La salle est vide. Enfin… Il n’y a personne, du moins. La salle en elle-même est loin d’être vide : elle est remplie d’instruments en tous genres. Un piano classique se tient avec élégance à côté d’un synthétiseur parfaitement rangé dans sa housse protectrice. Quelques cuivres patientent contre un mur, en l’attente d’un musicien talentueux qui pourra les jouer sans casser les oreilles de tout le monde. Il y a même quelques flûtes en bois, le plus classique des instruments, et pourtant si difficile à maîtriser… Sans oublier la table de mixte, bien sûr, et les quelques classeurs bien rangés contenant nombreuses partitions allant du morceau orchestral à la basse rythmée d’une chanson de pop.

Pourtant, il n’y a pas un seul bruit. Normal : sans les joueurs, un instrument reste silencieux. Stolas lui-même ne fait aucun bruit en pénétrant la pièce. Il n’est pas là pour chatouiller les ivoires, ni pour s’essayer au saxophone. Il n’a jamais su jouer d’un instrument de musique. S’il devait tenter, il choisirait la harpe, il s’est toujours dit. Le piano lui aussi attire parfois son œil. Malgré tout, il reste loyal à son seul partenaire en mélodie : sa voix. C’est un ténor pouvant se permettre certaines notes graves et aussi très aiguës, un timbre classique et ancien digne du chanteur de vieilles comédies musicales sans pour autant glisser dans le style de l’opéra, qu’il réussirait pourtant bien.

Si Stolas vient seul ici, c’est pour chanter. Il le fait chez lui, bien sur, malgré les oreilles promeneuses de son personnel de maison composé d’elfes et d’hommes, sans la moindre honte. Il s’agit de sa passion, après tout, et il sait qu’il est doué. Mais parfois, il a aussi besoin de pousser la chansonnette à l’école, quand ses sentiments deviennent trop forts, quand il a besoin de s’exprimer. Et dans ces moments là, rien de mieux que la salle du club de musique, en dehors des heures de club. Un élève lui a bien proposé de rejoindre, mais il se dit qu’il serait sûrement en retrait de par son statut d’enseignant. Peut-être même ruinerait-il les moments privés de ses élèves, qui seraient venus pour enfin fuir le contexte scolaire de leur établissement. Il secoue doucement la tête. Hors de question. Il vivra sa passion seul, et ceci sera pour le bien de tout le monde.

Quelques notes déjà commencent à se faire entendre, douces d’abord, puis plus puissantes au fur et à mesure de son chant. Aujourd’hui, c’est une chanson sur l’amitié et la solitude, certes mélodramatique, mais plutôt nécessaire pour son état mental actuel. Cela fait du bien, parfois, de passer pour une diva dont les sentiments sont le centre du monde. Un tel exercice lui permet de confronter ses pensées, d’être le personnage principal de sa vie le temps de deux minutes, avant de retrouver sa petite vie pleine de défaut et d’ordinaire avec l’esprit plus clair et tranquille. Quelques sorts d’illusion lui permettent de plonger dans sa performance, alors qu’il joue avec des étoiles et des planètes dans un espace créé par sa magie. Il danse, vaguement, au rythme de sa chanson.

Jusqu’à entendre une porte qui s’ouvre.

Il finit son couplet, reposant la fausse lune qu’il tient dans l’orbite de la planète Terre, avant de tourner son regard vers l’entrée de la seule pour y voir une jeune fille. Son nom lui échappe, mais il reconnaît une élève qu’il n’a pas, de la maison Strixyst.

- Désolé, je ne pensais pas que quelqu’un aurait besoin de cette salle. Je vous la rends immédiatement.

- Je vous remercie de ce compliment. Je chante rarement ici, cependant : je garde cette activité pour chez moi. Mais aujourd’hui a été particulier, et je me suis senti l’envie de sortir quelques notes.

