Eula ne se souvenait pas la dernière fois que son apparence avait revêtu à ses yeux une telle importance. La demoiselle avait toujours été plutôt coquette, un des seuls points qu’elle avait en commun avec sa mère. Elle faisait chaque jour l’effort de soigner sa manière de se vêtir, son maquillage, et même les bijoux qu’elle portait, le tout parfaitement associé pour une impression d’harmonie sur sa personne. Mais cette fois-ci, l’occasion était spéciale. Eula ne se pomponnait pas seulement pour son seul plaisir, mais également pour plaire aux yeux d’autrui… Pour plaire, vraiment ? Cette pensée la fit un instant hésiter dans son geste, avant qu’elle n’applique une dernière couche de rouge à lèvres sur sa bouche. Elle en venait à questionner la raison même de sa sortie avec Jessica Diaz.

Au fil des ans, la Cervirald était devenue de plus en plus à l’aise avec les sorties en compagnie de ses proches. Ce qui était autrefois source d’angoisse, de peur qu’elle n’ait une parole trop acérée envers son interlocuteur et ne tue ainsi l’atmosphère, lui était devenu petit à petit naturel. Elle ne ressentait désormais qu’une douce légèreté et une hâte à cette idée. Pourtant, savoir qu’elle rejoindrait bientôt sa camarade Lupy lui nouait l’estomac, sans qu’elle parvienne à en comprendre la raison. Choisir une tenue lui avait demandé une bonne heure, sans parler de choisir les couleurs de son maquillage et de ses parures, tout cela car elle ne cessait de remettre ses propres décisions en question. Cette jupe-là était probablement trop courte. Celle-là peut-être pas assez ? Non, peut-être devrait-elle se contenter d’un short plus sage ? Et quelle hauteur, pour ses talons ? Ainsi, elle se félicitait d’avoir regagné son dortoir si vite après les cours, ce qui lui avait laissé amplement le temps de se préparer pour son rendez-vous, avec toutes les hésitations que cela pouvait engendrer.

Tout ce temps lui avait été nécessaire pour décider qu’elle ne devrait pas trop y réfléchir, et simplement s’habiller selon son envie de la soirée. Elle avait finalement cédé à la petite voix dans sa tête qui lui assurait que quoi qu’elle porte, Jessica n’y trouvait sans doute rien à redire, et rien à critiquer. Que porterait son amie, d’ailleurs ? Elle avait un instant envisagé une belle robe longue, qui selon Eula lui siérait parfaitement, mais avait rapidement rejeté cette idée, car ce n’était certainement pas le style de Jessica, plus décontracté. C’était presque dommage, à ses yeux. Elle n’avait aucun mal à l’imaginer dans des tenues très élégantes, aussi bien féminines que masculines, tout comme Eula les affectionnait. La pensée de leur duo aux styles interchangeables lui avait un instant traversé l’esprit et elle avait étouffé un rire avant de terminer ses préparatifs.

Se contemplant une dernière fois dans le miroir de son dortoir et rajustant la parure dans ses cheveux, elle s’était à nouveau mentalement intimé de ne pas appréhender. Ce sera une sortie comme une autre. En compagnie d’une amie.

Elle avait espéré quitter sa chambre dans le silence et rejoindre Jessica dans la plus grande discrétion, mais comme toujours, les regards s’étaient tournés vers elle à l’entente de ses talons implacables sur le sol des couloirs d’Ilukaan. Cette attention l’enveloppa immédiatement, comme si l’air autour d’elle s’était changé en liquide visqueux qui tentait de l’entraver. On fixait son port de tête impérieux, sa démarche confiante et sa tenue attrayante, et on murmurait des mots qu’elle préférait ignorer. Peut-être des critiques, ou des compliments, elle ne s’en souciait plus. Son attention n’était fixée que sur sa réunion avec la Lupy. Lorsqu’elle émergea enfin dans le parc de l’école, la fraîcheur du soir et les couleurs baignées de bleu des jardins l’apaisèrent immédiatement, et elle prit le temps de profiter du calme de l’environnement avant de chercher son amie des yeux, qu’elle ne tarda pas à découvrir appuyée contre un des murs faisant face à l’entrée.

Comme elle l’avait prévu, Jessica ne portait pas une élégante robe de soirée, mais une veste en cuir large et un pantalon méthodiquement troué, son allure rebelle et un peu sauvage renforcée par sa crinière de cheveux bruns et la cigarette qui pendait nonchalamment au bout de ses lèvres. Et Eula se surpris bizarrement à penser que cela lui allait parfaitement, malgré tout. Elle s’approcha, révélant aux yeux de sa camarade sa tenue presque entièrement noire, exceptée la longue veste blanche posée sur ses épaules.  Elle avait eu l’audace de revêtir un crop top acheté quelques jours plus tôt en dépit de la froideur d'avril, et espérait secrètement que Jessica l’emmènerait dans des endroits en intérieur. Mais ses talons carrés seraient là pour lui permettre de marcher, juste au cas où. Le sceau en argent des Lawrence n’était cette fois pas fixé à sa ceinture, mais sur un choker, et dans ses cheveux brillait son habituel papillon aux ailes pointues. Le contraste entre les deux jeunes femmes étaient presque risible, tout droit sorti d’un livre populaire : une délinquante aux cheveux sombres et au regard enflammé, et une noble raffinée à l’attitude coincée.

