HistoireIls auraient dû être deux.
Ça n'arrivera jamais.
Elle était en vie. Et lui...
Il paraît qu'il s'était étranglé avec le cordon ombilical.
▬ 25 mai 1990
Monsieur et Madame Holmes s'y étaient plus ou moins fait, à l'idée d'avoir un bébé au lieu de deux. La chambre était pourtant si grande, comment leur fille
unique allait-elle pouvoir occuper toute cette place... ? Elle jouera. Elle invitera des amis. Elle fera des boums d'ado' quand elle sera en âge de le faire, voilà, c'est pas plus compliqué que ça en a l'air.
On plaignait pas mal les Holmes, une fois la nouvelle tombée. Alors qu'ils étaient très proches de leurs voisins, ces derniers, plutôt que de les féliciter pour la naissance de leur petite fille, se fondaient en excuses à propos du fils qui n'avait pas eu la chance de naître aussi. Mort-né, à cause d'un accident qui arrive quoi, une fois sur mille ? Cent-mille ? Ils étaient dévastés, les espoirs à moitié brisés en comprenant que plutôt une paire de jumeaux, ils allaient élever seulement leur fille. Mais il ne fallait pas rester sur un désespoir pareil : Jodie Elizabeth Holmes, elle, était en très grande forme.
C'était plus dur pour les parents que pour elle, trop jeune, trop petite, inconsciente encore du fait qu'elle a partagé le ventre de sa mère pendant neuf mois avec celui qui aurait dû être son frère. Et ce n'était pas une information dont elle allait être tenue éloignée toute sa vie. Pas qu'elle l'aurait découvert par hasard ensuite lors d'un dîner, ou qu'elle aurait ensuite trouvé des tas d'affaires pour garçon dans les tiroirs. Non, ils lui avaient dit, tout simplement.
Et pas parce qu'ils se sentaient obligés, mais parce qu'elle sentait comme
un vide au creux de son cœur.
▬ 12 février 1997
À six ans, Jodie jouait toujours toute seule. Elle semblait incapable de se faire des amis, ou plutôt, elle n'avait pas l'air d'en ressentir le besoin. En fait, pour être plus précis, c'est comme si elle s'était rendu compte qu'il manquait une présence dans le jardin, lorsqu'elle faisait de la balançoire ou du toboggan, chez elle.
Elle n'avait envie ni de camarades de classe, ni des enfants des amis de ses parents. Elle avait l'impression qu'il manquait un truc, comme... un bout de sa chambre, ou la moitié des jeux que Papa et Maman lui avaient offert. Mais elle était trop jeune, encore, et, de peur qu'elle comprenne mal, ses parents ont encore attendu avant de lui avouer les faits.
À neuf ans, ce n'était toujours pas fait. Mais ça allait être urgent.
Si Jodie a vécu une enfance on ne peut plus ordinaire – hormis cette question sur le vide, « sentimentalement parlant » - tout a radicalement changé le jour où elle s'est mise à pointer du doigt quelque chose qui n'existait pas. Ou plutôt... qui ne peut pas exister.
C'était souvent quand Jodie était seule, ou lorsqu'elle était embêtée par des garçons du voisinage. Il se passait toujours quelque chose d'étrange et, quand ses parents débarquaient pour comprendre la situation, elle répétait toujours la même chose en désignant l'invisible dans l'air.
« C'est pas moi, c'est Aiden ! »
Aiden.
Les parents appréciaient moyennement cette mauvaise blague. Ce que Jodie ignorait, c'était qu'elle avait nommé son ami imaginaire exactement comme le jumeau qu'elle ne connaîtra jamais. Avec la même orthographe, la même prononciation. Mais pour la petite fille, c'était une réalité pure et dure. Elle prétendait que les choses bougeaient seules, que les fleurs pouvaient éclore en une seconde, et tout ça à cause de cet ami imaginaire qu'elle avait nommé avec ce nom « qui lui était venu comme ça ». Il lui était familier, disait-elle. Elle avait l'impression d'en connaître un.
Lorsqu'il en fut trop, pour eux, ils décidèrent de lui tout lui raconter.
▬ 16 août 2009
« Aiden Holmes » était le titre de bon nombres de ses dessins.
Finalement, ce n'était peut-être pas une si bonne idée de lui dire la vérité. Jodie n'avait pas pleuré, ni crié, ni même posé de questions qui remettraient son existence en cause – hormis « pourquoi et comment ». Elle était jeune, mais assez grande pour comprendre. Mais à dix ans, ses parents lui découvrirent une curieuse « passion » pour le dessin.
Des bonhommes. Des tas de bonhommes. Jodie faisait travailler son imagination. Elle se demandait à quoi Aiden aurait ressembler. S'il aurait eu les cheveux courts, longs, les yeux marrons comme les siens, plus clairs ou plus foncés. Peut-être quelque chose qui tient plus du père ou de la mère. Si lui aussi, il aurait eu des tâches de rousseur et ces joues rondes. Si, en sa présence aussi, les choses auraient bougé.