Il observe la fille tandis qu’il répond, curieux de la personne qui lui fait face. Sûrement une jeune élève de sixième, septième ou huitième année, des cheveux volumineux et teints de noir et de blond encadrant son visage maquillé. C’est un style plutôt « street » qui la couvre, un avec lequel Stolas est très peu familier. Après tout, lui s’habille de façon extravagante, classique, et les personnes qu’il connaît sont tout aussi spéciales, portant du gothique, du punk, ou bien du pastel. Le style de son interlocutrice, lui, renvoie à une culture moldue, mélange entre les origines pauvres du hip hop des Etats-Unis et la richesse extrème des stars de pop asiatiques qui ont sû faire de leur style musical le genre le plus populaire de leur époque. Un genre avec lequel Stolas ne possède aucun lien.

Quels instruments utilisent-ils donc dans leurs compositions ? Quel genre de voix peut-on écouter au résultat final ? Une petite curiosité l’habite, et cette demoiselle pourrait bien être la réponse à ses questions. Si elle est venue ici, c’est certainement pour faire de la musique, n'est-ce pas ? S’il arrivait à rester durant son processus créatif, il pourrait se renseigner davantage, devenir plus « hip » et « slay » auprès des jeunes.

… C’est bien ça que les jeunes disent, non ?

- Si vous avez désormais votre inspiration, pourrais-je vous demander de rester et de vous observer ? Je n’ai encore jamais vu quelqu’un composer et je pense qu’il pourrait s’agir d’une bonne expérience.

Il profite de sa question pour rallumer la lumière de la pièce et faire disparaître les restants de son illusion spatiale. Les multiples étoiles qui les entouraient disparaissent une à une, explosant comme des petites bulles de savon, alors que l’ambiance bleutée de la lumière repasse à l’éclairage légèrement jaune de la pièce d’origine. Enfin, lune et Terre explosent à leur tour, tuant certainement des milliards de petits humains imaginaires dans d’affreuse souffrance.

Il tapote dans ses mains et regarde les alentours. Voyons…

- De quoi avez-vous besoin ? Il semble y avoir de tout ici. Laissez-moi deviner : vous utiliserez la table de mixage et le petit studio d’enregistrement en dernier, et vos… « logiciels » de composition se trouvent sur un ordinateur bien à vous ? Vous, les jeunes, vous êtes particulièrement doués avec la technologie. Avec vos réseaux sociaux… J’ai moi-même hooter, le saviez-vous ? Ma fille l’a créé pour moi, mais je sais l’utiliser sans elle.

Il monte fièrement son menton, persuadé que son petit discours devrait impressionner la jeune demoiselle face à lui. Eh oui, c’est lui, Mr. Goetia, le plus branché des professeurs ! Et peut-être qu’avec un peu de chance, ceci évitera aux élèves de l’élire deuxième professeur le plus cringe d’Ilukaan à nouveau.

Deux mondes qui s’affrontent sur un terrain… Il n’est pas certain de l’utilisation du terme « affronter ». Après tout, on dirait plutôt deux mondes qui collaborent. Mais Stolas a déjà entendu parler du monde des « rap battle » et du côté confrontationnel de certains musiciens. Pour eux, la musique est comme une guerre à gagner : une notion à la fois très interessante, mais dommage. Il se demande si il y aurait moyen d’allier le chant et le rap sur un même couplet, plutôt que de passer de l’un à l’autre sans arrêt, comme un argument ou une dispute. Merlin sait qu’il a eu déjà bien assez de disputes comme ça dans sa vie. La proposition de la jeune demoiselle est alléchante : ce serait l’occasion de mettre cette idée en place, de créer quelque chose de nouveau avec un point de vue ancien.

- Je serai ravi de vous aider dans votre expérience musicale. J’accepte.

D’un mouvement de main élégant, il fait s’envoler deux des multiples chaises présentes dans la pièce pour les rapprocher de la table de mixage, qui se trouve juste à côté de la table… La table tout court. Après tout, il faut bien une surface plate pour écrire les paroles et poser l’ordinateur. Il s’y assoit ensuite immédiatement, déjà prêt à discuter de musique avec quelqu’un de passionné. Ca lui fera du bien : personne autour de lui n’aime véritablement la musique comme lui l’affectionne.

