L'enseignement précieux d'une sœur

La flore automnale, au-dehors, frissonnait.

Les particules poussiéreuses qui s'élançaient au travers des vitres du centre sportif de leur glorieuse école dansaient dans les lueurs fauves qu'administraient le ciel.

Assise seule au milieu de l'immense parquet du gymnase, les genoux adjoints l'un à l'autre afin de lui faire arborer une posture de génuflexion comme elle aimait à en réaliser lorsqu'elle convoquait sa jeune adelphe afin de s'entretenir en sa charmante compagnie, Shinobu haussa la tête.

Son nez ainsi redressé lui offrit l'occasion ultime de contempler les couleurs saisonnières filant au-delà du verre avant qu'une sonorité ne lui parvienne. Sa si précieuse convive lui fit grâce de sa présence et, avisant cette petite tête aux mèches purpurines, l'aînée redressa patiemment ses épaules.

"Bonjour, Kanao."

L'endroit était si vaste, or le ton doucereux de sa voix n'aurait eu aucun mal à filer en direction de la nouvelle venue. Cette petite fleur qui avait enjolivé son champ de vision, l'espace d'un infime instant, lui sembla hâtive. Avait-elle fait montre de vélocité pour la rejoindre à la suite de cette injonction qui avait suivi cet incident en cours de Défense Contre les Forces du Mal ? ...

Quoi qu'il en soit, nulle question ne vint à ce propos. Shinobu jugea favorable d'entrer dans le vif du sujet, toujours avec cette délicatesse extrême qu'on lui connaissait ... et pourtant, la jeune fille qui avait franchi le seuil du gymnase put notifier sans difficulté aucune, si elle avait consenti à se rapprocher, que son instructrice du jour n'était vraisemblablement pas d'humeur à afficher le plus affable des sourires.

Conservant une expression illisible tant elle paraissait sobre, modulée par le sérieux de la situation qui lui paraissait alarmante pour la sécurité de sa protégée, elle se redressa, l'étui de sa baguette fermement maintenu au creux de sa paume.

"J'espère que cette journée ne t'a pas trop éreintée car il te reste encore du travail à réaliser, aujourd'hui."

Son ton, loin de se parer des gaietés factices qu'elle était toujours en mesure de déployer pour alléger les esprits de ses pairs en des temps difficiles, fut révélateur d'une étonnante intransigeance. Kanao, son bourgeon favori, avait déjà prêté oreille à cette intonation, autrefois.

Il était pareil à celui que la Shinobu de jadis employait, lorsque la benjamine de la sororie, qu'elle avait accueillie sous son aile protectrice en compagnie de feue leur sœur, peinait à réaliser les tâches les plus simples.

"J'ai eu l'occasion d'entendre certaines choses, à propos du cours de Défense Contre les Forces du Mal auquel tu as participé tout à l'heure. Je sais que tu t'es pliée au choix de ta pièce, comme toujours. Tu as eu de la chance, Kanao. Les choses auraient pu tourner en catastrophe."

Une harangue qui n'avait rien à voir avec les vociférations volcaniques qu'elle avait pu lui faire durant ses jeunes années en voyant dans l'hésitation et la neutralité constantes de la petite Cervirald un cas désespéré se fit ouïr, au sein du gymnase. Si Shinobu n'élevait pas la voix, le danger dans lequel la porteuse d'émeraude s'était empêtrée malgré elle l'incitait à faire preuve d'une fermeté certaine.

Ce que l'on ne plaisantait pas, avec la sécurité de cette fragile petite fleur de prunier. La comparaison ne lui parut pas impertinente : les pétales d'un rose vibrant, reflet de résilience et de persévérance face à l'adversité comme peuvent s'en parer les ramilles d'un prunier après le dégel hivernal, évoquaient en un bruissement le nom de la demoiselle Tsuyuri.

Cette jeune née-moldue avait manifesté une force mentale hors-pair pour garder les pieds sur terres malgré les carences et les tourments ineffables de son enfance.