Bougé.
Comme un fantôme l'aurait fait.
L'esprit plus ouvert, plus libre, Jodie chercha tout, partout, sur Internet et dans les livres. Et si Aiden était là ? S'il était
ici ? On en voit partout dans la fiction, des fantômes qui communiquent avec les vivants ! Car bien évidemment, les objets qui bougent par petits coups, ça n'était absolument pas de sa faute. Jodie n'avait pas encore conscience de son pouvoir, la présence de son frère mort-né mais devenu esprit attaché à la maison était la seule solution. À la maison, ou à elle. Parce qu'ils auraient dû être jumeaux. Ensuite, elle gardait ça pour elle, mais lorsqu'elle a déblatéré toute sa théorie féerique et utopique à ses parents, ça ne s'est pas passé comme elle l'imaginait.
Sa mère était conciliante, elle comprenait que Jodie rêve de connaître un frère qui aurait dû lui ressembler en beaucoup de choses. Son père, beaucoup moins : il supportait de moins en moins les délires de Jodie, et la grondait régulièrement pour qu'elle « arrête de dire des bêtises ». Il manquait clairement de patience, surtout lorsqu'il entendait des voisins que leurs enfants ont rencontré des « problèmes » avec leur fille
unique. Il ne l'avait toutefois jamais frappé, mais la menaçait juste d'une fessée bien méritée.
Un soir, la main faillit vraiment partir, dans le salon. Et là, ça réagit.
Les lampes de la pièce clignotèrent, jusque dans la cuisine. On se dit alors que Jodie n'avait peut-être pas si tort que ça.
▬ 30 janvier 2010
- Tu verras, on m'a dit qu'il était très compétent et très gentil... Fais-lui confiance.
Maman disait ça, mais Jodie avait très peu confiance envers les psychologues, de base. Ses parents lui en avaient prescrit un premier depuis qu'Aiden était devenu son nouvel ami imaginaire. Maintenant que les choses s'étaient envenimés en une situation plus délicate, on avait demandé à changer de spécialiste. Oh, bien sûr, il n'a jamais été simple de justifier ça... « Objets volants » et « lampes qui clignotent », sur le formulaire, ça a fait haussé plus d'un sourcil.
Mais lorsque la petite Jodie de dix ans rencontra son nouveau « psychologue », tout sembla se passer pour le mieux. Il avait le don d'entrer dans le vif du sujet sans pour autant la mettre mal à l'aise. La voilà, la différence, avec ses parents : il n'essayait pas d'apprendre des choses en tournant autour du pot. À force de faire comme ça, Jodie se sentait plus bizarre que spéciale. Assise face à son bureau, elle avait en face d'elle des feuilles et des crayons de couleurs. Lui ? Pas de matériel bizarre ou trop de dossiers étranges où il devait noter ses moindres faits et gestes. Contrairement aux yeux de l'ancien psychologue, elle n'allait pas passer pour un rat de laboratoire.
- Bonjour, Jodie. Alors... parle-moi un peu de toi.
On avait tendance à croire que les adultes « plus très jeunes » avaient tendance à intimider les enfants. Mais celui-ci avait un air de père de famille qui la mit rapidement en confiance.
- Tes parents m'ont parlé d'événements... étranges, qui se produiraient autour de toi. Tu peux m'en dire plus ?
Et Jodie parla. Avoua. Pourquoi le cacher, elle-même n'avait pas conscience de ce que ça impliquait. Elle pensait, à la limite, passer encore pour une petite fille qui détenait trop d'imagination jusqu'à causer du soucis à ses parents. Mais il l'écouta, et l'écouta encore, sans jamais l'interrompre. Il semblait bien plus intéressé, et avec plus d'honnêteté, que l'autre type qui mimait des expressions bien trop exagérées pour paraître impressionné par les dires de la petite sorcière.
C'est
lui qui lui a offert le fameux fin mot de l'histoire. Jodie était une sorcière.
Et lui aussi.
▬ 1er septembre 2010
Cervirald, s'appelait sa nouvelle maison. Ceux qui soignent, qui guérissent. Elle n'était pas certaine de ce que ça voulait dire, mais elle appréciait la signification de ceux qui portaient l'émeraude. Et le cerf était un bel animal... quoi, c'était pas un cerf ?
Un peu comme son premier jour à l'école moldu, Jodie se sentait très perdue et seule. Elle ne connaissait personne. Seul son psychologue sorcier lui servait de repère quand il le pouvait, et il fallait avouer que Jodie lui en devait beaucoup. Ses parents – surtout le père - réticents à l'idée de laisser leur petite fille partir dans le pays voisin pour s'instruire de lois et enseignements d'un monde dont ils ignoraient tout, n'ont eut d'autre choix que de les accompagner au moins une fois à Bloombury, afin de mieux comprendre ce qu'il en était (enfin, « comprendre », c'est un euphémisme).