- Vous disiez il y a peu que les groupes de… K-pop, c’est ça ? Que les groupes de k-pop fonctionnaient par l’alternance de deux styles : le chant et le rap. Je me demandais donc, est-il déjà arrivé pour deux personnes de chanter et rapper à la fois ? J’admet préférer l’idée d’une alliance amicale plutôt que d’une joute entre les deux artistes. Une collaboration entre deux mondes différents, comme nous sommes prêts à le faire nous-même. La jeunesse et la…

Il hésite un moment, mais se résigne.

- … Et la vieillesse.

Oh, comme il fait mal d’admettre ceci. Mais il faut se rendre à l’évidence. Bien qu’il n’ait pas les cheveux gris, certaines mèches deviennent certainement de plus en plus claires avec le temps. Son visage est encore doux, mais le voici parsemé de quelques rides, ici et là. Rien de drastique, mais lui ne voit que ça devant le miroir chaque matin. Sans parler de l’éternel écart entre lui et sa fille et ses élèves. Chaque jour, ils gagnent des références que lui n’a pas, et chaque jour, bien qu’il essaye, il passe pour un ringard de première classe. Il est toujours un mois en retard sur les nouvelles expressions et n’arrive pas du tout à saisir la façon que sa fille a de s’amuser, ou même la musique qu’elle écoute. Tout ce qu’il pouvait faire, c’est montrer son soutien et rester ouvert.

C’est d’autant plus dur qu’il y a quelques années, il était loin de l’adolescent à la vie passionnante. Il restait dans sa bibliothèque avec ses seuls amis les livres et s’imaginait être quelqu’un d’audacieux et important à chacune de ses recherches. La vérité lui avait explosé au visage bien plus tard. Il avait passé une vingtaine d'années de sa vie à être un immense nerd.

… Au moins est-il un nerd qui fait de feat avec une rappeuse. C’est déjà ça.

Il hoche la tête à chacune de ses explications, intéressé et curieux. Il ne savait pas du tout qu’une musique pouvait se composer de manière aussi… Simple. Mais elle a raison. La base, en soi, n’est pas si importante que cela. N’importe qui peut chantonner un air aléatoire créé sur le moment. Ce qui semble importer plus, c’est d’allier les différentes… « piste ». Il lit le mot sur le logiciel. Il y a une piste par instrument au moins : batteries, basses, piano… Le tout est plutôt cru, mais déjà assembler une mélodie de basse avec une mélodie de piano, différente mais complémentaire lui semble être un challenge. Un challenge qu’Akali réalise avec brio bien sûr : elle a sûrement plus d’expérience que lui dans ce domaine, c’est certain.

Le morceau, au départ, n’est en effet pas très travaillé. C’est comme le croquis d’un dessin, et il manque les détails et les couleurs qui apportent de la vie au morceau. La façon dont elle ajoute les échos, les petits instruments, les petits rythmes… Toutes ces choses sont discrètes, et pourtant, ce sont elles qui transforment la chanson en véritable œuvre travaillée. La demoiselle semble même avoir des sons pré-enregistrés créés par elle-même dans un petit dossier, preuve d’un processus créatif qui ne dure que depuis quelques minutes, mais en vérité depuis des années. Tout comme on ne remplit par une bibliothèque en un jour, une banque de son ne se crée pas en claquant des doigts.

Au fur et à mesure que le temps passe, le voici de plus en plus penché vers l’écran. Il propose quelques idées. « Pourquoi ne pas ajouter un peu de clavecin ici ? Ma voix est plutôt classique, peut-être que cet instrument pourra l’accompagner au mieux ». « Et si nous y mélangions de grandes basses modernes ? Si nos deux styles travaillent ensemble, alors nous devrions nous lancer dans ce mélange ». Le professeur se retrouve sans surprise très investi dans le projet, acceptant les propositions qui lui sont refusées, et se réjouissant de celles étant validées. Un petit rire de chouette, un petit applaudissement excité : Stolas est comme un petit enfant devant un nouveau joujou. Quoi de mieux pour s’amuser qu’un peu de musique, après tout ?