"Tu vas t'entraîner avec moi. Je serai ton adversaire. Es-tu prête pour un petit duel ?"

L'enseignement précieux d'une sœur

"Tu ne savais pas si tu souhaitais l'attaquer ou non."

Les élévations claires de sa voix tintèrent tel l'écho d'un carillon. Habituellement heureuse privilégiée lorsque les interventions rares de Kanao lui parvenaient lorsqu'aucun regard ne s'appesantissait sur elles, la pédagogue ne laissa aucunement son cœur s'attendrir à la découverte qu'elle fit de cette révélation.

Ses longs cils, sombres comme l'obsidienne, s'abaissèrent comme on le fait dans le cas d'un doute tenace. Constater l'accord qu'elle lui partageait pour une confrontation la dissuada encore moins à l'idée de lui venir en aide : il lui fallait agir au plus vite pour compenser ces lacunes ô combien contraignantes. Consciente de l'étendue du potentiel que renfermait la novice sous ses pétales, peu enclins à s'ouvrir en raison des pellicules de neige qui s'y étaient figés depuis tout ce temps, Shinobu devait trouver la solution la plus adéquate pour intimer à son élève d'obtenir l'avantage face à un opposant.

Entrevoir le mouvement exécuté par cette main passive aux environs du fourreau qui sommeillait jusqu'alors sous la pèlerine de la jeune fille l'invita à clore ses paupières. La sévérité qui s'osait à parsemer ses traits fins avait beau s'être amenuisée, Kanao comprendrait en une œillade rivée vers sa figure aînée que celle-ci ne plaisantait pas.

La sûreté de l'écolière était là son absolue priorité. Fermer les yeux sur cette situation inédite infligerait à la néophyte bien des problèmes : à quoi cela servait-il de renfermer en soi une puissance digne des plus prestigieux duellistes à un tel âge si elle n'était pas capable d'en tirer profit, tout cela en raison d'un choix qui n'était pas le sien, mais celui d'un héritage de Kanae ? En pensant à cette monnaie sorcière dont elle se servait lorsqu'une indécision lui tourmentait l'âme, la Strixyst abaissa un instant le regard.

L'inquiétude qui la rongeait à propos des réflexes jusqu'alors inexistants de Kanao fit fleurir en son esprit une idée pour le moins radicale. Elle réprima un soupir qui, s'il avait franchi la barrière de ses lèvres rosées, aurait eu la même sonorité que ceux qu'elle avait poussés durant sa tendre jeunesse lorsque sa cadette, paralysée par son apathie, ne savait comment agir face au monde qu'elle découvrait vraiment pour la première fois.

"Tu n'as pas à savoir, Kanao."

Une sonorité émana de son propre ceinturon. La baguette boisée qui séjournait désormais dans sa main dévoilait, sous les luminosités déclinantes de l'heure tardive, une lueur violacée qui pulsait en son écorce fibreuse. Sa position se fit élégante, et son port souple : rien n'aurait pu indiquer à son adversaire qu'elle était prête à user d'un sortilège potentiellement offensif à tout moment.

"Tu n'as pas à réfléchir. N'attends pas une quelconque indication de qui que ce soit pour agir."

La mélodie de son ton s'éleva dans l'atmosphère de ce vaste endroit, quitte à sonner comme le tintement d'une clochette dont on peinerait à se défaire dans les songes de la douce ingénue qui se tenait face à elle. Si elle n'était pas encore en mesure de manifester une volonté qui lui était propre, il lui fallait commencer par autre chose.

"Dans une situation comme celle-ci, attaque sans tergiverser. Si tu n'es pas capable de penser par toi-même ...", entama-t-elle, ses deux mirettes violines plantées sur le visage inexpressif de sa semblable.

"... Alors dis-toi que tu te dois de prendre l'avantage pour ne pas laisser filer toute opportunité qui s'offrirait à toi."