« Bonsoir, Jessica. Je ne t’ai pas fait attendre, j'espère. Alors, où comptes-tu m’emmener, ce soir ? »

La boule dans son estomac qui s’était calmée venait de se tordre de plus belle.

À peine les yeux de Jessica se furent-ils posés sur Eula, que la cigarette échappa à la prise de sa bouche, avant de se perdre dans les brins d’herbe à leurs pieds. La demoiselle qui craignait un instant un risque d’incendie n’eut pas le temps de s’en inquiéter davantage, car son amie laissa échapper une exclamation de surprise ravie.

« Dios mio. Eh bah, c'est une magnifique tenue que tu as là. Enfin, y a pas que la tenue qui est magnifique. Excuse-moi, mais bordel. J'en suis toute époustouflée, carrément ! »

Eula en resta muette de stupeur, avant de laisser échapper un rire qu’elle dissimula derrière sa main. Jamais on ne l’avait complimentée d’une manière si cavalière. Un langage si ordurier aurait été vu d’un mauvais œil dans une famille comme la sienne, ou des formules plus pompeuses étaient privilégiées : « Cette robe vous sied fort bien, mademoiselle Eula » ou encore « Cette tenue met magnifiquement en valeur votre silhouette, mademoiselle Eula ». Des expressions qu’elle avait toujours trouvées trop alambiquées, cachant généralement une hypocrisie trop commune chez la noblesse. Elle avait souvent souhaité que les gens aillent simplement droit au but ! Tout comme le faisait Jessica en cet instant. Le compliment sur sa personne fit même monter un léger rouge à ses joues, qu’elle se dépêcha de chasser en faisant le vide dans son esprit troublé.

« Je te retourne le compliment. Tu es très en beauté, toi aussi. »

Pouvait-on dire cela à une amie ? Oui, elle était presque certaine d’avoir déjà adressé ces exactes mots à Kyrstie, alors cela ne devrait pas être bizarrement interprété.

« Enfin bref, revenant en à notre histoire. Disons que j'ai prévu une succession de quelques petits trucs, tu vois ? J'avais envie de te faire découvrir un peu la personne que je suis. Donc pourquoi pas ? Je me suis dit que le meilleur moyen de comprendre une personne, c'est venir aux endroits qu'elle affectionne, non ? Je te promets de t'offrir une belle soirée, t'en fais pas ! Normalement tu ne devrais pas être déçue ! »

Peut-être Eula se faisait-elle des idées, mais… Jessica était-elle fébrile ? Cela la rassurait presque de savoir qu’elle n’était pas la seule à appréhender la soirée à venir. Ou bien était-ce son apparence qui avait fait soudainement perdre toute contenance à son amie ? Cette idée lui rendit un peu de sa propre confiance en elle, et elle croisa les bras.

« Je ne doute pas que la soirée sera très agréable, Jessica. À moins que ne me donne de raison d’en douter ? »  ajouta-t-elle en soulevant un sourcil presque taquin.

La voilà qui devenait d’humeur joueuse, et leur sortie n’avait même pas encore commencé.

Elles quittèrent ainsi la cour de l’école ensemble, rejoignant le centre joliment éclairé de Bloombury. Les rues s’étaient animées à l’approche du week-end, et une foule détendue occupait la rue marchande, quelques regards sur tournant sur le passage du duo improbable formé par Eula et Jessica. La noble était loin d’imaginer les pensées anxieuses qui assaillaient sa camarade, bien qu’elle les ait un jour partagées, lorsqu’elle aussi parcourait ces rues seules et dans l’isolation la plus totale. Mais cela avait heureusement changé, qu’elle l’ait choisi sciemment ou non. Elle était cependant à mille lieux d’imaginer la solitude ressentie par Jessica. Si Eula s’imaginait être une princesse prétentieuse et détestable aux yeux des autres, elle voyait la Lupy comme une leader populaire que chacun appréciait.

Leurs pas finirent par s’arrêter face à la devanture d’un bar, qui n’était pas inconnu à Eula. Peu de gens connaissaient cette état de fait, mais la demoiselle n’était pas insensible à la boisson, lorsque le moral le demandait.

« Je te propose en premier arrêt, de nous arrêter dans ce petit bar. C'est un endroit que j'affectionne particulièrement. Ce sera parfait pour discuter un peu.

– Oh, tu fréquentes toi aussi cet établissement, alors ? J’y suis déjà venue, à quelques rares occasions. Cela fait longtemps que je n’y ai pas mis les pieds. »

En réalité, la dernière fois datait de sa rupture avec sa petite amie de l’époque. Cela devait remonter à trois ans, d’après ses souvenirs, mais elle se fit un plaisir de passer les détails de cette terrible nuit sous silence. Cette relation n’avait duré que quelques semaines, mais ce n’était jamais un moment agréable à passer pour elle. Elle espérait simplement que ce n’était pas de mauvaise augure pour le rendez-vous à venir – et la voilà qui en venait encore à espérer elle ne savait trop quoi de l’issue de cette soirée.

