Une année passait à la fois si lentement et si vite. En tout cas, c'était la sensation qu'elle avait lorsque son regard passait de la pâte à gâteau - sans doute un peu trop liquide, ah, tant pis - à Vibeke qui était occupée à emplir ses récepteurs sensoriels de Sushi, le chat d'Idun, d'une tolérance rarement rencontrée chez l'espèce féline. La tête de la petite fille était enfouie dans le flanc ébourrifé du chat qui ronronnait paisiblement dans un coin du canapé, visiblement peu troublé de la présence (très) proche d'un humain juvénile. Il fallait dire que Vibs était, à tous les égards, un ange : les quelques bêtises qu'elle avait pu faire étaient sans gravité, souvent par maladresse plus que par réelle envie de nuire. Elle avait rapidement compris, également, que le chat était plus enclin à lui faire profiter de sa douce fourrure si ses gestes envers lui n'étaient pas violents.

Vibs était, de toute manière, une enfant délicate. Il était évident que non contente de ressembler physiquement à son père, elle semblait avoir hérité du caractère artistique et tranquille du professeur de magie noire et blanche. Ses activités favorites impliquaient la plupart du temps l'usage de couleurs vives : attirée par les moyens d'expression artistiques comme un papillon de nuit par la lune, il lui arrivait, lorsqu'elle avait été particulièrement sage, de passer un moment sur les genoux de Magnus pendant que celui-ci s'adonnait à la peinture ou au dessin.

Idun lâcha un soupir amusé en versant la pâte à gâteau dans le moule - oups, ça déborde - et songea que le hasard les avait gâtés en leur donnant une fille au caractère placide et à la disposition calme. Il lui semblait que même Magnus avait fini par se délester des angoisses primaires liées à la paternité. Pour en adopter d'autres, cela était certain, mais au moins il semblait plutôt heureux de voir sa progéniture suivre ses pas dans le monde de l'art.

- Vibs, tu respires ?

À l'entente de son nom, la petite émis quelques gargouillis étouffés dans la fourrure du chat. Idun souffla faiblement du nez.

Enfin, le bruit d'une serrure que l'on déverrouille résonna dans l'entrée.

Idun manqua en lâcher sa jatte, qu'elle posa maladroitement sur le plan de travail, avant de réajuster le tablier de pâtisserie qu'elle portait et de sautiller jusqu'à Magnus. Vibeke avait émis un grognement de protestation étranglé en étant tiré de son refuge douillet dans la fourrure de sushi, mais en réalisant qu'elle se trouvait dans la bras de son père, elle s'accrocha immédiatement à sa barbe et gratifia sa joue d'un bisou légèrement baveux.

- Comment s'est passé ta journée ? Du nouveau à propos de, euh... L'incident de la dernière fois ?

Elle faisait encore des cauchemars où elle avait des sabots à la place des mains, et il lui arrivait de remercier le ciel (ou n'importe quelle divinité qui était à l'écoute) pour le fait d'avoir des pouces opposables et une motricité fine. Vibeke ne semblait pas avoir souffert des transformations diverses, fort heureusement, bien qu'elle avait tenté d'utiliser des ailes inexistantes plusieurs fois avec des gémissements de frustration.

Idun embrassa brièvement mais tendrement son mari avant de retourner dans la cuisine, où elle enfourna le gâteau et se mit à essuyer la pâte qui avait débordé, peu ennuyée visiblement par son bazar culinaire. Elle n'était pas une fine pâtissière (et encore moins une cuisinière de talent) mais ça ne l'empêchait pas d'essayer. Et Magnus était assez poli pour ne pas protester, et trouvait toujours un compliment à lui faire - même s'il arrivait que celui-ci soit particulièrement créatif pour éviter d'avoir à mentionner le goût, la texture ou l'aspect.

Vibeke laissa choir sa tête contre l'épaule de Magnus. Il était assez évident qu'elle portait une affection particulière à son père, sans doute due à la similarité de leurs tempéraments. Idun attendait avec impatience de savoir si elle allait développer des traits plus proches des siens, mais en même temps... Etait-ce vraiment un souhait raisonnable... ?

Elle gloussa faiblement en entendant la description de l'événement faite par Magnus. C'était un sacré chaos, pour sûr - mais au moins, personne n'était mort, les blessés étaient légers, et quelques élèves semblaient même avoir profité de la situation pour s'amuser un peu. Quitte à se retrouver sous forme d'animal, autant en profiter, quelque part, surtout pour ceux qui n'étaient pas animagi.

