Beaucoup avaient peur du silence. Certains l’évitaient à tout prix par peur du malaise, cherchant à combler inutilement la conversation par des banalités, dans le simple but d’éviter qu’on ne se dise plus rien. Pour d'autres, le silence renvoyait à la solitude, isolé dans leur chambre, ils allument la télé ou la radio pour avoir un bruit de fond et ignorer un instant le fait qu’ils n’ont personne avec eux pour faire du bruit. Enfin, il y en a qui associent le silence à la peur, comme la nuit quand le murmure de la ville se tait et laisse place à calme assourdissant où chaque craquement, chaque bruissement est amplifié et fait grimper l’angoisse. Allister avait toujours adoré le silence. Le calme avait quelque chose de si apaisant, loin du monde et du bruit, c’est là qu’il se sentait le plus serein.

C’était sûrement pour cette raison qu’il aimait tant l’urbex. Dans ce bâtiment abandonné loin de Bloombury, coupé du monde, il se sentait à sa place. Fermant les yeux, il se laissa un instant s’imprégner du calme environnant. Le claquement d’une fenêtre laissée ouverte, affrontant le vent, le craquement du toit tombant en décrépitude, les insectes grignotant la charpente des murs blémis par la négligence, le plic plic répétitif d’une infiltration d’eau formant une flaque sur le sol, tous ces sons qui pouvaient paraître effrayants étaient de la musique à ses oreilles. Passant de pièce en pièce, il s’amusait à imaginer la vie qu’il y avait pu avoir dans ces lieux, les meubles laissés ici lui donnant quelques indices. C’est ce qu’il y avait de magique avec l’urbex, les lieux qu’il exploraient paraissaient hors du temps. C’était comme si le bâtiment avait été mis sur pause, le mobilier laissant deviner ce qu’avait été chaque pièce, comme s’il attendait le retour de ses occupants qui s’étaient volatilisés, comme si ce lieu était débordant de vie tout en étant dépourvu. Et en même temps, le temps passait, dégradant l’endroit, laissant le temps et les aléas de la météo l’endommager, laissant la nature reprendre ses droits, laissant les personnes de passage telles que lui laisser leur marque et participer à cette transformation mystique, a ce paradoxe. Le jeune Cervirald n’était pas du genre à se laisser tenter par le vandalisme, même si l’idée de laisser une marque infime de sa présence était tentante. Cependant même s’il ne venait pas armé d’une bombe de peinture ou de feutres, il était compliqué de dire qu’il ne participait pas à la détérioration ambiante. La lumière de sa lampe torche éclairant la moisissure grandissant dans l'obscurité sur le papier peint, ses pas usant un peu plus la moquette, tout ça accélérait la décadence de l’endroit. Rien qu’un peu plus tôt, il avait traversé par accident une marche d’escalier vermoulue, laissant derrière lui une planche cassée et un peu de sang sur le sol. Ce n’était rien, Allister était un grand garçon maintenant, un grand garçon très courageux! Ce n’était qu’une égratignure, pas de quoi en faire, il passerait à l’infirmerie une fois de retour à Ilukaan et ça ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Il avait connu pire, le simple souvenir lui faisait machinalement passer une main sous sa frange, ses doigts effleurant les cicatrices sur son front.

Assis sur une chaise, le jeune garçon porteur d'émeraude agitait ses jambes dans le vide, se donnant l’impression de faire partie du décor. Un craquement et il cessa tout mouvement. Lui qui était tant habitué aux bruits des habitations que révélait le silence ne pouvait pas se méprendre sur la nature de ce bruit: des pas. Remettant sa capuche sur sa tête, il l’enfonça au maximum pour cacher le haut de son visage. Il resta un instant immobile, espérant fusionner avec le mobilier avant de passer à un autre plan. Les maisons flippantes, il en faisait son affaire, les fantômes, il savait les gérer, mais les gens? Non, ça c’était trop, ça faisait trop peur! De sa démarche chancelante et courbée, il quitta la pièce à patits pas. Vite, vite, vite, il fallait trouver une cachette avant de tomber sur l’intrus!