Une fois à l’intérieur, elle put constater un clair changement de décoration depuis sa dernière visite. Ce qui était autrefois un bar bruyant sur lequel elle était tombée un peu par hasard s’était transformé en pub à l’atmosphère feutrée et enivrante. La scène nouvellement aménagée donnait un côté chic à l’endroit, à l’image d’un de ces clubs de jazz qu’elle avait un jour visité.

« Disons que c'est ici que je viens de temps à autres quand j'ai envie de profiter un peu. C'est le genre de lieu qui sont parfait pour manger et boire. Donc j'espère que ça te plaira ! Je viens rarement avec des gens dans ce genre de lieu.

– En tout cas, cela n’a plus grand-chose à voir avec le bar que je connaissais. Je ne crois même pas qu’il faisait de la restauration, à l’époque. On peut dire que cela sera une redécouverte pour moi, dans ce cas. »

Les deux jeunes femmes s’installèrent confortablement, et un serveur ne tarda pas à venir prendre leur commande. Les yeux de Eula ne cessaient de s’attarder vers la liste des alcools proposés. Depuis combien de temps n’avait-elle pas bu du cidre ? Ou une bière bien rafraichissante ? Mais que penserait Jessica si elle se laissait aller à ce genre de vice ? Elle se gifla intérieurement. Si Jessica était une habituée de ce lieu, il était probable qu’elle buvait de l’alcool, elle aussi. Eula n’hésita donc pas davantage.

« Un risotto et… une bière, s’il vous plaît. »

Pour couper court à tout commentaire de la part de sa camarade, elle prit les devants.

« Cela te surprend peut-être, de la part d’une noble à l’air aussi guindé que moi, mais je ne dis pas non à de l’alcool de temps à autres. Généralement, je suis surtout adepte des cocktails bien frais, mais parfois, une bonne bière est assez satisfaisante, je dois dire. Surtout quand le moral est au plus bas. »

Peut-être était-ce son côté germanique qui ressortait.

« Je suppose que c’est aussi ton cas ? Puisque tu dis fréquenter ce bar assez souvent ? »

Elle se rendit compte qu’elle ne connaissait finalement pas tant de choses sur la Lupy. Mais cette soirée en tête à tête serait justement l’occasion parfaite de découvrir son univers, et pourquoi pas les différentes facettes de sa personnalité. Car tout comme Eula n’était pas réellement la sang-pur arrogante et vengeresse que chacun croyait voir, peut-être y avait-il autre chose à déceler sous la surface en ce qui concernait Jessica.  

« Bon je vais être clair sur tout ça, histoire que tu ne te poses pas trop de question là-dessus. »

Eula ne savait pas à quel propos elle ne devait pas se poser de question, à vrai dire. Il ne lui semblait pas avoir abordé un sujet problématique, ou si elle l’avait fait, c’était sans s’en rendre compte. Avait-elle déjà fait un faux-pas, alors que le rendez-vous venait à peine de débuter ? Elle attendit en silence que Jessica ait commandé, cette dernière prenant ensuite l’air d’une personne qui va délivrer son secret le plus honteux, s’appuyant sur le dos de sa chaise avant de larguer la bombe.

« Je suis une meuf qui a énormément bu. »

La demoiselle en resta bouche bée pendant quelques secondes, avant de se détendre.

« … Oh. »

Honnêtement, cela n’était pas aussi terrible que ce qu’elle avait envisagé. Peut-être s’imaginait-elle que Jessica allait lui avouer être une terrible mage noir, ou baigner dans des trafics d’animaux magiques douteux, ou qui savait quoi d’autre encore. Mais avouer qu’elle aimait boire n’était pas un trait si singulier, surtout au sein d’Ilukaan où se côtoyaient beaucoup d’ivrognes. Et puis Eula n’était elle-même pas étrangère à des relâchements lorsque son humeur le demandait, alors qui était-elle pour juger sa camarade ?

« Ça fait quelques semaines que j'essaye de me calmer là-dessus mais c'était clairement un souci dans ma vie. Donc bon, je vais vraiment pas te juger pour boire un peu. Donc fais-toi plaisir et vis ta vie. Moi j'ai vécu une vingtaine d'années en emmerdant les gens et j'ai survécu ! Alors je te conseille franchement de faire pareil, tu verras, c'est vachement agréable ! J'en parle pas beaucoup à vrai dire mais oui, j'avais de réels problèmes avec l'alcool. C'est quelque chose que j'ai avec moi depuis très longtemps, mais ouais. C'est un peu un truc particulier à vrai dire. J'ai beaucoup eu de soucis avec tout plein de truc donc ouais. »

« Clairement un souci », disait-elle. Le problème était donc bien plus profond. Eula interprétait par ces mots que Jessica était véritablement alcoolique, au point de peut-être se mettre dans des situations compromettantes ou de se faire réprimander. Eula n’avait jamais eu de personne avec une telle faille dans son entourage. Certainement pas dans sa famille, et pas non plus parmi ses amis – ou du moins, elle n’en avait pas connaissance.