Développer une maîtrise des sortilèges informulés pour prendre un détracteur par surprise ... là était peut-être la solution.

L'enseignement précieux d'une sœur

L'innocence épatante qu'elle décelait dans les modulations mesurées du timbre discret de Kanao eut pour effet latent d'astreindre ses yeux à s'écarquiller subtilement. Une satisfaction modeste se joua de ses traits, comme de celle qu'un mentor arbore lorsque son élève le plus prometteur lui soumet une question aussi intéressante que pertinente.

Comme à chaque fois que les orchidées qui lui faisaient lieu de regard se relevaient avec insouciance vers elle, Shinobu prêta oreille à ses questionnements concis sans la moindre impatience. Un défaut qui lui avait, jadis, causé du tort du temps où sa soeur adoptive peinait à entamer les corvées les plus simples. Combien de fois avait-elle soupiré d'agacement en voyant la brunette scruter le repas qui trônait sous son nez sans oser toucher ne serait-ce qu'une parcelle de la céramique qui lui servait de couverts et ce pour la simple raison qu'on ne lui avait pas indiqué explicitement de se nourrir ?

L'impétuosité et l'irritation avaient cédé leur place au tourment. Consciente des faiblesses éprouvées par la jeune fille, lesquelles ne pouvaient être réglées en un claquement de doigts miraculeux accompagnée d'un simple conseil, aussi bienveillant soit-il, l'occasion lui fut donnée de contempler la main qui arpentait le pommeau de cette baguette de cerisier ornementée d'une fleur de prunier.

Le temps avait passé, mais Shinobu se figurait sans complexité aucune la prise pleine de candeur que son apprentie avait un jour manifestée sur sa propre paume. Le crépuscule les avait auréolées toutes deux, cette soirée-là, alors que son aînée lui avait soufflé une promesse éternelle : celle de veiller sur elle envers et contre tout.

"Si tu en viens à me poser cette question, c'est que tu n'es pas encore tout à fait prête à prendre conscience de tes propres ressentis", répliqua-t-elle, le ton doux comme les vibrations d'une harpe. "Il te faut changer tes réflexes, dans ce genre de moments. Je sais que cela est difficile à concevoir pour toi, mais tu es désormais libre de tes choix. J'ai conscience que tu tiens plus que tout à cette pièce que notre soeur t'a offerte, et qu'elle t'est importante ..."

Shinobu savait se faire délicate lorsque l'heure lui était venue d'enseigner une leçon, quelle qu'elle soit. En la voyant effleurer le parquet luisant par le biais de son talon, comme prompte à se mettre en position, Shinobu ponctua son propos.

"... Mais lorsqu'un ennemi se tiendra devant toi, lui n'attendra pas sagement la réponse du hasard. N'oublie pas qu'il n'est pas imprudent d'analyser une situation afin d'en tirer profit : c'est toujours mieux que de foncer tête baissée."

Le minois toujours enclin à révéler cet air égal et rigoureux qui lui parait les traits depuis qu'elle avait fait irruption dans la bâtisse afin de s'adonner à ces quelques explications, le menu poignet de Shinobu s'érigea devant elle, l'extrémité de son catalyseur boisé rivé en direction de sa cadette encore en proie aux incertitudes.

Tout ne semblait que raffinement, chez elle. Du velours de sa voix jusqu'à la manière qu'elle avait de maintenir sa baguette entre ses doigts fins venus se glisser avec résolution sur les pourtours du manche de l'objet ... l'on aurait pu imaginer une rapière acérée dans le creux de sa paume que cela aurait eut le même effet.

Pour la première fois depuis l'apparition de Kanao dans les parages, les commissures fines de Shinobu se rehaussèrent sensiblement.

"Ceci étant dit ... ne crois-tu pas que l'heure tourne, Kanao ? Développons ensemble tes premiers réflexes au combat."

