télévision du Dôme pour voir les athlètes. Mais tous ne s’embêtaient pas forcément à rester à ses côtés, ayant généralement d’autres occupations, ou n’étant simplement pas intéressés par les jeux.

Elle finit par remarquer que contrairement à elle, le front du Lupy était parfaitement sec. Il ne semblait pas souffrir d’inconfort quant à la température qui grimpait dans la pièce. Peut-être était-il davantage habitué à la chaleur, contrairement à Eula, qui supportait plutôt bien la froideur hivernale.

« Pour le coup moi ça va. Mais c’est vrai qu’une boisson serait pas mal pour ce genre de chose. J’ai développé quelques cocktails durant les vacances à l’aide d’une jeune fille d’une autre maison et si tu veux, je pourrais te faire goûter ce que j’ai eu l’occasion de produire. »

L’idée de goûter de nouvelles recettes de cocktails intéressa immédiatement la demoiselle. Elle avait ses favoris – le punch à la menthe, par exemple –, mais ne rechignait jamais lorsqu’il s’agissait d’en découvrir. Sa mine s’éclaira imperceptiblement.

« Pourquoi pas. Cela ne nous fera pas de mal. »

Pas à elle, en tout cas. Elle espérait simplement que Moon-Lee était aussi bon en cuisine que pour la préparation de cocktails.

Elle l’écouta parler de la faiblesse de son père face à la boisson avec un léger sourire. Cela lui rappelait bien des souvenirs.

« Donc c’est une question de physionomie. Je vois ce que tu veux dire. Mon oncle Schubert est plus petit que toi, et lui aussi tient terriblement mal l’alcool. Voir cela en tant qu’enfant peut mettre relativement mal à l’aise, mais en tant qu’adolescente, c’est tout simplement hilarant ! »

Dans cette situation, son oncle si sévère et maniéré changeait totalement de visage. Il devenait un charmeur un peu lourd et racontait de terrible blagues grivoises en se servant de sa magie à tort et à travers. C’était malheureusement déjà arrivé chez les Lawrence, et les parents de Eula en avaient été si embarrassés qu’ils surveillaient désormais l’oncle chaque fois que les rares réceptions se tenaient au manoir. Il était irrémédiablement puni de champagne et de vin.

« Alors comment expliquer ça… Et bah je sors avec maintenant. »

« … Oh. Je vois. »

Elle ne s’attendait manifestement pas à cette réponse. Mais connaissant Henry, cette réponse ne la surprenait qu’à moitié.

« Bon, pour faire un résumé, à la dernière soirée action ou vérité. Enfin pas la dernière, celle encore avant, j’ai pas mal bu et j’ai fini par me retrouver dans un défi où je devais danser avec Henry et au final l’alcool et la fatigue ont fait qu’on s’est retrouvé dans une chambre tous les deux. Et ensuite tout est parti assez vite et maintenant on est en couple. C’est assez marrant comment les choses se sont faites quand même. »

« Marrant » n’était pas forcément le premier terme qui lui serait venu à l’esprit. Eula serait certainement morte de honte si l’alcool l’avait poussée dans le lit de qui que ce soit. La demoiselle aimait être maîtresse de ses actions et avoir les idées claires dans ce genre de situation. Mais Moon-Lee semblait prendre la chose avec désinvolture, et elle soupira.

« Je suppose que tant que votre couple fonctionne et que vous vous sentez bien l’un avec l’autre, alors les circonstances de votre rencontre importent peu. »

Pour elle, ce serait certainement différent… elle l’espérait. Mais personne ne pouvait savoir de quoi l’avenir serait fait. Peut-être rencontrerait-elle une partenaire des plus chaotiques dans une situation tout aussi chaotique.

Eula commençait à mettre ses morceaux de poulet dans sa préparation lorsque Moon-Lee se saisit de ce qui ressemblait à du gros sel, mais n’en était visiblement pas.

« Touche secrète. Du glutamate. Cela rajoute du goût et du sucré à la préparation. C’est parfait je trouve. »

Lorsqu’il lui tendit le pot, Eula se permit d’en prendre une pincée, qu’elle déposa sur sa langue pour en jauger le goût. Elle qui s’attendait à quelque chose de salé fut surprise qu’il n’en soit rien. La poudre n’avait en réalité pas de saveur définissable. Pourtant, elle sentit les restes de jus sur sa langue se réveiller. Cela avait donc pour but de rehausser le goût d’un plat, sans y rajouter la caractéristique empreinte salée. Elle n’avait jamais mangé une épice de ce genre.