« Ouais on va dire que j'ai pas été une personne très saine en fait mais disons que je fais en sorte de m'améliorer, mais c'est pas simple quand tu as passé la plupart de ta vie à faire n'importe quoi. »

Elle crut détecter une pointe de tristesse dans sa voix, essayant d’imaginer ce que les affres de la boisson avaient poussé Jessica à faire. Cela avait-il affecté ses relations avec son entourage ? S’était-elle battue ? L’opinion des autres la concernant en avait-elle été altérée ? Elle comprenait à présent que le cas de son amie n’avait rien à voir avec le sien, en ce qui concernait l’alcool, tout du moins. Certes, Eula s’était retrouvée dans une position assez gênante à plusieurs reprises – en particulier car elle avait l’alcool mauvais – ce qui n’avait pas aidé sa réputation, mais cela n’avait jamais réellement eu de répercussion sur sa vie quotidienne. Ce n’était que des incidents isolés sur lesquels chacun avait accepté de garder le silence. La Lawrence n’avait aucune idée des conséquences graves que pouvaient avoir ce vice sur l’individu.

Cependant, elle pouvait sympathiser avec les efforts actuels de Jessica. Elle réunit ses mains l’une contre l’autre sur la table, réfléchissant bien aux mots qu’elle pourrait lui adresser.

« Ce que tu as pu faire par le passé a peut-être été répréhensible, et tu as sans doute dû affronter les conséquences de tes choix », elle commence, l’air grave, avant de s’adoucir avec un sourire. « Cela étant, je pense que l’important est ce que tu décides de faire aujourd’hui. Si tu as décidé d’en changer car ta situation ne te convenait plus, alors c’est une excellente chose. »

Elle se revoyait presque, à quatorze ans, au moment où deux chemins s’étaient très clairement présentés à elle : ses camarades la détestaient, tous lui rappelaient constamment les erreurs de sa famille et refusaient de voir que Eula souffrait de cette réputation et ne cherchait qu’à se rapprocher d’autrui. Ils lui imposaient de se conformer à ce passé sur lequel elle n’avait aucune prise, alors que la jeune fille n’avait jamais rien connu d’autre que l’éducation dans laquelle on l’avait élevée. Sois fière. Sois arrogante. Montre-toi supérieure aux autres. Il aurait été si facile pour elle de continuer sur ce chemin destructeur qui l’aurait placée en antagoniste de toute l’école. Mais elle avait refusé et décidé de changer, d’ouvrir son esprit et de tendre la main aux autres, même si ce geste ne rencontrait pour toute réponse que le dédain et le rejet. Elle avait persévéré et c’était ainsi qu’elle en était arrivée où elle était aujourd’hui.

« Je ne peux sans doute pas comprendre ce que tu as traversé. En revanche, je peux comprendre ton envie de devenir une meilleure personne, car tu ne peux plus supporter la personne que tu étais avant. »

Combien de fois s’était-elle regardée dans le miroir, ou avait-elle refusé d’y plonger le regard car elle ne souhaitait pas contempler le reflet d’une personne qu’elle-même méprisait ? Elle croisa les bras, essayant de détendre un peu l’atmosphère.

« Et tu as au moins raison sur un point : la première étape de ce voyage passe avant tout par le fait "d’emmerder les gens", comme tu le dis si bien. Tant que tu es sur le chemin de ta guérison, tu ne dois pas te soucier de ce que les autres pensent de toi. Tu dois faire passer ton intérêt et ta personne avant le reste. »

Après tout, si elle n’avait pas coupé les ponts avec sa famille et tapé du poing sur la table, elle n’aurait pas accompli tout ce qu’elle avait pu ces dernières années.

Alors qu’elle parlait, le serveur vint leur apporter leurs boissons et Eula en profita, soulevant sa chope, enjoignant Jessica à faire de même avec son verre.

« Je propose de porter un toast à notre soirée, et à nos efforts pour devenir de meilleures personnes. Qu’en dis-tu ? En espérant qu’aucune de nous ne roule sous la table avant la fin du repas. »

Elle ponctua cette phrase d’un léger rire. Elle ne regrettait en rien la personne qu’elle était devenue, et espérait que Jessica n’aurait pas à le regretter dans le futur, elle non plus. Et si elle le souhaitait, Eula serait là pour lui prêter main forte, et pour avancer sur le chemin de la rédemption avec elle.   

« Très bien alors trinquons ! Devenons des meilleures personnes ensemble ! »

Le tintement de leurs verres retentit à leur table, avant que les deux jeunes femmes ne prennent leur première gorgée. Eula n’avait pas bu depuis si longtemps que celle-ci fut salvatrice. Elle dû se maîtriser pour ne pas engloutir sa chope d’une traite, et ne pas risquer de gâcher le reste de la soirée avec son attitude éméchée. Alors qu’elle reposait sagement le récipient, Jessica enchaîna pour changer de sujet.

« Va falloir que j'en apprenne un peu plus sur toi par contre, princesa. Je suis sacrément curieuse. Car au final, je ne connais pas grand-chose sur toi, hormis que tu es une sacrée compétitrice qui a vraiment envie de gagner. »

Une sacrée compétitrice ? Était-ce pour cela qu’elle passait aux yeux des autres ?... Peut-être Jessica n’avait-elle pas entièrement tort, en réalité. La noble ne pouvait mentir et prétendre qu’elle ne ressentait pas une immense satisfaction à prouver ses capacités, en particulier lors des événements et activités de l’école. Elle espérait simplement que ce n’était pas agaçant pour son entourage, en plus de renforcer l’image de noble arrogante qu’elle traînait derrière elle. Eula détourna le regard comme si elle faisait la sourde oreille et qu’elle ne voyait pas de quoi sa camarade parlait.

