Je suis celle qu'on ne voit pas2 septembre 2023Dortoir CerviraldNazar A. PetrovTu étais enfin installé dans ton nouveau dortoir, Nathan. Comme d'habitude, c'était les affaires de Mateus qui t'avaient pris le plus de temps à ranger. Il fallait dire qu'il en avait beaucoup et que c'était de pire en pire chaque année. Car oui, c'était toi qui déplaçais ses vêtements d'une chambre à l'autre à chaque rentrée scolaire. Pourquoi faisais-tu cela ? Tu n'en savais trop rien en vérité. Tu avais juste l'impression que sans toi, le plus jeune n'y arriverait pas seul. Il était tellement désorganisé, désordonné… Ça allait dans la continuité de tout ce que tu faisais pour lui, en vérité. Tu l'aidais à préparer son sac de cours le soir, tu remettais souvent sa chambre en ordre quand il déballait tout son placard sur le sol pour trouver la tenue parfaite… S'il était capable de tout sortir, il était capable de tout ranger, non ? Tout le monde te disait que Mateus profitait de ta gentillesse, mais est-ce que ce n'était pas toi qui profitais de la situation au final ? Tu laissais ta trace dans la vie de Mateus, comme une ombre planant toujours au-dessus de lui. Il s'amusait à dire, avec un ton melliflu, que tu le daronnais et qu'il pouvait t'appeler "Daddy" du coup, mais en vérité, c'était toi qui bénéficiait de la situation en gardant comme cela le contrôle sur sa vie. Comme ton père gardait la main mise sur celle de ta mère, te soufflait une petite voix dans ta tête. Mais tu faisais de ton mieux pour l'ignorer, parce que l'idée que tu lui ressembles te terrifait.
C'était pour cela que tu étais actuellement enfermé dans la salle de bain de ton dortoir, Nathan, face au miroir qui ornait le mur au-dessus des vasques. Tu espérais que tes colocataires ne t'en voudraient pas trop de passer une heure dans la salle d'eau dès votre premier jour de cohabitation, mais il fallait qu'Henry et Aedan s'y habituent. Toi, tu faisais cela une fois tous les trois mois pour refaire ta couleur, alors que Mateus, lui, c'était presque quotidien qu'il passe des heures entières dans la salle de bain. Tu grossissais peut-être un peu le trait, mais il y passait déjà énormément de temps le dimanche pour sa routine capillaire. Toujours est-il que tu déballas ta décoloration magique, sortant pinceau et gants, avant d'enlever tes lunettes de soleil. Même si tu n'avais que tes racines de brunes, ton esprit ne put s'empêcher d'imaginer ce que cela donnerait si ta tignasse entière était de ta couleur naturelle. Sans tes lunettes de soleil, c'était encore pire. Ton cerveau superposait ton reflet actuel avec l'apparence de ton géniteur, tu voyais dans la glace un toi brun, un toi sans lunettes, un toi qui ne se serait pas rebellé face à son géniteur, un toi qui serait resté la marionnette de ton père.
Mais est-ce qu'il aurait été fier de ce toi ? Est-ce qu'il l'aurait félicité d'avoir été élu président du conseil des élèves ? Tu avais fait cela pour lui prouver que tu étais capable de mener de grands projets, d'être à la tête d'un groupe, d'être assez populaire pour mener une campagne… Pour lui montrer que tu aurais été capable de choisir la voie de politicien qu'il avait choisi pour toi, si tu l'avais voulu, mais que tu avais décidé de suivre ton propre chemin. C'était par envie que tu n'avais pas suivi ses traces et pas parce que tu étais trop bête, comme il l'avait soufflé à ta mère. Mais est-ce qu'il pensait vraiment que tu en étais incapable ou essayait-il de piquer ton égo pour que tu changes de cursus universitaire ? Est-ce qu'il n'avait pas à moitié réussi son coup, vu que tu avais réagi à ses critiques. Pas comme il l'avait prévu, mais tu avais réagi quand même. Est-ce que tu avais vraiment réussi à te détacher de son influence, comme tu le disais avec fierté ? "Bien sûr que non et tu resteras sous son contrôle pour toujours", voilà ce que te soufflait la silhouette dans le miroir qui arborait un sourire moqueur. Ton père avait toujours une emprise sur toi grâce à ta mère. Elle ne s'en rendait pas vraiment compte, mais juste en te rapportant ses propos à ton sujet, cela réussissait à t'influencer. Puis, elle lui communiquait aussi tes réussites et les évènements de ta vie, comme le ferait toute mère aimant son enfant et parlant de lui à son deuxième parent. Tu ne devais pas blâmer ta mère pour cela, elle était une victime de ce manipulateur aussi. Puis elle était en première ligne, depuis que tu étais parti à Ilukaan, tu n'étais plus là à ses côtés pour l'aider à encaisser. "Mauvais fils, tu l'as abandonné", ricanait ton reflet, "Tu ne reviens même plus à la maison pour les vacances". Elle n'avait pas tort, cette petite voix insidieuse. Oui, tu n'avais plus mis un pied à Sofia depuis trois ans… Mais c'était pour te protéger. Ta mère comprenait, non ? Tu arrivais à la voir hors du domicile familial, elle venait à Bloombury ou vous partiez en vacances ensemble… Ce n'était pas vraiment un abandon, si ? Tu avais essayé de la raisonner, de lui dire de quitter ton géniteur, mais rien n'avait fonctionné. Elle ne voyait pas tout le mal qu'il lui faisait. Qu'il vous faisait, même. "Tu la laisses sous son contrôle, au lieu de la protéger". Mais était-ce vraiment ton rôle de jouer au bouclier humain ? Pouvais-tu vraiment l'aider en restant toi aussi coincé sous le joug de ton père ? Tu n'avais jamais pu faire quelque chose contre lui et son ton péremptoire, rien n'était discutable. Il avait toujours raison et vous subissiez. Puis tu étais obligé de partir de la maison pour aller à l'école. Que ce soit Durmstrang ou Ilukaan, tu aurais quand même été dans un pensionnat, loin de votre foyer. Tu n'avais pas le don d'ubiquité.
