« Arrête. Ils viendront pas. Ils viendront pas j'te dis. »

… répéta au bout de la cinquième impatience le petit Jochem à son jumeau. Ça le fatiguait. Pour un gamin de cet âge, de cette petite hauteur, ça le fatiguait vite et beaucoup. Triste un peu de constater que la première chose dont un si jeune enfant était sûr, c'est que ses parents ne viendront jamais le chercher. C'est pour ça qu'ils sont ici. Pour ça qu'ils ne les verront plus. Mais Wilhelm, au cœur plus pur et doux, attendait toujours.

Jochem restait près de lui, malgré tout, car ils n'avaient plus qu'eux.

Pourtant, l'un comme l'autre avait bien entendu ce que leurs mère et père disaient, cette nuit-là. Le stress, la peur, l'incertitude et toutes ces émotions qui leur étaient neuves les empêchaient de dormir (un comble pour lui, vous me direz), et alors que le couple de moldus pensait pouvoir parler librement de leurs craintes, ils furent espionnés sans même que les concernés ne le veuillent. Ou si. On ne sait pas ; juste que les enfants savaient pertinemment qu'ils inquiétaient leurs parents.
Ce n'était pas très grave : de « parents », ils n'en avaient que le nom. Quand lui et son frère avaient commencé à voir leurs pouvoirs s'éveiller à peu près à la même période, tout n'était déjà pas très stable à la base. Le pire était sûrement que tous les deux provoquaient les mêmes manifestations, à savoir brûler les coussins du salon ou faire tomber le lustre dans la salle à manger. La meilleure réaction que Papa et Maman avaient donc eu en réponse à tout cela, c'était de se séparer d'eux.
Alors « parents », tu parles.

Peut-être que Jochem était celui le plus soulagé une fois ailleurs que dans leur maison. Être sorcier, comme on le lui a expliqué en venant le chercher, ne semblait pas plus le déranger qu'un père et une mère qui abandonnent leurs progénitures justement à cause de ça. Il ne devait pas s'en vouloir d'être rejeté parce qu'il était ainsi. Non, il était nettement plus juste de leur en vouloir à eux de ne pas assumer au point de les laisser là sans regrets.
Il ignorait qu'on leur avait effacé la mémoire, à ce moment-là. Mais qu'il le sache ou non dorénavant n'aurait plus la moindre importance : il n'empêche qu'ils avaient prit leur décision. Qu'eux, sans pouvoirs comme les leurs, sans la même particularité que ceux à qui ils avaient donné naissance, préféraient tout laisser tomber jusqu'à faire comme si de rien n'était. Malgré son sang, malgré ses origines, Jochem utilisait de plus en plus fréquemment le terme « moldu », qui désignait pourtant les gens du monde d'où il venait. Mais non : pour lui, ils n'étaient déjà plus du tout pareils.

Il n'était plus qu'un gamin farouche qui s'était fourré des idées dans la tête tout seul. Heureusement que Wilhelm était là.

Wilhelm, ou Beelzebub, enfin, son jumeau quoi. Il avait du mal à l'appeler autrement après que les Hellborn soient venus les chercher. En voyant les cinq autres enfants dans cet immense manoir, tous d'origines différentes, il pensait qu'on les avait transféré dans une maison d'accueil et que Mary et Joseph récupéraient un fardeau de l'orphelinat. Quitte à être non-désiré quelque part, autant l'être ailleurs. Il avait passé les premiers jours à rester collé à son frère (son vrai frère) sans presque jamais parler à personne d'autre. Ou alors, à juste hocher la tête pour dire oui ou non.

D'abord ça, puis, il se planquait. Là où il trouvait de bonnes cachettes. Farouche comme il était, têtu au point de ne presque pas vouloir adresser la parole à ses « nouveaux frères » (que des plus grands, en plus), il trouvait toujours un coin où devenir invisible. À montrer qu'il ne voulait pas être ici. Qu'eux, ils n'étaient pas ses parents. Et que les cinq autres, là, n'étaient pas non plus ses frères. Belphegor était un jeune garçon à problèmes, au départ, simplement parce qu'il causait les frayeurs de Mary comme Joseph à disparaître comme ça pendant plusieurs heures. Enfin, deux maximum, à chaque fois que ça arrivait. Mais il n'était jamais bien loin. Parfois, c'était dans un placard. Parfois, dans le cabanon à outils du jardin. Et ce durant les premiers mois de son adoption.

Un sale mioche, quoi. Pourtant, il s'est adouci.

Dès l'instant où Belphegor acceptait son nouveau nom et ceux qu'ils considéraient comme ses vrais parents, les choses étaient relativement plus simples. Il n'y avait plus seulement Beelzebub, il y avait aussi les autres, progressivement. Lucifer, qu'il tenait pour grande figure fraternelle. Mammon, qu'il était toujours plus amusant d'enquiquiner. Leviathan, qui connaissait les meilleurs jeux. Satan, parfait camarade de crimes d'enfants. Asmodeus, sacré phénomène à embêter par sadisme...
Et Lilith.