« Donc moi j'ai envie d'en apprendre un peu plus, envie de te découvrir un peu plus quoi. Et puis, moi je te parle de mes soucis et je te montre les endroits que j'aime bien, je pense que je mérite quelques petites informations à me mettre sous la dent. »

Cette demande si innocente de la part de Jessica mit fin à ses pensées légères, la déstabilisant. Rares étaient ceux qui posaient cette question, car la plupart savaient déjà. Sa camarade fut-elle née en Europe, elle aurait certainement entendu parler des Lawrence. Si Eula le lui expliquait, qui savait quelle pourrait être sa réaction ? La Cervirald était prête à lui faire confiance sur le sujet, mais l’idée d’amener sur la table les affres de sa famille ne l’enchantait pas. Ce serait la solution idéale pour plomber l’ambiance. Elle amorça, hésitante :

« Puisque tu insistes… Voyons… Je suis née à Brégence, en Autriche, dans une famille de sang-purs. J’ai eu une éducation assez stricte et isolée du reste du monde, ainsi je n’ai réellement été confrontée aux moldus et aux autres familles de sorciers que très tardivement. Cependant, j’ai été initiée très jeune à la danse et à la cuisine, et cela me permettait de ne pas m’ennuyer. Et aujourd’hui, je suis plutôt douée dans ces deux domaines. »

Elle décida de passer sous silence le fait qu’à l’époque, ces deux disciplines étaient pour elle des contraintes supplémentaires imposées par ses parents. Les tuteurs n’avaient aucune douceur dans leur enseignement, et ce sont les moments que Eula passait seule à pratiquer qui lui avaient réellement donné envie de continuer par la suite.

« Mon entrée à lukaan a été quelque peu difficile. J’entrais dans un monde qui n’avait rien à voir avec celui dans lequel on m’avait élevée. Et il y a eu… quelques frictions. »

Elle avait la sensation de danser autour du sujet, et se demanda si cela était réellement juste de sa part. Jessica n’avait pas hésité à se confier à elle sur ses problèmes d’alcool, la gravité de ces derniers, et de sa tentative de se racheter pour ses erreurs passées. N’était-il pas de bonne guerre de la part de la jeune noble de se dévoiler tout autant qu’elle ? Elle inspira pour rassembler son courage.

« Beaucoup de mes camarades avaient entendu parler de l’histoire de ma famille et me détestaient pour cela. Venir d’un clan aussi conservateur et tristement célèbre que les Lawrence ne m’avait pas aidée à m’intégrer, et c’est au prix de nombreux efforts que j’ai coupé les ponts avec ma famille pour aller contre ce que l’on m’avait enseigné. Je voulais découvrir ce monde par moi-même, et pas par le trou de la serrure qui m’était imposé. Et je pense que depuis… les choses vont un peu mieux. »

Elle ne se faisait aujourd’hui plus harceler quotidiennement, et les autres élèves ne refusaient plus de but en blanc son aide ou sa compagnie. Certains étaient encore intimidés par sa personnalité, mais c’était une chose qui faisait partie d’elle et qui ne pouvait être si aisément changée.

« Je suis aujourd’hui entourée de personnes de confiance, qui m’acceptent telle que je suis. Mon objectif pour le futur est à présent de devenir Auror, et de laver l’honneur des Lawrence. »

Une tâche qui ne serait pas facile, mais dans laquelle elle mettait toute sa détermination, en témoignaient ses notes excellentes à tous les examens, et sa pratique assidue de la magie. Elle avait résumé au mieux sa situation, sans avoir à entrer dans les détails quand à ce qu’il s’était passé trois-cent ans auparavant. Ce récit n’avait à présent plus de trace que dans les livres d’histoire, et dans la mémoire des sorciers. Si Jessica n’en avait pas connaissance et le souhaitait, la sorcière aux cheveux bleus pourrait le lui raconter, mais parler d’oppression des moldus et du Secret Magique n’avait pas été dans ses plans de la soirée.

Alors que le serveur leur apportait leurs plats, Jessica en profita pour glisser de nouveau un compliment à son intention, qui manqua de faire lâcher sa fourchette à Eula.

« En tout cas, je dois avouer que je suis chanceuse, être avec la meuf la plus fraiche de l'école dans un rendez-vous, y a de quoi rendre jaloux beaucoup de monde, tu sais ? »

Son expression se raidit et son visage prit des couleurs, alors qu’elle espérait que le serveur n’avait pas entendu. Le petit sourire en coin qu’il lui adressa avant de s’éclipser discrètement lui fit comprendre que cela ne lui avait pas échappé. Elle le regarda partir, mortifiée, avant de bomber le torse et d’enfourner une fourchette de risotto dans sa bouche.