Ses lèvres incarnates accueillirent sur leur surface brillante la venue d'une risette mystérieuse, comme elle aimait à en crayonner lorsqu'elle s'apprêtait à donner un exemple plus concret de ses indications.

"Expelliarmus."

L'incantation fut énoncée avec clarté. À cette injonction, ses orbes violacés ne quittèrent pas la silhouette qui se tenait là.

Comment allait-elle procéder ?

L'enseignement précieux d'une sœur

Une exhalation, si imperceptible qu'il aurait été de bon ton de tendre l'oreille pour en notifier l'existence, quitta ses narines à la vue de cette baguette en proie à une brève voltige. L'unique sonorité qui résulta de ce désarmement aussi preste que prévisible incita Shinobu à jouer délicatement des épaules pour abaisser ce qui lui servait d'arme : elle abandonna de ce fait sa posture, laquelle lui donnait jusqu'alors des airs de fleurettiste accomplie, et observa sa jeune compagnonne.

Elle n'émit aucun sermon, car s'attendre à ce que l'adolescente pare cette attaque surprise — voire mieux, qu'elle entreprenne une quelconque riposte, s'apparentait à l'effleurement simple d'un souhait. Aussi la créatrice de remèdes ne fut-elle pas étonnée de voir l'objet lui échapper.

Pourtant, l'austérité qui se crayonnait jusqu'à très récemment sur les galbes de son faciès opalin ne revint pas. Son sempiternel rictus adornant ses lippes, lui, semblait pourtant avoir pris du grade pour une raison sibylline dont elle était encore la seule à connaître.

"C'était prévisible", dit-elle avec une placidité qui tranchant tant avec les attitudes éruptives qui la poussaient autrefois à vociférer sa lassitude. "Cela étant, j'avoue être un peu troublée. Tu sais comme moi que tu as toute la possibilité de parer une incantation aussi rudimentaire qu'un désarmement."

L'interrogation soucieuse qu'elle lui répondit avec toute la considération du monde eut toutefois pour mérite d'un tant soit peu la surprendre. Voilà donc la raison de son inaction : à porter l'intégralité de ses attentions sur le bien-être de sa grande sœur, Kanao avait une énième fois tergiversé et n'avait pas activé les rouages camouflés derrière sa frange de jais à temps.

L'aînée qui se tenait à ses côtés pour mieux la guider sentit poindre en elle un sentiment ambivalent. Il y avait quelque chose de sincèrement touchant à découvrir la crainte nourrie par ce bourgeon si peu désireux à l'idée de lui infliger une quelconque éraflure. Flattée et inévitablement attendrie par l'importance ineffable que lui accordait la souffleuse de bulles, une teinte poudrée aurait presque pu se répandre sous le marbre de ses pommettes ...

Dans les tréfonds de ses songes, une infime lueur de ravissement naquit et, sans évoquer ne serait-ce qu'un seul instant la raison de son mouvement subtil, Shinobu courba la nuque. L'inclinaison ne dura qu'un seul instant au cours duquel la raison la talonna. Kanao n'était pas venue jusqu'ici pour assister aux sentiments bienheureux que ses doux et petits discours faisaient naître chez sa comparse au blason mauve.

L'heure n'était hélas pas aux affections sororales. Dès lors qu'il lui fut donner de croiser derechef cette paire d'yeux ternie par la brume à travers laquelle il était compliqué de voir, elle en vint à sourire une nouvelle fois.

"À la rentrée prochaine, j'intégrerai le cursus des potions approfondies. De plus, j'ai toujours eu des prédispositions lorsqu'il s'agit de confectionner des cataplasmes et autres onguents magiques pour panser les plaies. Tu te souviens ?"

La mélodie de sa voix veloutée laissait volontairement s'élever un ton qu'il n'aurait pas été difficile d'assimiler à de la complicité. Par cette ultime question, la demoiselle au regard insectoïde lui intimait, si elle en était toutefois capable, de se remémorer les instants passés à l'auspice qu'était le Domaine des Papillons.