Il y avait DEFINITIVEMENT quelqu’un avec lui dans cette maison, c’était officiel! Il entendait des bruits de pas derrière lui, le pourchassant à travers les couloirs! Terrifiant! Il pouvait gérer les fantômes et les malédictions, mais les gens? Ça, ça allait trop loin! Il venait faire de l’urbex pour être seul avec le silence et le bois pourri, pas pour croiser du monde! Les battements de son coeur augmentaient en rythme les pas qui se rapprochaient. Outre le fait qu’une interaction sociale était la dernière chose dont il avait envie, là tout de suite, qui sait quel genre de personne pouvait bien être à ses trousses? Ca sonnait un peu hypocrite de la part d’un fan de cette activité mais les personnes qui pratiquaient l’urbex n’étaient pas les plus sympathiques et respectables. Beaucoup étaient des vandales venus  saccager les lieux ou des délinquants souhaitant squatter un peu les lieux. Qu’est ce qu’il feraient à un enfant de son âge s’ils réussissaient à lui tomber dessus? Allister ne voulait même pas y penser.

L’environnement était contre lui, dans un lieu plus familier, il aurait aisément pu perdre son poursuivant dans les couloirs pour s’en débarrasser. Ici, il ne savait même pas ce qu’il trouverait au prochain tournant et ne voulait pas se retrouver coincé dans un cul de sac. Ne voulant pas prendre ce risque, il entra dans la première pièce à disposition. S’il ne pouvait pas fuir, alors il allait se cacher. Le porteur d’émeraude balaya rapidement la pièce du regard, les meubles ici étaient recouverts de draps blancs, de quoi lui offrir une cachette suffisante. Rapidement, il se glissa sous une table, se couvrant un peu de poussière au passage. Tant pis, le jeune garçon n’avait pas spécialement peur de se salir. Une voix appela dans la pièce, une voix de femme. Ca ne voulait rien dire, ça ne la rendait pas moins dangereuse. Assis en boule sur le sol, la tête dans ses genoux, il restait aussi immobile que possible, ne faisant pas le moindre bruit. Essayant d’ignorer encore sa plaie à la jambe qui le picotait, il restait attentif à chaque son, cherchant à voir si l’intruse était toujours avec lui. Son coeur loupa un battement quand son téléphone se mit à sonner dans sa poche. Non, non, non, non, non! Pourquoi est ce qu’il n’avait pas pensé à le mettre en silencieux avant?

Ses mains tremblantes de stress firent taire la sonnerie aussi vite que possible, mais le mal était déjà fait, les pas s’approchaient de lui. Le pire était qu’il avait vu le numéro qui s’affichait et qu’il savait que ce n’était rien d’important, qu’il allait se faire chopper de la façon la plus stupide qu’il soit, qu’il allait peut être mourir parce que Zhongli voulait encore essayer de le quoicoubeh par téléphone. Fourrant son portable dans sa poche, il se remit en boule, se faisant aussi petit que possible, comme si on ne l’avait pas déjà repéré. S’il allait mourir là sous cette table, alors il ne voulait pas regarder sa mort arriver, il voulait faire l’autruche jusqu’au bout. Si la femme ne lui voulait aucun mal, peut être que comme ça elle se contenterait de l’ignorer plutôt que lui infliger un châtiment pire que la mort: la socialisation.

Allister n’avait pas peur de la mort. Peut être que c’était parce qu’il avait déjà failli mourir une fois, qu’il avait vu sa courte vie défiler devant ses yeux lors de cette accident de voiture, qu’il avait senti sa fin approcher et qu’il savait depuis ce jour qu’il n’avait gagné qu’un sursis, qu’il savait qu’un jour ou l’autre, la Mort viendrait le chercher pour terminer ce qu’elle avait laissé inachevé ce jour là. Ou peut-être aussi qu’il avait fréquenté tellement de fantômes que ce qui l’attendait à la fin de sa vie ne l’inquiétait pas. Hanter cette maison n’était pas un sort si terrible après tout. C’était un peu comme un urbex sans fin, peut être qu’un jour le fait de tourner en rond dans cette petite maison le rendrait fou mais les premières décennies pouvaient être amusantes. Ses genoux bien repliés contre son torse, il attendait calmement que cette inconnue l’agresse. Peut être qu’il aurait dû avoir un peu plus peur de la mort, ça lui aurait évité de se rendre seul dans un endroit abandonné et potentiellement plein de squatteurs. Ce n’était déjà pas très recommandé pour un adulte alors pour un gamin de 13 ans… Oui c’était plus que dangereux. Quoi que, est ce que ce n’était pas un peu drôle de mourir un mois avant ses 14 ans? De rester coincé à jamais à 13, le chiffre maudit? C’était une coïncidence amusante.