« Hmpf ! Quelle manière cavalière de me complimenter. Et puis tu exagères. Je ne pense pas être la personne la plus séduisante d’Ilukaan non plus ! »

Elle avait conscience de sa beauté et l’assumait pleinement, mais elle n’avait pas l’arrogance de prétendre être la plus belle entre toutes. Mais elle devait avouer que ces louanges ne la laissaient pas de marbre, surtout de la part de la Lupy. Plus leur conversation avançait, plus Eula se sentait mise à nu face à la présence de Jessica. Elle n’aimait pas songer à la manière dont tout cela allait se terminer… mais sa curiosité était tout de même piquée.

« Très cool comme truc, j'ai hâte de te voir danser si tu es si talentueuse que ça ! Je suis aussi curieuse de goûter ta bouffe, enfin même si ça doit être bien moins intéressant que de te voir danser ! »

Eula ne parvint pas à retenir un léger rire. Il était amusant de voir à quel point le mal-être qu’elle ressentait quant à ses passions pouvait être derrière elle à présent, au point qu’elle pouvait en parler si nonchalamment avec Jessica. Cette dernière en profitait même pour la complimenter un peu plus.

« Dans ce cas, il faudra que tu viennes assister à l’un des spectacles de mon club. Je fais partie du club de danse, et nous donnons au moins une représentation par an. Et à l’occasion, je pourrais te concocter quelque chose. Tu devras cependant m’en dire un peu plus sur tes goûts en matière de cuisine. »

Elle réalisa elle-même ce qu’elle venait de dire lorsque ces mots franchirent ses lèvres. Les personnes pour qui elle avait cuisiné dans sa vie pouvaient se compter sur les doigts d’une main, si l’on excluait les membres de sa famille ou ses tuteurs étant enfant. Ce privilège n’était réservé qu’à des amis très proches, ou à des adeptes de la cuisine comme elle, tel que Moon-Lee. Il était rare qu’elle propose de son plein gré de faire goûter sa cuisine. Contrairement à la danse qu’elle exhibait sans problème, la cuisine était un passe-temps personnel, presqu’intime, qui la réconfortait lorsque son moral le nécessitait. La Cervirald ne mangeait pas ses émotions, loin de là, mais cuisiner lui permettait toujours de se remettre d’aplomb et de voir les événements autour d’elle de manière plus positive. C’était pour elle un remède d’une simplicité extrême, mais qui faisait toujours l’affaire.

« Si ça peut te rassurer, ça a été compliqué pour moi en arrivant ici, y a trop de gosses de riche ou de sang-pur, c'était trop le bordel pour moi. Y a des types, ils peuvent pas comprendre ce que c'est de pas avoir à manger pendant une journée. »

Le ton de la conversation changea soudainement, du moins ce fut l’impression qu’eut Eula, malgré l’air détendu et presque nonchalant de Jessica. Elle exposait ce fait de son passé l’air de rien, et Eula ne put s’empêcher de se sentir un peu honteuse. Elle qui n’avait jamais manqué de rien, et étant sang-pur, faisait-elle partie de ces « types » qui restaient aveugles aux souffrances de personnes comme la Lupy ? La noble, bien que déchue, n’avait jamais eu à se plaindre de la faim. Était-ce alors juste de sa part de se plaindre des brimades qu’elle avait subies ? Combien de camarades, durant son adolescence, s’étaient attaqués à elle car elle représentait cette caste qui avait tout, et restait insensible à la douleur des moins fortunés ? Combien de gens avaient-elles blessés par des mots que la noblesse avait mis dans sa bouche ? Pendant un instant, elle se sentit égocentrique d’avoir avoué son mal-être, alors que certains étaient sans doute dans des situations bien plus difficiles qu’elle. Et même, n’était-ce pas insultant pour eux que Eula ait renoncé à la protection dans laquelle elle était née, alors que pour d’autres, elle avait la vie rêvée ?

Pourtant, alors qu’elle continuait de lui parler, Jessica ne semblait pas se formaliser de tout cela. Eula en vint à se demander pourquoi la Lupy l’aurait invitée à ce rendez-vous, pourquoi même elle se serait intéressée à elle en premier lieu, si elle lui tenait rigueur de son statut.

« Alors forcément c'est spécial, en vrai je leur en veux pas, j'ai pas décidé de naître ici et eux pareil, j'en veux à ceux qui font pas l'effort de comprendre et qui jugent. Je suis pas comme ça car je l'ai décidé tout simplement. »

Cette tirade, comme si elle répondait à ses propres pensées, la surprit. Sa camarade semblait avoir affronté sa situation avec beaucoup de maturité, et tout comme Eula n’avait pas reproché à ses bourreaux leurs offenses, comprenant leurs motivations, Jessica semblait avoir fait pareil. Au final, peu importait de quel côté de la barrière on était né. La souffrance restait la souffrance, peu importe qui la ressentait. Il n’y avait pas lieu de comparer leurs expériences, ou de jouer au concours de celui qui avait le plus enduré. Le visage de Eula se détendit petit à petit.