"N'aie pas peur de répondre à mes sortilèges ou d'en utiliser un contre moi. Nous sommes ici afin de mener à bien ton entraînement, tu sais ? Sois sans crainte : je connais quelques astuces avisées pour éviter un aller simple vers l'infirmerie."

Elle se fit taiseuse, encline à l'idée de laisser filer quelques secondes afin de faire œuvrer sa propre réflexion. La porteuse d'ornement paré de vert et de rose ne pourrait éprouver la moindre difficulté à sentir l'œillade de sa formatrice sur ses contours : rien ne semblait susceptible d'échapper à ses ommatidies énigmatiques.

"Je sais. Considérons une tactique plus concrète !"

La déclaration fut évoquée avec un engouement nouveau et, comme elle aimait à le faire lorsqu'une idée ingénieuse lui traversait l'esprit, son index s'érigea comme si elle s'apprêtait à lui partager la plus éclairée des astuces.

"Une mise en situation te permettra sans doute de te figurer cette idée d'avantage que tu te dois de prendre à tout prix afin d'éviter de t'exposer face à ton adversaire."

Ses paupières claires s'abaissèrent à ses mots, et elle se mit à contempler cette paume avec laquelle sa consœur se plaisait habituellement à lancer dans les airs cet élément qui la soulageait du poids du tourment en décidant pour elle. L'expression qui auréolait les traits doucereux de l'empoisonneuse se fit grave, et voilà qu'elle se fit plus que tout attentive à la réaction de la jeune Tsuyuri.

"Cette pièce de monnaie ...", entreprit-elle d'entamer, la vocalise tamisée comme pour s'assurer que son auditrice n'allait pas se braquer. "... Imagine que ton opposant cherchera à tout prix à t'en déposséder, et ne reculerait devant rien pour t'arracher un de tes biens. Cet objet t'a été confié par Kanae. Il t'appartient, et tu y tiens plus que tout ... n'est-ce pas ?"

La puînée Kochô s'était d'ores et déjà mise en position, prête à esquisser la moindre parade si ses mots éveillaient un quelconque déclic chez l'ingénue; car en lui arrachant son trésor le plus précieux, l'on fragmenterait une partie de sa pauvre âme d'ores et déjà abîmée.

"... Comment te sentirais-tu, Kanao ?"

L'enseignement précieux d'une sœur

"— Shinobu ... ne crois-tu pas que tes attentes sont trop hautes, pour Kanao ? Elle est encore si fragile ...
— Mais j'en ai assez, Kanae ! Elle n'arrive à rien, cette petite !"

L'éclat d'une voix perlée résonna sur les recoins de l'engawa, comme une fiole cristalline se brise lorsqu'elle rencontre le sol et se répand en fins tessons. Les chants que psalmodiaient les ensifères depuis l'écale des arbres furent les seuls sons à répondre à la vocifération impulsive de la jeune fille. Celle-ci fronça impatiemment les sourcils devant le souci, profond et sincère, qui peignait le doux visage de sa tendre adelphe dont elle suivait docilement le pas dès lors qu'il leur était possible de se retrouver lorsque leurs contraintes académiques n'étaient plus.

Un geste vif et témoin de la frustration que lui inspirait la vue de l'enfant au comportement si passif lui anima le bras, dont elle utilisa la paume pour désigner, dans tout l'accablement qui la prenait d'assaut, la silhouette haute comme trois pommes de leur petite protégée. Une fleur dont la corolle n'avait pas encore eu la chance de s'épanouir tant son brin avait été arrachée trop tôt de son parterre, et fermement serré au creux de paumes indélicates et d'une cruauté sans pareille.

"Il faut tout lui dire ! Même pour manger, tu te rends compte ?! Si elle n'en reçoit pas l'ordre, elle ne s'alimente pas et ce alors même que son ventre gargouille ! Tu y crois, toi ?!"