Encore une fois, Maman faisait de son mieux pour soutenir sa fille malgré l'incompréhension totale d'un moldu au milieu d'un univers pareil, tandis que Papa refusait de croire que depuis le début, « tout était magique ». Ça paraissait trop simple et, il restait convaincu que, en tant que petite fille née de manière ordinaire, en persistant, elle pouvait rester ordinaire.
Une école de magie ? Et il fallait envoyer un formulaire, en plus ? Mais qu'elle idée !
Le sorcier psychologue avait parlé de toutes les écoles possibles, en particulier d'Ilvermorny, qui était plus près de la maison qu'Ilukaan. Mais une chose avait attiré l'oeil de la petite pour qu'elle décide de se rendre en Nouvelle-Écosse.
« Sciences occultes », ça sonnait du domaine du fantôme.
Jodie restait convaincue que, quelque part, qu'il s'agisse de magie ou du surnaturel re-re-re-visité par les moldus, Aiden n'était pas
juste un bébé mort-né ou une partie de son imagination. Elle l'avait bien trop prit au sérieux pour abandonner du jour au lendemain, même si explication aux choses étranges il y avait. Son choix était alors vite-fait, encouragé par le psychologue qui lui jura de l'aider à s'intégrer dans le monde magique comme elle en avait besoin.
Sa nouvelle vie pouvait alors commencer.
▬ 22 juillet 2012
Jodie avait toujours du mal à se faire des amis, quand bien même tous, objectivement, lui ressemblaient, dans sa nouvelle école. Mais du point de vue de la Cervirald, ça semblait plutôt être le contraire : plus le temps passait, plus elle avait l'impression de s'écarter davantage de belles occasions à bien s'entourer. C'est pourquoi elle n'a jamais tenu autant correspondance avec ses parents que depuis sa toute première rentrée. La deuxième année s'est achevé il y a presque un mois que déjà la demoiselle doutait encore de pouvoir aller plus loin. Un aveu qu'elle partageait très souvent avec son psychologue sorcier qui la soutenait quand elle en avait besoin : saura-t-elle continuer ? Aller jusqu'au bout ? Est-ce que le monde sorcier ne serait pas un peu trop grand, trop gros, trop important pour elle ? Quand bien même il s'agirait d'une planète alternative comme la Terre, elle avait l'impression que le monde moldu était mille fois plus petit que l'autre. C'était peut-être le cas, qui sait.
La mère de Jodie improvisa une journée « fête d'anniversaire » où elle fut invitée. Officiellement, en tout cas : Jodie ne connaissait que de loin la fille qui fêtait ses quinze ans, fille d'une amie de Maman. Plus une inconnue qu'une connaissance, donc. Elle était mal à l'aise, pas certaine de vouloir y aller, se sentait plus poussée de devoir se faire des amis moldus alors qu'elle n'était toujours pas certaine de quelle place elle préférait entre celle de sorcière ou de « fille tout à fait normale », comme vociférait son père. Un type qui n'était jamais content quand on évoquait Ilukaan, même quand elle rentrait pour les vacances d'été. C'est bien simple : dès ses 16 ans, il insistait pour la mettre dans une école militaire.
Laissée ensuite seule devant la maison, elle découvrit en entrant qu'il n'y avait que des ados un peu plus âgés qu'elle. Pas d'adultes – la mère de la maison devait être partie pour la journée. Ils étaient quoi, cinq, six ? Et pas un ne différait de l'autre : ça parlait cul et ça cachait des bières jusqu'à ce que la mère s'en aille. Clairement, Jodie n'assistait pas là à une fête d'anniversaire où elle se sentait à l'aise. Très vite, les choses dégénérèrent : elle était trop « sage », trop « sainte-nitouche », ou chiante, pas intéressante, super conne, pour reprendre leurs mots.
Ils l'enfermèrent sous un escalier à loquet, où elle avait beau crier, ils partaient en riant pour manger le gâteau, faisant tous la sourde oreille. Honteuse, Jodie ouvrit par magie (inconsciente) le dit loquet, avant d'hésiter à prendre la porte sans demander son reste.
Oh non. Ce serait trop injuste.
- Vas-y, Aiden.
Qu'il était là ou pas, ça la rassurait de savoir qu'elle possédait quelque chose qu'ils n'avaient pas. La colère de Jodie mit le salon dans un bazar sans nom. Tout ce qu'elle voulait, c'était leur faire peur. Elle ne pensait pas qu'en sortant avec panique, les adolescents allaient la traiter de monstre.
Lorsqu'elle revit son psychologue sorcier quelques temps après, il insista sur le fait que ses pouvoirs devaient rester ce qu'ils étaient comme le reste du monde sorcier : secrets.
17 juillet 2018
Jodie Holmes visait haut dans le cursus des Sciences occultes.
Peut-être Aiden était-il au bout... ou non.