« C’est… intéressant. Je vais voir ce que cela donne avec ma sauce. »

Elle prit une cuillère propre et la remplit du bouillon formé au fond de sa poêle avant de déposer quelques grains de glutamate sur le dessus, puis de l’enfourner dans sa bouche. Elle fit passer le liquide sur la langue consciencieusement pour déterminer le changement, et finit par hocher la tête. Le tout était bien plus puissant. Toutes les saveurs semblaient s’être décuplées, sans être parasitées par une arôme extérieur.

« Je dois avouer que c’est très bon. Je ne connaissais pas cet ingrédient, mais il va ajouter un plus à notre plat, c’est sûr. »

Elle en saupoudra donc un peu sur son poulet, qui cuisait et grésillait au fond de la poêle, se dorant petit à petit et devenant de plus en plus luisant.

Il ne lui fallut pas longtemps pour que la viande soit entièrement enrobée de sa sauce collante et sucrée. La vue du poulet dégoulinant de ce qui ressemblait à du caramel lui mit l’eau à la bouche. Elle ajouta la touche finale avec quelques graines de sésame, n’étant pas fan de cacahuètes. Un coup d’œil en direction du plat de son ami lui indiqua que lui aussi avait terminé sa préparation.

« Bien. Je crois que nous avons fini. Il ne nous reste plus qu’à goûter le résultat final ! »

Cette fois-ci, c’est elle qui commença la dégustation, puisque Moon-Lee avait attaqué les tourtes en premier. Elle piqua donc dans l’un des morceaux de poulet de l’assiette voisine, avant de le porter à sa bouche et de le mâcher avec application, pour bien s’imprégner de toutes les saveurs.

Jamais elle n’avait goûté quoi que ce soit de ce genre. Le mélange sucré-salé était parfaitement dosé, le poulet était croustillant à l’extérieur, mais sa chair était aussi tendre que du bœuf ayant mariné pendant des heures. Elle ne put s’empêcher de fermer les yeux, comme si agir de la sorte pouvait lui permettre de saisir plus facilement toutes les nuances qu’elle avait en bouche.

« Hmm… C’est tout simplement délicieux ! Je n’avais jamais rien mangé de pareil auparavant. Je comprends que les Coréens apprécient à ce point ce plat ! »

Alors qu’elle se régalait, elle laissa à son camarade le loisir de goûter à son propre poulet.

Moon-Lee lui exposa ses difficultés sur la glace, difficultés que la demoiselle ne pouvait que comprendre. Le patinage était un sport qui pardonnait rarement les erreurs, surtout à très haut niveau, et qui décourageait généralement ceux qui s’y essayaient sans une volonté de fer. Pour l’exposer avec plus de clarté, elle décrétait souvent que la pratique nécessaire au patinage était aussi intensive que l’apprentissage d’un instrument de musique.

« Et puis c’est vraiment pas simple de faire des choses sur la glace quand même. Je ne sais pas comment vous faites mais c’est franchement beaucoup trop galère. C’est vraiment pas mon truc du tout ça. »

Elle laissa apparaître une risette à cette demande, qu’elle trouvait légèrement idiote.

« Ce n’est pas bien différent de l’effort que demande l’apprentissage de la cuisine. Tu n’es pas né avec un don pour cette discipline, je suppose ? Tu t’es entraîné dur et tu as dû répéter les mêmes mouvements, entreprendre les mêmes recettes et utiliser les mêmes ingrédients un certain nombre de fois avant d’en arriver à ton niveau. C’est la même chose. Tout est une question de pratique. C’est par la répétition qu’on atteint la perfection »

Eula aimait énormément cette maxime. Elle qui avait très mal vécu ses débuts dans la pratique magique, cette phrase était presque une représentation de sa vie. On lui avait assigné la mauvaise baguette avant son entrée à Ilukaan, ainsi elle avait dû batailler et travailler deux fois plus que les autres pour ne produire ne serait-ce qu’une étincelle. Elle avait fini par l’apprivoiser, non sans mal, et s’en séparer avait été quelque peu difficile pour elle, bien que sa véritable baguette lui ait été promise en échange. Aujourd’hui, elle excellait en magie, sans doute car travailler des années avec un handicap et parvenir à le surmonter l’avait poussée au-delà de ses limites. Sa nouvelle baguette et elles étaient dans une symbiose telle qu’elle était persuadée de pouvoir accomplir n’importe quel sortilège. Se remémorer tout cela la plongea un instant dans une légère nostalgie, mais fit également monter une certaine fierté dans sa poitrine.