La concernée se contenta de prêter oreille aux remontrances qui lui étaient indirectement destinées sans chercher à discutailler. Les reproches glissaient sur elle comme l'eau dévalait contre la roche, et la fillette inexpressive et rendue laconique par l'enfer qu'on lui avait fait traverser ne cilla aucunement lorsque le ton incisif de l'adolescente décrivit avec pareille lassitude la triste apathie dont était atteinte la jeune rescapée.

Kanae promena son regard empreint de toutes les bonnes intentions du monde sur la jouvencelle que les Kochô avaient un jour sauvée du mal afin de lui offrir tous les bons soins qu'une demoiselle de son âge était en mesure de recevoir en espérant, un jour, qu'elle puisse enfin vivre — et non survivre. L'aînée de la sororie considéra l'infortunée un instant, et la gratifia d'un sourire bienveillant, même si son regard n'était pas sans développer à son égard une certaine miséricorde qui ne l'avait jamais quittée.

Entendre Shinobu parler si durement de cette petite sorcière née-moldue qui n'avait jamais connu la moindre gentillesse jusqu'à ce qu'elle fasse leur rencontre parut la gêner. Elle savait, mieux que quiconque, que Kanao faisait de son mieux. Nul besoin pour elle d'entendre la voix aux airs de berceuse de leur petite merveille pour sentir qu'elle était en mesure de réaliser bien plus que ce qu'elle ne laissait supposer.

Kanao, illisible et dont l'attitude leur était abstruse, serait un jour capable des plus belles prouesses.

C'est ce que Kanae déclara à Shinobu, avant de glousser tendrement en la voyant hausser un sourcil dubitatif, les poings acculés contre ses hanches. Toutes deux apposèrent leurs œillades singulières sur elle. Traversée d'un élan d'engouement qu'elle n'estima pas nécessaire de camoufler, la nymphe aux longs cheveux d'ébène applaudit distraitement la benjamine pour l'encourager avant de lever un poing, guillerette et détendue, comme à l'accoutumée.

Shinobu, devant un spectacle aussi pittoresque, porta une main à son front et ne put réprimer le soupir qui la quitta. À cette époque, elle doutait encore des capacités de la petite Tsuyuri.

Leur petite fleur.

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"Vraiment ?"

Cette courte interrogation lui échappa en un murmure qui aurait été, même pour sa jeune sœur qui la connaissait mieux que quiconque, complexe de déchiffrer tant la modulation étonnamment placide qui en caractérisait les accents en camouflait le réel objectif. La vocalise qui avait par le passé accusé à de maintes reprises l'indolence sempiternelle de la Cervirald à la chevelure rehaussée de pourpre se fit aussi douce que la vibration mélodique d'une cloche d'argent.

"Ne te sous-estime pas de la sorte, Kanao. Kanae et moi avions remarqué depuis longtemps qu'il t'était difficile d'agir sans recevoir la moindre indication de notre part."

L'évocation simple de la défunte lui infligea la plus lancinante des douleurs, mais elle n'en ferait jamais mention.

"Mais tu as développé un remarquable talent pour apprendre en nous regardant. Ton don de mimétisme m'a fait depuis longtemps comprendre que tu étais dotée d'un sens de l'observation hors-pair. Et c'est loin d'être ton unique atout ..."

Les yeux à facettes dans lesquels dansait ce brouillard mystérieux rencontrèrent les orbes mornes qui l'observaient avec tant de doute. À bien y regarder, les pupilles de Kanao avaient ces allures de roses défraîchie, comme si aucune âme n'avait encore été en mesure de leur inspirer la moindre reviviscence.

Pourtant, lorsque les soeurs Kochô avaient saisi chacune une main de l'enfant pour la mener vers une voie plus fleurie qu'un calvaire éternel, il lui avait semblé voir enfin l'apparition d'un reflet de vie dans son regard d'enfançonne.