Lilith qui était comme lui : Née-moldu et rejetée par les siens. Ceux dépourvus de pouvoirs n'avaient décidément rien dans le crâne. Il fallait toujours que certains Né-moldus déguerpissent, parce qu'ils étaient différents, parce qu'ils n'étaient pas « à leur place ». Tant pis pour eux, s'ils ne voulaient pas assumer leurs enfants. S'ils refusaient de connaître le bonheur que c'était de côtoyer Lilith chaque jour. L'enfant la plus douce, certainement, que Belphegor ait connu. Tout le monde l'adorait, au sein de la famille. C'était la jeune cadette. La fillette parfaite, très certainement. Il en était témoin à de nombreuses reprises.

À l'époque, Belphegor n'en avait que faire, des étoiles. Puis, lorsque Lilith était là, tous les deux les observaient ensemble. Ça leur arrivait souvent : de sortir la nuit, étaler le dos dans l'herbe du jardin, et regarder les lumières du ciel nocturne. C'était un passe-temps simple, mais petit à petit, il était devenu une sorte de rendez-vous très régulier, quand le ciel était dégagé une fois la nuit tombée.
C'était comme ça qu'ils s'entendaient, qu'ils aimaient s'émerveiller du monde extérieur, et que Lilith oubliait sans aucun doute la peine que c'était d'avoir vécu chez ces bons à rien de moldus.

Belphegor en était persuadé, du haut de ses neuf ans.

Alors pourquoi ce jour-là, toutes ces belles nuits ressemblaient à de tristes et désespérées tentatives de guérir une blessure qui ne pouvait jamais guérir ?

Le choc de voir Lilith succomber à son Obscurus était si soudain qu'il refusait, les jours qui ont suivi, que tout cela n'ait été réel. Beelzebub avait été là, Lucifer aussi. Son jumeau et son aîné, témoins de la tragédie qui affecta profondément leur famille. À la disparition de leur petite sœur adorée, Belphegor était inconsolable. Il restait enfermé dans sa chambre, parfois faisait de sa couette son cocon, sautait des repas et refusait de parler à quiconque, même à son jumeau.
Quand il regardait les étoiles, il priait pour qu'elle revienne. Qu'elle n'était pas totalement partie. Qu'elle était juste... quelque part. Mais Lilith ne revint jamais. Lilith ne reviendra pas.

Belphegor jurait par-dessus tout qu'il avait fait de son mieux. Qu'eux deux, le reste de la famille, les étoiles, tout ça, ça aurait dû la guérir. C'était la faute des moldus. C'était toujours, toujours de la faute des moldus...

Il les haïssait plus encore aujourd'hui. Faibles et peureux comme ils sont. Ils pouvaient tous brûler.
Le jour où Belphegor sortit de son mutisme, il n'avait jamais autant éclaté en sanglots.

Sans doute parce que Lucifer était l'aîné de la famille et un des témoins de cette perte, Belphegor s'est peu à peu rapproché de lui à ce moment-là. Sans pour autant le suivre comme un petit poussin, il lui vouait une certaine confiance que rien ne pouvait ébranler, selon lui. Une confiance qui suivait tous les conseils, comme lors d'une partie de cache-cache (quel âge il avait, déjà ?).
Il ne savait plus trop qui comptait, à ce moment-là, mais il se rappelle surtout de l'aîné de la fratrie courir à petits pas avec lui à l'un des étages, cherchant un endroit où se planquer en sa compagnie. Belphegor avait pourtant trouvé chez lui un don plus ou moins efficace comme inné à trouver les meilleurs endroits exprès, mais il a préféré suivre l'instinct de Lucifer à la place. Ainsi, ce dernier lui a conseillé d'aller se réfugier au grenier, là où tous les meubles et affaires abandonnées s'y trouvaient. Une grande armoire trônait là-bas, pleine de bazar elle aussi, certainement, mais il lui assura que ça serait une cachette parfaite.

Belphie n'avait fait que suivre le conseil.
Dans le grenier, tout était poussiéreux et vieux. Parfois pas tant que ça ; juste que certaines choses placées là-haut étaient inutilisables ou encombrantes. Il trouva l'armoire sans difficultés, un peu difficile d'accès en cherchant à l'ouvrir quand même. Il y avait des vieux vêtements et même deux ou trois planches dedans (du surplus du meuble, sans doute). Du haut de sa taille d'enfant, il parvint à s'y enfermer sans trop de mal. Un peu d'inconfort au fur et à mesure que les minutes passaient, mais bon, c'était le jeu.

Ainsi, Belphegor attendit. Il attendit qu'on le trouve.