Elle laissa le jeune homme se charger de préparer les cocktails, admirant son aisance dans la mixologie. Elle finit d’avaler le poulet préparé par Moon-Lee, avant de piquer dans un morceau de sa propre assiette. Elle n’appréhendait pas réellement le résultat. Même si sa version n’était pas aussi parfaite que celle de son camarade –et elle savait qu’elle ne le serait pas–, la Cervirald était certaine que son plat serait tout de même acceptable, voire bon. Après tout, elle n’était pas novice. Une recette n’était jamais qu’un nouvel enchaînement de gestes qu’elle avait déjà effectués encore et encore. Elle ne présenterait pas un poulet cru qui risquait de les intoxiquer, ou un assaisonnement trop lourd ou violent, car elle savait doser toutes ces choses.

Avant de mordre dans sa propre bouchée, elle observa tout d’abord la réaction du Lupy, qui jugea le goût du plat avec la même application que celle qu’elle avait montré précédemment. Après un silence, il rendit son verdict.

« C’est vachement intéressant. En termes de texture, il manque d’un léger truc… Dans la cuisson je pense… Mais c’est franchement impressionnant ! Moi il m’a fallu un sacré moment pour atteindre quelque chose de semblable à ce que tu as toi. Et en termes de goût c’est vraiment réussi alors félicitation en tout cas pour le résultat que tu as obtenu ! Je suis franchement impressionné ! »

Ces mots la firent légèrement rougir. Elle comprit soudainement ce qu’elle avait pu rater tout ce temps, à garder sa passion de la cuisine et de la pâtisserie pour elle : le plaisir de son interlocuteur, et les compliments que l’on lui adressait. Eula n’était bien sûr pas avide de louanges. Elle n’en avait pas besoin pour être fière de ce qu’elle faisait. Mais ces dernières étaient tellement rares dans son quotidien qu’en recevoir ajoutait un peu de joie à son humeur.

Mais bien sûr, jamais elle ne l’avouerait. Elle se contenta d’enfourner son propre morceau dans sa bouche, en appréciant le goût tout en notant de légères différences avec celui de Moon-Lee.

« Il est vrai que le mien est un peu en dessous… La cuisson est effectivement insuffisante. Je suis trop habituée aux plat qui nécessitent une longue cuisson, même le poulet. Cette manière que vous avez de le cuire est tout simplement épatante… Mais pour un premier essai, j’estime que ce n’est pas si mal. Ce n’est qu’une question de temps avant que je maîtrise ta recette, Moon-Lee, tu devrais prendre garde à toi ! »

Cette menace ne fut pas délivrée avec son sérieux habituel, mais plutôt une mine joueuse.

« J’espère que la recette te plait bien quand même ! Et voici les cocktails, tu peux goûter et me dire ce que tu en penses. Celui à la fraise s’appelle le Anya. C’est une jeune fille de ce nom qui m’a aidé à le concocter alors il porte son nom aussi simplement que cela. »

« Elle me plaît énormément. Je ne regrette pas d’avoir cuisiné avec toi aujourd’hui. Et je te remercie. »

Sur ces paroles, elle prit un verre du fameux cocktail, dont s’échappait une légère odeur sucrée et acidulée. Elle en prit une gorgée, et la saveur du poulet sembla de réveiller sur sa langue, à la façon d’un poulet au citron aigre-doux. Elle hocha doucement la tête avec contentement.

« Ce cocktail se marrie parfaitement avec ton plat. Tu as fait le bon choix. »

Elle continua de manger avec plaisir et apaisement, accompagnant parfois ses bouchées d’un peu de boisson, jusqu’à ce que Moon-Lee lui pose une nouvelle question, rebondissant sur ses interrogations un peu plus tôt.