En se remémorant cet effroyable Obscurus qui avait un jour tenté de l'emporter après s'être délecté des stigmates de cette absence d'amour qui l'avait longtemps suppliciée, Shinobu ne put s'empêcher d'arborer un regain de fermeté, comme dans l'espoir infime de susciter toute l'attention de son interlocutrice.

"Tu es dotée d'une force mentale et d'une concentration exceptionnelles. En ce sens ... en dépit de ton jeune âge, tu as sans nul doute des prédispositions pour les sortilèges informulés. Ne pas être contrainte d'incanter ton sortilège te donnerait un bénéfice considérable, étant donné que ton ennemi se retrouverait incapable de prédire tes attaques et pourrait se retrouver hors-jeu dès les premières secondes d'un duel. Le simple usage d'un sortilège que l'on considère comme étant basique pour tout sorcier qui se respecte, comme un expelliarmus, peut mettre fin au combat."

Si elle ne parvenait pas à s'illustrer l'image de sa grande sœur en train de lui chaparder sa pièce pour l'inciter à se mouvoir et ce même pour un simple exercice, sans doute fallait-il envisager d'autres possibilités.

Un sourire contrit, comme annonciateur d'un désir authentique de venir en aide à son élève pour lui apprendre à compenser ses lacunes, en vint à animer délicatement les recoins de ses lèvres décorées d'un pigment incarnadin.

"... Est-ce que tu veux bien essayer ? Tente de me désarmer sans prononcer la moindre formule. Si tu n'y parviens pas, nous trouverons une autre alternative."

Imaginative et passée maître dans l'art de compenser ses faiblesses par d'autres recours, Shinobu ne reculerait devant rien pour enseigner à cette enfant égarée comment se défendre face aux autres dangers qui l'attendaient. Elle avait vécu l'horreur, et sa protectrice refusait désormais la simple idée de la voir risquer de nouveau sa vie.

Elle la savait forte, et résiliente.

Kanao était tout, sauf une petite "qui n'arrivait à rien".

L'enseignement précieux d'une sœur

La découverte lui parut comme inédite.

Sitôt ce faisceau de lumière traversa-t-il les yeux de la jeune novice que Shinobu se plongea dans un silence qui laissait volontiers à penser qu'elle se faisait la proie d'une de ses réflexions. Nul besoin pour elle de commenter outre mesure les réactions infimes nées de la figure encore juvénile de celle qui avait répondu favorablement à son invitation au sein de cette salle d'entraînement de fortune.

Tel un bouton de rose s'ouvre au dégel et frémit sous les caresses nouvelles du vent, Kanao s'éveilla.

Qu'il était compliqué de se faire une idée des potentielles pensées venues germer dans un esprit aussi affûté que le sien ... Shinobu s'était surprise à de nombreuses reprises à s'interroger sur ses aspirations personnelles. Avait-elle d'ailleurs de véritables craintes ? Pour qu'elle en vienne à s'octroyer un précieux instant afin de défaire sa pièce des tréfonds de sa jupe d'uniforme avant de l'utiliser dans un cours si crucial que celui de la Défense Contre les Forces du Mal, il aurait été naturel de supposer que non.

Nombreux étaient ceux à la qualifier d'insensible voire d'indifférente sans jamais ne prendre ne serait-ce qu'un court instant afin de l'approcher et d'outrepasser l'allure silencieuse et implacable qu'elle se donnait par ses regards et par ses gestes. Profondément heurtée par ses souffrances d'antan, prise en tenaille entre la froideur et l'intolérance et sujette aux élans de violence, son seul délit fut d'être née différente de ses pairs. La douce enfant s'était claquemurée dans une carapace impénétrable, laquelle avait aujourd'hui ces allures de bulle de savon aux reflets iridescents tant sa captive donnait parfois cette impression d'avoir la tête dans les nuages — au point d'en oublier son éventuel entourage.