Il ne se soucia pas de la longue attente qui se profila, souriant du conseil que Lucifer lui avait donné : il était en effet dur à trouver, le bougre.

Lorsque le temps lui parut tout de même un peu plus long que sa patience ne pouvait le supporter, il se décida à sortir. Sauf que la porte refusait de coopérer.
Il était déjà compliqué de se faufiler puis sans doute de se dé-faufiler de l'armoire, tant le bazar le gênait. Mais là, la porte ne voulait tout simplement plus bouger. Il força une première fois. Puis une deuxième. Soupir d'agacement. À la troisième, rien à faire.

Tant pis s'il cassait quelque chose, il se heurta à la porte pour la décoincer. Échec.

Au bout de plusieurs essais infructueux, Belphegor commença à paniquer.
Un peu honteux de se trouver dans cette situation grotesque, il appela, tant pis pour le jeu. Sauf qu'on ne pouvait pas l'entendre, de là. Enfermé dans cette armoire, elle-même dans le grenier, sa petite voix n'allait sûrement pas bien loin. Il appela encore. Rien. Et il n'entendait pas de mouvements dans la maison non plus. Il avait l'impression d'être tout seul.

Excédé, il frappa de ses poings la porte. Elle ne voulait même pas faire mine de s'ouvrir ne serait-ce qu'un peu, histoire de donner un espoir. Alors il frappa encore. Et encore. Puis appela, cria, cherchant à se faire entendre. Mais ça n'atteignit personne.

Ce petit manège effraya le garçon qui, à ce moment, avait l'impression d'être délaissé dans son placard. Sûrement que celui-ci avait été placé dans le grenier justement parce qu'il avait des difficultés à s'ouvrir, et surtout de l'intérieur. Comme par hasard, il a fallut que ça tombe sur lui. Mais pour Belphie, le hasard n'était pas coupable. Lucifer l'était.
De toute la fratrie, c'est lui qui connaît le mieux la maison. Forcément, il devait savoir que cette armoire était défectueuse. Et volontairement, il avait envoyé un de ses plus jeunes frères dedans, histoire d'en rire sans doute. Pourquoi pas, après tout : c'était monnaie courante de jouer aussi méchamment avec ses cadets. Lucifer n'y faisait sûrement pas exception. Même lorsque lui et ses autres frères sont venus le trouver là-dedans au bout de plusieurs heures, il lui en a énormément voulu. Peu importe ce qu'il disait, Lucifer était un adolescent sans-cœur, point.

C'est donc avec cette amertume, de plus en plus loin de Lucifer et plus en plus proche de ses autres frères, qu'il grandit.
Qu'il fait des bêtises d'enfants et des caprices d'ado. Mais il n'était peut-être pas le pire.

Le reste de la fratrie s'est projeté vers Ilukaan, à quel moment avait-il été question pour lui et son jumeau d'aller étudier ailleurs ? Les parents Hellborn devaient avoir largement prit l'habitude, depuis le temps : de ce fait, les courses s'étaient révélées sans le moindre problème (quel comble ça aurait été). Ce n'est vraiment que par respect pour ses parents qu'il s'est retenu de demander un chat, afin aussi, peut-être, d'épargner à la pauvre bête les occasions à se retrouver avec une vraie ménagerie dans le manoir de Salem (on parle de ses frères, hein). Et puis, il y avait Mammon comme animal de compagnie.

Pour lui aussi, il s'attendait à un cri de caribou. Mais son reflet dans la fontaine se mêla à l'image d'un ours, au cri plus grave, plus féroce, avec une couleur de maison qui le sied davantage (c'était au moins ça). Lui et Beelzebub n'allaient pas se trouver dans les mêmes dortoirs, mais l'époque du farouche petit Jochem qui se réfugiait dans les pantalons de son Wilhelm était révolue. Non seulement il ne s'agissait plus que d'eux uniquement, mais en plus il s'agissait aussi de lui, indépendamment.

Les cours, aujourd'hui comme hier, sont toujours difficiles pour parfois les mêmes complications. Ou bien il s'ennuyait, ou bien il s'endormait. C'était sa narcolepsie, diagnostiquée vers ses 8 ans, le vrai problème. On lui avait prescrit un traitement pour qu'il évite de s'assoupir un peu n'importe où et n'importe quand, mais il ne les prenait déjà plus du tout régulièrement au bout de deux semaines. Par oubli, puis par flemme. Puis il s'y est accommodé. Bien sûr, il les prend quand il y pense (ou quand on le lui fait penser), mais en général, il ne les prend pas. Bien qu'il peut les avoir sur lui.

Élève médiocre, sauf en Astronomie. Là où se trouvent les étoiles de ses souvenirs et la Lilith qui restera à jamais dans sa mémoire.
Il était Belphegor, la Paresse même de la famille.

(c) Ilukaan