« Tu as raison. Je suis convaincue aujourd’hui que certains sang-purs sont bien plus ouverts d’esprit que l’on ne peut le croire, tout comme certains nés-moldus ne sont pas tous tolérants. Au final, la naissance ou le statut n’ont aucune importance. Tout ce qui compte, c’est de se comprendre. »

C’était ce qu’elle avait appris en grandissant entre les murs d’Ilukaan, où se côtoyaient des individus venant des quatre coins des mondes moldus et sorciers. Cette conclusion était d’une simplicité enfantine, mais ne disait-on pas que les enfants étaient parfois les plus sages, ne voyant le monde que par le prisme de leur innocence ? Elle ajouta, un peu plus bas :

« Bon sang… Où étais-tu lorsque j’avais huit ans de moins ? »

Elle aurait bien eu besoin de la présence de son amie près d’elle. Elle s’imaginait sans mal, à 11 ans, se lier d’amitié avec Jessica malgré leurs différences d’éducation. Elles se seraient soutenues face aux brimades, se seraient affrontées pour prouver qui était la plus forte en classe ; Eula aurait cuisiné pour Jessica, afin qu’elle n’ait plus jamais à se plaindre d’avoir faim, ou de ne pas connaître un régime alimentaire correct ; Jessica l’aurait complimenté sans vergogne, réussissant à entrevoir l’adolescente flattée qui se cachait sous sa carapace. C’était un passé qui n’était aujourd’hui plus possible, mais qui paradoxalement lui manquait un peu.

« Quoi qu’il en soit, maintenant, tout cela est dernière nous. Tu peux profiter d’un bon repas, et je peux profiter de ta compagnie. Ce soir, nous n’avons à nous inquiéter de rien. »

Car Eula n’avait toujours souhaité que cela : de la compagnie.

Le repas se poursuivit et la conversation dériva. Une fois les sujets les plus lourds déballés, le cœur de Eula lui semblait plus léger, et elle se laissa aller à raconter quelques anecdotes sur sa vie chez les Lawrence, ou lors de ses années à Ilukaan. Les frasques de son oncle Schubert ne furent évidemment pas passées sous silence, comme ce jour où il avait malencontreusement trop bu et renversé une pièce montée lors d’une réception donnée par la mère de Eula. Elle écouta également Jessica en retour, quelques gorgées d’alcool en plus achevant de la rendre euphorique, sans toutefois franchir la ligne qui la plongerait dans la déprime. La jeune femme tenait plutôt bien l’alcool, mais une fois qu’elle avait le malheur de basculer, les conséquences en étaient catastrophiques… et très tristes à regarder. Mais ce soir-là, elle se sentait bien, à l’aise, son attitude guindée habituelle presque envolée.

Son assiette était depuis longtemps vide lorsqu’elle proposa enfin qu’elle et Jessica quittent leur table.

« Je te félicite. Jusqu’ici, ce fut un sans-faute. Alors, où as-tu prévu de m’emmener, ensuite ? »

Si le but était de découvrir les lieux favoris de son amie, elle espérait que la soirée recelait encore bien des surprises.

« Même si une dance plus privée m'irait parfaitement aussi. » Eula n’avait pas relevé ni apporté de réponse à cette réplique plus que tendancieuse. Jessica, qui n’avait pas tari d’éloges sur elle durant cette soirée, se laissait maintenant aller à des remarques plus grivoises. Si elle aurait d’ordinaire été tentée de lancer une riposte cinglante et offusquée, toute protestation mourut dans sa gorge avant d’avoir prononcée, et à la place, ce ne fut qu’une chaleur inattendue qui s’installa confortablement dans sa poitrine pendant le reste du repas. Était-ce un signe qu’elle s’habituait simplement aux perches tendues par son amie ? Ou bien devenait-elle plus réceptive à ses propositions ? Eula essaya en vain de ne pas trop se concentrer sur cette pensée et de simplement profiter de la soirée, sans se faire des nœuds inutiles au cerveau.

« À vrai dire, il me reste un dernier lieu en réalité. J'ai pas trop d'endroit que j'aime autant que les autres, donc on va se diriger vers un dernier lieu. C'est mon endroit préféré ici. »

Cette perspective l’enchanta. Ce serait pour elle l’occasion de s’aérer la tête et d’apaiser les effets de l’alcool, qui n’était peut-être pas étrangers à son humeur euphorique et plus clémente qu’à l’accoutumée. Elle se leva donc de sa chaise, prenant cependant le temps de remettre de l’ordre sur la table, pour faciliter le passage des serveurs une fois qu’elles auraient quitté le restaurant. Mais le temps que lui occupa cette tâche fut suffisant à Jessica pour aller payer la note, sans que Eula n’ait le loisir de débourser un centime. Une fois la confusion passée, elle se dépêcha de suivre la Lupy à l’extérieur, une pointe de honte la piquant.

« Tu n’étais pas obligée de payer pour moi… » marmonna-t-elle.

Elle se sentit d’autant plus mal à l’aise que Jessica lui avait avoué plus tôt ne pas être dans les meilleures dispositions financièrement parlant. Sans la prendre en pitié, Eula était suffisamment à l’aise depuis qu’elle avait trouvé un emploi pour assumer ce genre de sortie. Elle ne savait pas si Jessica pouvait en dire autant. Mais elle n’insista pas, ne souhaitant pas que ce geste sans doute altruiste se transforme en querelle, et se contenta d’exprimer la gratitude qu’elle lui devait.

« Je te remercie... Mais la prochaine fois, je prendrai en charge la note ! »

Sa mentalité vengeresse n’était jamais bien loin, et elle comptait bien prendre sa revanche sur cette attention la prochaine fois qu’elles partageraient ainsi une soirée à deux. Et voilà que Eula songeait déjà au prochain rendez-vous qu’elles organiseraient. Peut-être brûlait-elle quelque peu les étapes.