Les ressentiments de Shinobu s'étaient révélés temporaires. D'impatiente et effrontée de prime abord face à l'inaptitude qui en venait à caractériser la jeune fille, l'ironie du sort et les aléas du destin firent qu'elle fut celle qui lui partagea ses enseignements et s'occupa d'elle dès le premier jour. Sans doute avait-elle plus d'une fois ployé la nuque, sujette à ses pensées les plus profondes, en considérant un instant toutes les réprimandes irritées qu'elle avait daigné lui adresser lorsque la nouvelle venue du foyer Kochô se contentait de la fixer jusqu'à ce qu'on lui ordonne de se mouvoir.

Elle s'en voulait tant pour cela. En voyant Kanao peiner et n'arriver à rien, c'était son propre reflet qu'elle discernait. Inutile pour ses pairs et encombrante, jusqu'à ce qu'elle trouve ses solutions et use de son ingéniosité pour contrebalancer ses propres lacunes.

Aider la Cervirald à puiser dans ses forces pour briller sur le champ de bataille et tourner les affrontements en sa faveur relevait de son devoir, pensait-elle.

C'est alors qu'elle l'aperçut brandir sa baguette ornementée. Dès lors qu'elle vit ce poignet fin mouliner comme on le fait dans le cas d'une incantation, les yeux de Shinobu se relevèrent vers ceux, récemment traversés d'une toute nouvelle lumière, de son adversaire vespérale et en admira la concentration qui en exhalait.

Alors, elle sentit.

Une imperceptible énergie s'échappa des sillons boisés de son catalyseur.

Les prunelles violines de la demoiselle s'écarquillèrent avec un air d'indicible surprise, mêlé à une satisfaction qu'elle se plaisait à faire taire derrière la mimique de ses lèvres fines.

... Mais rien ne vint.

L'essai de Kanao dans sa tentative de premier sortilège informulé aurait pu paraître comme un insuccès, mais le sourire qui animait les lippes rougies du Papillon se tenant face à elle s'adorna d'une intensité nouvelle et absconse. Son timbre s'éveilla à nouveau et, loin de porter un quelconque jugement ou la moindre critique sur son entreprise, se fit doucement encourageant.

"C'est très bien, Kanao. Tu fais du bon travail."

Un regard porté à la barrette qui décorait sa chevelure coiffée dans un style traditionnel et lui étant devenu coutumier aurait pu notifier, sans mal aucun, la légère agitation qui en animait les ailes miroitantes.

En ratant son sortilège, Kanao avait toutefois fait le choix de tenter de l'incanter. Aux yeux de cette figure sororale à laquelle elle se raccrochait tant, c'était là une première victoire depuis des éons. La lueur faible mais indéniable qui séjournait dans les pupilles de sa complice lui donnait, à son tour, l'espoir d'une métamorphose, aussi lente soit-elle.

Contempler sa disciple s'adonner à de tels efforts lui céda une légère commotion au cœur, comme si la porteuse d'améthyste saisissait, en dépit de ce silence perpétuel auquel cette petite fleur de prunier s'était assujettie, que Kanao témoignait enfin d'un désir encore étouffé d'agir. Si cela n'était pas encore véritablement de son ressort — car après tout son enseignante du jour lui avait expressément indiqué d'attaquer sans tergiverser, l'aube d'un rêve nouveau prit racine chez la doctoresse.

Sans doute qu'à force de persévérer ainsi, l'écolière arriverait enfin à manifester une volonté qui lui serait propre, et lui exprimerait un jour ce qu'elle désirait vraiment ...

"Continuons, si tu n'y vois pas d'inconvénient."

La pénombre couvrant le campus de son voile ne serait aucunement un frein à l'exercice auquel elles continuèrent de se prêter encore des heures au cours desquelles Shinobu ne cessa pas de sourire.

Au-delà de cet entraînement tardif et minutieux et des évolutions naissantes qu'elle admirait chez la petite sorcière, la Violette s'éprit avec discrétion d'un de ces rares instants de proximité qui la liait à la prodige, et pour cause.

Passer du temps en compagnie de sa petite sœur la combla de joie.