Dans les jardins éthérés de la mémoire, là où les rêves naissent et se dissipent comme la brume au matin, résident les fragments d’un jeune garçon. Des éclats congelés dans le temps, enveloppés dans un voile de mystère. Il se souvient des silhouettes évanescentes de ses parents, mais leurs visages restent flous, insaisissables. Trop jeune pour ancrer ces détails, il ne connaît leur image qu'à travers des photographies jaunies et les récits vagues de quelques proches, rares témoins de son passé. Dernier héritier de la lignée des Weber, il est le dernier sang-pur d'une lignée où les noms anciens portent le poids d'une destinée cruciale. Une prophétie fragile, que seul l'avenir révélera si elle sera éclatante ou ensevelie sous les neiges du temps.

Orphelin d'une famille disparue, il fut placé sous la garde d'une mégiste, une Trismégiste, l'une des plus grandes astromanciennes de son époque. Sous son aile, il grandit dans l’ombre bienveillante de la lune, bercé par ses cycles changeants, apprenant à vénérer la féminité et la déesse Hécate. Sa tutrice, une figure énigmatique et complexe, bien qu’imparfaite pour élever un enfant, lui offrit un monde de mystères et de silence. À travers ses enseignements, il découvrit une magie omniprésente, non pas un secret à dévoiler, mais une vérité intégrale.

Ainsi grandit-il en marge du monde, enfant calme et solitaire, étranger aux rires et aux jeux des autres enfants. Ses compagnons étaient les étoiles et la lune, guides muets dans un ciel infini. Il apprit à façonner son propre univers, à donner sens à l’incompréhensible, modelant ses rêves dans le tissu des cieux. La magie était son souffle, son essence, tandis que les autres enfants tissaient des liens entre eux, lui se perdait dans la contemplation silencieuse du cosmos.

Un jour, une douleur aiguë, une céphalée lancinante, marqua le moment où il manifesta pour la première fois ses pouvoirs. Agacé par le tic-tac incessant d'une horloge dans le grenier, il ressentait le passage du temps comme une oppression, chaque cliquetis accentuant son anxiété pour un futur toujours anticipé. Avec une volonté naissante, il stoppa le mécanisme de l'horloge, suspendant le temps et goûtant, pour la première fois, à un présent intemporel. Cette ironie pour un enfant obsédé par l’avenir fut sa première rencontre avec la puissance de sa magie. Le passage du temps se figea, offrant un instant de silence où l’éternité sembla s’ouvrir à lui, aussi brièvement que ce fût.

Sa tutrice, ravie par cet acte, y vit non seulement une preuve de son potentiel mais aussi un reflet de ses propres enseignements sur la magie. Elle ne le nomma pas sorcier, mais lui conféra un titre plus ancien et plus noble : celui de Mégiste. Un mage destiné à comprendre la magie en la distinguant de ce qu’elle n’est pas, à explorer ses limites pour mieux les transcender. Il apprendrait à honorer le passé tout en sculptant le futur de cet art ancien.

Malheureusement, le système éducatif suisse, avec sa rigueur méthodique, ne voyait pas d’un bon œil la continuation de son éducation exclusivement sous la tutelle de la Trismégiste. Cette formation, bien que profondément enracinée dans les traditions, était jugée inadaptée à l’épanouissement d’un enfant moderne. Perçue comme un vestige d’un passé révolu, elle fut jugée étouffante, et il fallut donc trouver une école plus conventionnelle.

Le choix se porta sur Ilukaan, une institution magique prestigieuse honorant les racines sorcières. Là, il pourrait développer ses talents dans un cadre structuré, parmi ses pairs, et se confronter à la diversité des enseignements offerts par une grande école. Mais cette décision portait en elle une ironie amère pour ceux qui connaissaient son histoire. Envoyé dans un lieu enneigé, il serait entouré de glace et de neige, un rappel cruel de l’élément qui avait pris la vie de ses parents. Pour certains, un affront; pour lui, simplement une autre forme de l’inéluctable. L’ironie, ici, n’existait que pour ceux qui fuyaient la mort, tandis que lui, déjà, avait fait de son silence un allié.

Quelle ironie, en effet. La solitude, loin de l’abandonner, le serra encore plus fort, malgré la présence constante d’élèves tout autour de lui. Plongé dans son propre univers, une lune solitaire parmi les planètes en orbite, il peinait à trouver sa propre place. Comment définir son orbite quand tout gravitait autour d’un autre centre ? Il absorbait des fragments de chacun, tentant désespérément de se construire une identité, mais à force de tout emprunter, il ne restait qu’un simulacre d’humain. Comprenant les autres sans jamais saisir ce qui les rendait véritablement humains.

Il était trop tard pour développer cette intelligence émotionnelle qui éclaire les autres, et il se referma sur lui-même. Rapidement, le monde le pointa du doigt : paria, excentrique, dramatique, inconventionnel. Sa différence, autrefois perçue comme une richesse, devint une malédiction sous les regards critiques. Il découvrit ce que signifiait ne pas se sentir à sa place, la tristesse et la peine frappant de plein fouet.