Sans émettre cette idée à voix haute, elle se contenta de suivre Jessica, curieuse de découvrir le lieu qui semblait si cher à son cœur. La jeune noble n’avait jamais réellement songé à désigner un endroit qu’elle connaissait comme « son préféré », et cette simple appellation la plongea dans une profonde réflexion alors qu’elles marchaient côte à côte dans un silence confortable. La ruelle marchande s’était animée alors qu’elles dinaient, beaucoup d’étudiants enfin sortis de cours envahissant les pavés alors que la nuit tombait progressivement entre les bâtisses modernes, et les devantures s’illuminant les unes après les autres sur leur passage.

Mais loin de s’enfoncer dans l’engouement coloré de la ville, son amie semblait plutôt l’emmener vers les zones d’habitation qui surplombaient le centre, plus tranquilles. L’architecture y était moins extravagante, de simples édifices tous semblables encastrés dans une proximité régulière et méthodique. La Cervirald se demanda un instant si le lieu de prédilection de Jessica était le square attenant l’une des résidences, ou peut-être simplement un appartement dans les étages, qu’elle appréciait. Mais elles ne se dirigèrent vers aucune de ces deux possibilités, contournant l’un des buildings pour atteindre un escalier de secours, dont le loquet avait été détruit, leur laissant libre accès aux différentes fenêtres parsemant la façade. Les marches de métal qui grimpaient en grinçant le long du mur n’étaient cependant pas des plus accueillantes, et l’artère d’où l’on pouvait y accéder était relativement sombre, au point que Eula trouva l’atmosphère de ce lieu quelque peu glauque. Elle se hâta de repousser cette pensée pleine de préjugés. La Lupy ne l’avait certainement pas emmenée dans un endroit dangereux. Comme si elle avait senti son inquiétude, Jessica se dépêcha de la rassurer :

« Je sais que ça semble bizarre comme truc, mais bon, t'en fais pas et fais moi simplement confiance. »

S’en voulant d’être aussi transparente, Eula haussa simplement les épaules avec désinvolture.

« Je ne suis pas inquiète, voyons ! »

Et elle commença à gravir les marches avec elle, prenant tout de même garde à où elle mettait les pieds. Elles avaient atteint le troisième étage lorsque Eula remarqua que l’escalier ne s’arrêtait pas au dernier appartement, mais se prolongeait jusqu’au toit. Lorsqu’elles émergèrent enfin de l’ombre projetée par le bâtiment pour accéder à la plateforme bétonnée et vide, Eula remarqua à quel point le ciel semblait immense, de cette hauteur. Au-dessus de leurs têtes, les étoiles commençaient à peine à poindre sur la toile violette de la nuit tombante, et lorsqu’elle suivit Jessica jusqu’à parapet qui les protégeait du vide en contrebas, elle comprit pourquoi c’était ici que son amie l’avait conduite.

Bloombury s’étendait sous un arc-en-ciel de couleurs chaudes, les immeubles tels des flèches ouvragées pointant vers l’éther décoré de nuages à l’aspect moelleux. La lumière artificielle et criarde des néons et des habitations contrastait joliment avec le dégradé d’aquarelle de l’azur, comme un monde grouillant de vie en reflétant un autre, vide, doux et flottant. La demoiselle resta dans un premier temps bouche bée face à la beauté de ce spectacle, avant que la voix de Jessica ne la tire de cette contemplation :

« On a une magnifique vue sur toute la ville. D'autant plus qu'à ces heures ci, c'est magnifique. D'ici quelques minutes on aura le droit à un grand couché de soleil. »

En effet, le soleil s’abaissait de plus en plus jusqu’à se fondre derrière l’architecture de la ville, illuminant chaque paroi de verre que ses rayons rencontraient. Eula détourna finalement les yeux de ce spectacle qui l’avait rendu muette comme peu de choses en étaient capables, et elle observa cette fois le visage de sa camarade, tournée vers ce panorama féérique. La lueur ardente du couchant jouait sur ses traits songeurs et roulait sur sa crinière foncée et sur le cuir de sa veste. Les iris brunes de la noble la fixaient sans ciller, peinant à se détacher de cette vision baignée par le feu.

« C’est magnifique… » ne put s’empêcher de souffler Eula.

Elle ne savait plus trop à quoi ou à qui s’adressait ce compliment. Son attitude guindée fondait peu à peu face à ce phénomène, ne laissant qu’une sensation d’apaisement profond, et il lui fallut quelques secondes pour s’en apercevoir. Elle tenta de corriger ce changement de comportement, mais rester aussi stoïque que d’ordinaire ne lui semblait plus si nécessaire à présent.

« Je n’avais jamais vu la ville d’aussi haut… Comment as-tu découvert cet endroit ? »

Jessica avait-elle habité dans cette résidence ? Ou était-elle suffisamment aventureuse pour dénicher ce genre de perle rare rien qu’en explorant son environnement ? Eula ne pouvait se vanter d’en avoir déjà fait autant. Mais ce ne fut qu’une raison de plus pour écouter avec attention et intérêt les histoires que son amie pourrait lui raconter.