« On a pas mal parlé de ma situation de couple mais toi comment ça se passe ? J’ai cru aisément comprendre que tu étais célibataire mais tu as quelqu’un en vue en particulier ? Même un petit truc. Je suis curieux à vrai dire. »

D’ordinaire, elle aurait défini cette demande comme hautement indiscrète, ou aurait plaisanté sur le fait que Moon-Lee lui faisait du gringue. Mais elle se sentait trop détendue pour cela. Le sarcasme semblait s’être recroquevillé au fond de sa gorge, attendant patiemment un moment plus opportun pour s’exprimer. De plus, le Lupy n’avait pas fait de secret et lui avait parlé sans détour de sa relation avec son petit ami. En faire de même serait naturel et bien élevé de sa part, même s’il n’y avait pas grand-chose à dire sur le sujet, en réalité. Elle posa son verre.

« Comme tu l’as deviné, je n’ai personne dans ma vie en ce moment, et je n’ai pas vraiment les yeux sur qui que ce soit. Mes dernières relations ne se sont pas bien terminées, alors… J’ai décidé de ne pas m’acharner, pendant quelques temps. »

Comme toute adolescent, Eula avait pendant un temps cherché l’amour d’autrui et tenté de s’engager dans une relation pour se sentir davantage intégrée. Peut-être le fait d’être en couple serait-il la solution à sa réputation désastreuse ? Maintenant qu’elle y pensait, c’était sans doute la raison pour laquelle cela n’avait jamais marché. Elle souhaitait tirer quelque chose de cette relation, et pas uniquement le plaisir simple d’être amoureux et de partager la vie de quelqu’un. De plus, aucune de ses copines n’avait été capable d’accepter son caractère, bien que Eula ait essayé de s’adoucir. Le regard des autres finissait toujours par intervenir. Mes amis te trouvent bizarre. Pourquoi tu agis toujours comme ça quand on est avec d’autres personnes ? Ce n’était pas sa faute si personne n’était capable de voir au-delà de la façade qu’elle montrait. Les gens me voient d’un œil différent depuis que je sors avec toi, à cause de ce qu’on dit sur ta famille… Ils n'avaient qu'à pas écouter ces vieilles rumeurs idiotes… T’es pas assez attentionnée avec moi. J’ai l’impression que tu m’aimes pas… Même lorsqu'elle choisissait d'être elle-même, la personne qui lui était la plus proche n'était pas capable de lire entre les lignes, et pourtant elle avait aimé chacune de ses petites amies. Tout le monde me dit que tu m'as manipulée pour que je sorte avec toi. C'est vraiment horrible de ta part ! En fin de compte, tu es vraiment comme-

... Elle préférait ne pas repenser à cette fois-là.

Toutes ces raisons avaient mis fin à ses relations. Eula avait même tenté de sortir avec un garçon pendant un temps, simplement pour voir si cela ferait une différence. Ce fut la relation la plus courte qu’elle ait eu de toute sa vie.

« Je ne cherche pas activement à être en couple, désormais. Je laisse simplement les gens venir à moi et… Si quelque chose en découle, j’aviserai. »

Contrairement à ce que pouvait penser le jeune homme, la noble n’avait pas une dizaine de prétendants attendant en faisant la queue pour pouvoir la courtiser. Son rang était davantage un répulsif qu’un attrait aux yeux des autres, étant donné la famille dont elle venait. Et même si personne ne pouvait nier la beauté de la Cervirald, cela ne les encourageait pas à faire le premier pas. Cela ne faisait qu’ajouter à sa façade de « reine des glaces » qui effrayait tant son entourage.

Depuis tous ces fiascos, Eula avait décrété que la prochaine personne avec laquelle elle sortirait l'accepterait pleinement, malgré sa famille, malgré les on-dit. Que ce soit par amitié ou par amour, elle n'accepterait plus de se plier aux demandes d'autrui et de devenir quelqu'un d'autre, plus accommodante, plus affable. Elle voulait une personne capable de voir à travers ses menaces, qui rirait de ses soupirs agacés et de sa mine courroucée ; une personne qui prendrait sa défense et lui dirait « S'ils ne t'acceptent pas, alors je ne veux rien avoir à faire avec eux » ; une personne qui détecteraient l'affection derrière ses reproches, qui saurait voir la sensibilité sous sa carapace... Une personne qui lui prendrait la main et lui sourirait en disant « Je ne vais nul part. Je suis avec toi. »

Une légère mélancolie se peignit sur ses traits lorsqu’elle lui demanda :

« Cela me semble plus sage… qu’en dis-tu ? »