Un cri et un bruit sourd retentirent dans le calme de la maison, mais ce n’était pas le jeune Cervirald qui avait couiner de la sorte et ce n’était pas non plus son corps frappé par une squatteuse agressive. Il n’allait pas mourir du coup? Il jeta un rapide coup d’oeil à la jeune femme qui se trouvait désormais assise par terre. Elle avait l’air terrifiée, pas en mode “tu es entré dans mon lieu de repos donc par précaution je vais te fracasser le crâne”, plutôt en mode “je suis dans une maison glauque et il y a un inconnu”. Oh… Ils avaient donc tous les deux eut peur de l’autre? Enfin bon, ça ne changeait pas grand chose. Encore une fois, Allister aurait presque préféré une mort rapide que la lente agonie que lui procurerait une discussion. Pitié faites qu’elle ne lui parle pas… Il ne faisait qu’un avec le mobilier, il était un magnifique pied de table, il n’existait pas dans cette pièce, qu’elle fasse demi tour et- Non trop tard, voici un début de conversation.

-Ca… va…

Une partie de lui était tentée de ne rien ajouter de plus, de rester là en boule jusqu’à ce qu’elle comprenne le message et s’en aille. Mais elle avait l’air d’avoir sacrément la frousse et malgré sa timidité, le petit Cervirald était un bon garçon. Ajustant sa capuche pour s’assurer qu’elle couvre suffisamment son visage, il rampa doucement hors de sous la table, gardant tout de même une certaine distance entre lui et l’inconnue.

-Est ce que… tu… t’es fait mal….?

Il fixait le sol, ne souhaitant pas faire le moindre contact visuel avec l'inconnue. Il aurait préféré que ça soit une squatteuse venue le tuer, ça lui aurait au moins fait la faveur de ne pas le faire parler. Mais non, il fallait qu’il tombe sur une personne bienveillante qui ne voulait pas sa mort! Et qui avait l’air gentille en plus! Ça le poussait à lui répondre, Allister était timide mais ses parents n'avaient pas élevé un sauvageon! Tant qu’on lui parlait, il répondait par politesse. Maudits soient ses parents pour lui avoir donné une si bonne éducation et fait de lui un garçon poli! Contrairement à ce que pensait la femme en face de lui, le porteur d’émeraude n’était pas effrayé, ça ne lui faisait pas peur de faire une mauvaise rencontre dans une maison abandonnée. Mais faire une bonne rencontre qui menait à une discussion? Ca c’était horrible et ça faisait monter en stress et sa nervosité.

-N-non… ne… t’en fais pas…

. La dénommée Mulan le bombardait de questions, quel enfer! Et c’était une élève d’Ilukaan en plus donc maintenant il n’avait plus d’autre choix que lui faire la conversation! Bien que les intéractions sociales soient de la torture pour le jeune Cervirald, c’était important pour lui de faire des efforts pour devenir plus sociable. Il aimait avoir des amis, ses efforts lui avait déjà permis d’en avoir quelques-uns depuis son arrivée à l’école. Avec Zhongli et Shinji aussi, c’était difficile de parler au début et pourtant avec le temps, il était devenu à l’aise avec eux. Ca serait peut être le cas avec cette jeune femme s’il lui laissait une chance…

-Je m’appelle… Allister… Je… viens d’Ilukaan… moi aussi…

Non, c’était trop dûr en fait! Comment s’enfuir de cette situation? S’il avait envie de se trouver un compagnon d’aventure pour aller faire de l’urbex, il en aurait parlé sur le groupchat et aurait demandé à quelqu’un de l’accompagner. Ca lui arrivait parfois, de demander à ses amis de l’accompagner dans ses petites escapades, mais partir à l’aventure avec une inconnue? C’était un trop gros effort pour lui aujourd’hui. Seulement voilà, Mulan se tenait entre lui et la porte, rendant sa fuite impossible. Il envisagea pendant un instant de sauter par la fenêtre mais ils étaient tout de même au premier étage, il risquait de se faire mal. Quoique, est ce qu’il fallait pas mieux une jambe cassée qu’une discussion…? Non, abuse pas Allister.