Puis… Vient le moment où les pistes sont terminées. Il n’y a plus qu’à poser les voix et à les mixer, seulement, ils n’ont pas de paroles ni même de mélodies. Il se tourne lentement vers la jeune adulte, concentré.

- Quel thème devrions-nous aborder ?... Il y a tant à dire. Devrions-nous parler de générations ? D’amour ? Ou bien même de passion pour la musique ? J’ai toujours noté que peu de chansons discutaient de l’amour que les musiciens ont pour la pratique de leur art. Peut-être qu’un tel thème pourrait être rafraîchissant ? Ou bien…

Il est dur pour lui de décider. Alors qu’il tourne vaguement ses mains dans le vide en listant ses idées, son seul espoir est de connaître l’opinion de sa compositrice. Après tout, peut-être avait-elle déjà une idée précise de paroles en venant ici.

Stolas regarde les mouvements du crayon d’Akali sans la moindre pensée, ailleurs. Scritch scratch. La salle repasse dans le silence mis à part pour ce bruit de mine frottant sur les pages, elle qui pourtant était si vibrante il y a quelques instants seulement, remplie de mélodies et d'échanges. Ils sont tous les deux observés par les musiciens dans les posters sorciers de la salle, qui ont arrêté leur propre concert pour laisser place aux nouveaux artistes concentrés. Une partie de lui voudrait presque parler afin de combler le vide qui occupe désormais tout l’espace. Seulement, leur conversation le fait réfléchir, l’emmène à une vérité qu’il ne pensait pas si visible.

Le sujet proposé par la jeune Akali… Lui plait bien. Rêves d’enfance à désillusions, mais… Le fait qu’elle ait su immédiatement que sa vie n’était pas du tout ce dont il rêvait quand il était plus jeune l’effraie quelque peu. Est-ce si facile que cela de le remarquer ? Sûrement ne doit-il pas respirer la joie de vivre, et il sait qu’il peut lui-même être assez dramatique, mais… Il a la sensation d’avoir pourtant toujours fait l’effort d’être souriant, de parfois jouer la comédie devant ses élèves. Alors qu’il triture son haut de vêtement de ses deux mains, il se demande si, plutôt, l’élève face à lui était du genre pessimiste, persuadée que les rêves s’effacent avec le temps. Et ceci… L’attriste.

En tant que père, il ne peut s’empêcher de penser à sa fille. Sa chère et tendre Octavia traverse elle-même une phase de l’adolescence difficile, qui n’a en rien été rendue plus tendre de par leur divorce et leurs nombreuses disputes. Chaque matin, Stolas se lève et avale ses antidépresseurs avant de les cacher bien profond, à la toute fin de son tiroir de cabinet, de peur que sa fille ne les trouve. De peur que sa fille ne croit que la vie est remplie de mauvaises fins, simplement car lui n’a pas été capable d’obtenir autre chose.

Pourtant, Akali ne semble pas abandonner ses rêves pour autant. Elle continue de faire de la musique, et est déjà en train d’écrire ses paroles, dans son coin. Il ne veut pas gâcher cette motivation, cette dévotion à son art, tout comme il se haïrait s’il venait à gâcher les espoirs de sa douce Via. Alors, lorsqu’il prend son crayon, il tente d’exprimer tout ceci en mots. Des mots tristes. Ceux d’un homme désespéré… Mais qui garde espoir en la génération d’après.

Ancient bright stars die of old age too,
as dreams sometimes fade away with time.
My light does not burn as it used to,
still I wish for yours to ignite, sublime.

You are the next one to reach for the peak,
my bones grew tired and I no longer speak,
cease the day and the one just after it
until one day you realize you are happy.

Your hopes are now ours, we must ask the young
to keep on going and to sing a new song
for us.