Idun désigna le réfrigérateur d'un signe de tête.

- J'ai commandé un plat traiteur pour le dîner. Je ne voulais prendre le risque de, euh... De refaire l'erreur de vouloir cuisiner comme j'avais fait pour l'anniversaire de mon frère.

Elle serra les dents en se souvenant de cet échec douloureux. La viande trop cuite - elle mangeait peu de viande, de toute façon, comment aurait-elle pu savoir la cuisiner ? - et les pommes de terre encore crues à l'intérieur, sans parler de la tentative de verrines qui ressemblait plutôt à des shots de... Bref, elle ne voulait pas y penser.

- J'ai pris un rôti de bœuf avec un gratin dauphinois. Et j'ai préparé une portion mixée pour Vibs, histoire qu'elle puisse en profiter un peu aussi.

Idun regarda cette dernière avec un sourire affectueux. Elle avait finalement compris qu'à l'aide de sa main, elle pouvait atteindre la pâte à gâteau et la ramener dans sa bouche, et s'appliquait à essuyer consciencieusement son nez avec ses petits doigts. Elle se mit à babiller à coup de syllabes à peine articulées.

- Je vais mettre tout ça à réchauffer, du coup, vu que tu es là.

Idun peine à être jalouse (mais l'est un peu tout de même, car après tout, c'est bien là son pire défaut) en voyant Magnus si réjoui d'être le sujet du premier mot de Vibs. La petite semble s'être désintéressée du langage pour le moment, et joue tranquillement avec la barbe soyeuse de son père, qu'elle tâte de ses petites mains, délicate, sans jamais vraiment tirer. L'infirmière n'est tirée de sa rêverie que par la remarque inattendue de son mari.

- Le gâteau ? Quel gât- Le gâteau !

Elle agite les bras de façon paniquée avant d'ouvrir le four, duquel s'échappe un nuage de fumée noire qui la fait tousser, et s'empresse de vouloir sortir le plat - sans manique, évidemment, ce qui lui arrache une flambée de jurons à peine retenue pour épargner les oreilles encore innocentes de sa fille, tandis qu'elle use de son autre main pour se saisir du plat avec un torchon.

La rouquine pose en vitesse le gâteau sur le comptoir avant de refermer le four d'un coup de pied. Il apparaît vite que, par un concours de circonstances incongru, le gâteau est absolument carbonisé sur le dessus et encore liquide à l'intérieur, comme en témoigne le mouvement qui l'agite lorsqu'elle fait bouger le plat de droite à gauche.

Elle lance un regard rempli de lassitude à Magnus.

I did it again.

Elle ne s'offusque pas de la main posée sur sa tête, qui est clairement une marque d'affection, de toute manière, et s'appuie sur l'épaule de son mari tout en contemplant sa création sortie d'un cercle de l'Enfer réservé à ceux qui défient les lois de la physique et de la chimie au travers de la cuisine. Les suggestions de Magnus l'atteignent à peine, et elle réfléchit à d'autres options : peut-être n'est-il pas trop tard pour courir chercher un gâteau au pâtissier du coin ? Elle n'est cependant pas certaine de ce qu'il restera à cette heure, sans doute les rebus et les oublis - elle ne tient pas à célébrer le premier anniversaire de Vibs avec un gâteau sur lequel il est marqué "Joyeux 65 ans, Robert" au glaçage vert fluo.

La dernière proposition de Magnus, cependant, la tire de ses pensées ; pas forcément en bien, cela dit. Elle se tourne vers le professeur, vaguement offusquée.

- C'est ce qu'elle mange tous les jours ! Tu imagines, si je te faisais souffler tes bougies sur de la purée de salsifis ?! Ce serait horriblement triste !

La pensée même lui tire les larmes aux yeux, grande dramatique qu'elle est. Cependant, le concept d'un gâteau plus petit la fait réfléchir. Elle se caresse le menton d'un air pensif, avant de se retourner avec une illumination.

- On n'a qu'à faire un mug cake ! Un gros mug cake, qu'on partage en trois, et j'écraserai bien la part de Vibs...

Tout en parlant, elle rassemble ses ingrédients, frappée du furor divin. Quant à savoir si la divinité en question est bienveillante ou non...

Elle regarde les ingrédients qu'elle vient de sortir du placard, songeuse. Elle devrait avoir de quoi fabriquer un mugcake, enfin, elle pense. Peut-être que quelques substitutions sont de mise, après tout, elle n'est pas certaine de se rappeler de la date d'ouverture de cette bouteille de lait, alors... Idun sursaute au contact sur son épaule, malgré les précautions prises par Magnus. Elle écoute sa remarque d'un air perplexe, avant de lever un sourcil d'un air vaguement agacé.