Bien sûr, il avait trouvé quelques compagnons, des âmes aussi étranges que lui, se dénommant "chevaliers", une cour de marginaux. Mais malgré cela, il demeurait seul. Sa solitude, ancrée profondément, était devenue sa seconde peau. Face à cela, il se ferma au monde, remettant en question tout ce qu’il était et ce qui l’avait façonné. Son éducation, son héritage, son essence même. Et ce qu'il découvrit en lui... il ne l’aimait pas.

Il se transforma alors en mystère, un être que personne ne pouvait vraiment connaître. Un observateur silencieux des âmes, caché dans l’ombre, regardant la vie défiler sans y participer pleinement. Le ciel restait toujours aussi beau, impassible.

Son amour pour l’illusion croissa, une passion pour le faux, pour le théâtre et les mensonges. Ce qui n’était pas vérité semblait infiniment plus séduisant. Dans ce monde de tromperies, il se demandait : n’était-il pas lui-même une illusion ? Une création du manque, de l’incompréhension, de ce qu’il n’arrivait pas à être. Un puzzle dont les pièces manquaient, sans jamais comprendre le pourquoi.

Quatorze cycles solaires s’écoulèrent avant que l’évidence n’éclate. Il rejeta enfin l'éducation qui l’avait forgé. Se rebeller, embrasser la lumière éclatante du soleil et renier la douce clarté de la lune, symbole auquel il n’avait jamais vraiment appartenu. La femme, il la respectait profondément, mais il ne l’était pas. C’était un masque, un rôle de théâtre imposé par ceux qui l’avaient élevé. Alors, avec une froide résignation, il rejeta cette identité façonnée sous le croissant de lune infertile.

Son développement physique, plus lent que celui des autres, fut une bénédiction déguisée, lui permettant d’échapper aux affres de la puberté. Vénus, qu’elle soit maudite. Ce n'était pas l’amour et la beauté qui résonnaient en lui, mais la furie du dieu de la guerre, Mars, plus proche de son essence. Un désir de combattre, contre le monde et contre lui-même.

Incapable de prononcer à haute voix ce qui bouillait en lui, il trouva refuge dans la glace. Le patinage devint sa libération, une danse silencieuse sur l’eau gelée, une bataille contre ses démons. Chaque muscle de son torse sculpté par l’effort, chaque mouvement exécuté avec une précision froide, était un pas vers l’image de soi qu’il désirait.

La dysphorie, discrète mais omniprésente, le suivait comme une ombre. Ses cheveux courts, rejetant les symboles féminins auxquels on voulait l’associer, chaque reflet sur la glace le confrontait à ce qu’il souhaitait être, à ce qu’il voulait devenir, mais qu’il n’arrivait pas encore à nommer.

La Trismégiste avait par le passé rejeté la masculinité, tout comme elle avait modelé le destin de son élève pour être à son image. Elle avait cru créer un reflet d’elle-même, une âme prête à s’épanouir sous la lumière lunaire. Mais face à Gabriel, qui rejetait la féminité avec la même intensité, elle ressentit une légère déception. Pourtant, elle ne l’abandonna pas. Même si Gabriel ne trouvait pas son épanouissement dans les mystères d’Artémis, elle l’accepta entièrement.

Gabriel, à mesure qu’il grandissait, découvrit une identité profondément enracinée, non pas conforme à des normes ou des moules prédéfinis, mais façonnée par un sentiment d’essence intrinsèque. Avec le temps, il se détacha des contraintes du genre, voyant ces concepts comme des vestiges de l’humanité, et lui, forgé par la magie, loin de la culture non-mage, transcendait les limites imposées par ses semblables.

Il n’était que force incandescente d’ambiguïté, libre de se redéfinir au-delà des distinctions mortelles. Pourquoi se soucierait-il des termes, lorsque son esprit s’élevait déjà au-dessus des étoiles qui l’avaient vu naître ?

Cette parenthèse, bien que fermée, continuait de résonner en fond de son quotidien. La quête de son identité, la recherche du sens d’être lui-même, semblait moins cruciale alors que son rêve de puissance et sa quête de connaissance restaient inassouvis. La cosmologie, ainsi, devint le point central de son existence. Sa tutrice, consciente de sa passion pour le concept même du temps et de l'espace, lui offrit un retourneur de temps pour sa majorité, prévoyant qu’il verrait ce cadeau comme une opportunité pour explorer ses propres limites.

Face à l’avenir, le passé lui parut insignifiant, presque fragile. Le présent se révélait être un fardeau, mais le futur s’ouvrait devant lui comme un terrain de découverte, l’invitant à vivre à la fois comme un humain et comme une entité au-delà des restrictions humaines. Il devait apprendre à aimer, tout en découvrant la liberté de ne pas être contraint par ce besoin. Il devait évoluer dans le voile de la magie tout en acceptant sa propre mortalité.

(c) Ilukaan