Tu essayais de calmer tes mains qui tremblaient, alors que ton souffle se faisait plus désorganisé et que la panique grimpait en toi. "Tu es faible, Nazar, incapable de protéger quelqu'un. Que ce soit Mateus ou elle, tu n'arrives pas à les aider". Tu fermas les yeux, pour oublier le reflet qui te faisait face, pour ne plus voir son rictus et entendre les critiques qu'il te faisait. Mais tu savais que tout cela, c'était dans ta tête. Tu étais devant un miroir tout ce qu'il y avait de plus banal, Nathan, c'était tes propres insécurités qui te soufflaient tout cela. Et elles avaient raison, comment pourrais-tu vraiment protéger les autres alors que tu étais incapable de lutter contre tes propres démons. Tu ne sortirais jamais ta mère des griffes de ton géniteur, tout comme tu n'arriverais jamais à aider Mateus à vaincre son anorexie. Tu étais trop faible pour cela, tu n'étais pas assez stable pour qu'ils puissent s'appuyer sur toi… Des fois, tu aurais aimé que Rafael soit chez les Cervirald aussi, quand tu paniquais comme cela. Il aurait pu te rejoindre et t'aider à calmer ta crise, sans que tu n'aies à sortir de la salle d'eau et à montrer aux autres à quel point tu étais vulnérable. Il était le seul, à qui tu montrais cette facette de toi. Il serait venu dans ton dortoir, t'aurait rejoint devant le miroir et t'aurait aidé à appliquer ta décoloration en te parlant du nouveau livre passionnant qu'il était en train de lire. Sûrement un truc barbant du style, "L'utilisation de l'anacoluthe dans les églogues sorciers du 16ème siècle" ou une connerie du genre, mais ça t'aurait calmé. Sa simple présence t'aurait calmé, finalement. Parce que c'était Rafael, parce qu'il était le premier à avoir connu Nathan et pas Nazar, parce qu'il t'avait poussé à devenir toi-même et à te rebeller contre ton père, tout simplement.
Tu essayas de penser à lui, pour chasser la panique qui t'envahissait. Ou à tout autre souvenir capable de te faire ressentir une joie ineffable. Chasser le stress, c'était un peu comme produire un patronus, il fallait puiser en soi des souvenirs assez forts pour repousser le plus loin possible les mauvaises pensées. Ton esprit s'accrocha à Mateus, à son visage s'illuminant lors de son quinzième anniversaire, quand tu lui avais offert ses créoles dorées, celles qu'il portait tout le temps. Même si tu te sentais mal de te servir de lui comme bouée de sauvetage, son sourire réussit à disperser de ta caboche tes idées noires. Tu te sentais un peu coupable, autant envers lui qu'envers Rafael, mais tu pus finalement rouvrir les yeux. Ton reflet brun dans le miroir avait disparu, te laissant seul face à ta décoloration à terminer.
Ça tombait bien, tu allais te servir de ce temps pour reprendre un peu des couleurs, pour ne pas montrer aux autres que tu avais flanché face à tes peurs dans la salle de bain. Tu finis d'appliquer le produit sur tes racines, en repensant à ce qui allait t'attendre la semaine prochaine. Déjà, Mateus revenait du Japon demain. Puis, lundi, tu avais la rentrée et le discours du conseil des élèves. Hors de question de te montrer faible et vulnérable d'ici là, ils comptaient tous sur toi. Tu ne voulais pas que les gens regrettent leur vote. Un président devait être fort, fiable, solide. Un président ne devait avoir peur de rien, relever tous les défis qui lui font face et surtout, il devait être capable de tout gérer. Être membre du conseil, c'était agir en symbiose les uns avec les autres, être unis pour une cause plus grande que nous. Et tu étais le capitaine de cette équipe, donc tu ne devais pas flancher, tu n'en avais pas le droit. Finalement, tu pus rincer ta décoloration, remettre tes lunettes de soleil et ranger ton bazar avant de sortir de la salle de bain. Tu devais faire comme si de rien n'était, il fallait que personne ne se doute que tu étais à deux doigts de craquer à peine un quart d'heure plus tôt. Tu devais rester fidèle à l'image que tu leur renvoyais, et tout se passerait bien.
Emme's Codes