- Magnus, je sais pertinemment que tu n'as jamais fait exploser un mug au four. D'abord, parce que même moi, je sais que ça ne passe au four, et parce que tu es bien trop attentif aux conditions d'utilisation de ton matériel pour faire ce genre de chose.

Elle lui tapote la joue de façon affectueuse.

- Mais merci de vouloir conserver mon intégrité corporelle. Je vais me débrouiller ! Je crois. Au pire, je t'appelle à l'aide ?

La rousse sourit et commence à mesurer ses ingrédients - ah, c'est un peu beaucoup de farine, tout de même - décidée à ne pas se laisser abattre. Sa fille compte sur elle, après tout. Elle sait que la cuisine ou la pâtisserie ne sont pas son point fort, mais... Des souvenirs remontent. Principalement d'anniversaires passés comme une journée normale, avant que sa mère ne réalise en catastrophe qu'elle avait oublié (comment oublie-t-on le fait d'avoir mis au monde des jumeaux ? Les souvenirs qu'Idun avait de son propre accouchement étaient déjà hauts en couleur) et ne passe chercher un gâteau au supermarché du coin.

Ca avait toujours eu un goût un peu amer, sans qu'elle ne puisse savoir pourquoi. Le lendemain, elle recevait un cadeau qui semblait avoir été attrapé à la volée pendant les courses hebdomadaires. Et... Ca avait toujours été comme ça. Son regard se porta vers Vibs, qui chantonnait doucement en se tortillant sur sa chaise.

Je ne veux pas ça pour toi.

Elle est prise de court par l'intervention de son mari, et manque en faire tomber sa préparation, qu'elle rattrape à la volée et continue de touiller comme s'il ne s'était rien passé. La consistance a déjà l'air plus proche de celle d'une pâte à gâteau normale, enfin Idun y croit. Elle glisse le mug au micro-ondes, hésite un peu sur la durée de cuisson, puis finit par jouer la sécurité et ne met qu'une minute - au pire, elle pourra toujours le remettre plus longtemps. Une fois la tâche terminée, elle se tourne vers Magnus, qui s'est mis à dessiner. Elle a l'habitude de ses inspirations artistiques improvisées et ne s'en offusque pas.

- Ca me paraît être une bonne idée, mais j'espère qu'il ne fera pas trop froid. On est en décembre, après tout. Mais la dernière fois que j'ai vu mon frère remonte à... Notre mariage, je crois. Ouah, ça passe tellement vite-

Ding !

Idun est interrompue par la sonnerie du micro-ondes, et fait volte-face pour ouvrir l'engin, anxieuse de voir le résultat. Elle se saisit du mug à pleines mains, oubliant que celui-ci est forcément très chaud, et le transfère avec quelques vulgarités chuchotées dans sa langue natale sur le comptoir. Pour son plus grand bonheur (et un peu sa plus grande surprise), le résultat semble... Mangeable. C'est un mugcake, et il n'a pas l'allure d'un vrai gâteau d'anniversaire, mais c'est elle qui l'a fait pour l'occasion. Elle s'empare d'une cuillère pour tâter le terrain : oui, il semble cuit à cœur, mais pas brûlé. Un vrai miracle.

Enthousiasmée par l'idée d'avoir réussi son coup, Idun divise le gâteau en trois - ce n'est pas bien grave, si les parts sont un peu informes, elle les noiera de chantilly. Satisfaite, elle s'assoit finalement à table avec un soupir bref qui indique plus le travail bien accompli que la lassitude. Elle range une mèche de cheveux derrière l'oreille de Magnus sans le déranger dans son travail.

La rousse jette un œil à ses croquis, et sourit pour elle-même. Elle espère à la fois offrir un foyer aimant à sa fille et l'occasion de devenir une bonne personne (meilleure qu'elle, sans doute) mais aussi lui apprendre que les erreurs sont rarement irréversibles. Magnus se chargera sans doute de lui montrer que la beauté se trouve partout, même dans les défauts (et lui apprendra à ranger ses affaires). Elle a bon espoir qu'à deux, ils parviennent de faire de Vibeke quelqu'un de bien, malgré leurs propres faiblesses.

Sans le savoir, elle manifeste à haute voix les pensées de son mari.

- Ce serait joli, au-dessus de la cheminée.

Ce n'est pas un portrait familial classique, mais c'est le leur, et il est très bien comme ça.