-J’explore… souvent des endroits… dans ce genre… Je ne… savais pas… qu’il y avait… quelqu'un d’autre…. ici… Désolé… pour… le dérangement…

Toujours à quatre pattes, il se dirigea doucement vers la porte. Se lever? Pour quoi faire? S’il se mettait debout, elle verrait peut-être sous sa capuche, ils avaient l’air de faire à peu près la même taille. Il ne prendrait pas ce risque! Il servait de serpillère au sol poussiéreux de cette vieille maison mais tant pis! Il pourrait le lécher même ce sol si ça faisait partir Mulan, leur discussion était trop bizarre, il avait l’air trop bizarre… peut être encore plus maintenant qu’il rampait au sol d’ailleurs. Ah pourquoi est ce qu’il fallait qu’il fasse toujours tout de travers!?

Cette jeune femme était un mystère, vraiment. Ils ne se connaissaient pas et Allister n’avait été rien d’autre que bizarre et timide pendant les quelques minutes qu’ils avaient passés ensemble. La plupart des gens auraient déjà laissé tombé de faire la conversation à la pathétique boule de phobie sociale qu’il était et fait demi tour. Et pourtant la Lupy était là, s’approchant de lui avec un des sourires les plus solaires qu’il ait jamais vu. Pourquoi? Pourquoi lui sourire comme ça à lui? Elle ne le trouvait pas étrange? Elle n’avait pas envie de le laisser là? Le porteur d’émeraude la laissa approcher. Il y avait quelque chose chez cette Lupy, dans sa gestuelle, sa voix, ses mimiques, qui lui donnaient envie d’avoir confiance. Pourquoi lui proposer de rentrer? Généralement, soit on le bombardait de questions en dépassant les limites de sa sociabilité qui était déjà au ras des pâquerettes, soit on le laissait dans son coin. Elle voulait vraiment s’infliger le trajet vers le campus dans un silence affreusement gênant? Est ce qu’il avait l’air d’une petite chose incapable à ce point? Allister savait qu’il était un peu jeune pour explorer ce genre d’endroit tout seul mais il pouvait quand même rentrer à Ilukaan sans un garde du corps qui l’escorte!

-J-je… n’attends… personne… alors….

Il fixa la main que Mulan lui tendait avec hésitation. La chose la plus correcte serait de la prendre. N’avait il pas pensé lui même que cette femme inspirait confiance? De plus, elle allait peut-être se vexer s’il refusait de la prendre. Mais en même temps… le contact physique, ce n’était pas quelque chose de simple pour lui. Même avec ses amis proches, avec qui il était assez à l’aise pour ne pas pas bégayer et éviter de faire des pauses quatre fois par phrase pour trouver ses mots, il avait du mal à les laisser le toucher. Son stress montait alors qu’il fixait la main toujours tendue vers lui. Allé Allister, elle veut juste t’aider à te lever, fais un effort…. Non, c’était trop! Il lui avait parlé au lieu de fuir, il estimait qu’il avait déjà fait assez d’efforts pour aujourd’hui! Reculant un peu, il se releva doucement, ajustant sa capuche une fois debout pour être sûr qu’elle n’ait pas bougé pendant les deux minutes où il ne l’avait pas touché. Il épousseta rapidement la poussière qu’il venait de se mettre un peu partout en rampant par terre.

-On peut… rentrer ensemble… ça… ne me dérange pas…

C’était déjà bien, non? D’accepter de rentrer sans s’enfuir? Il jugeait que ça suffirait pour aujourd’hui. Peut être qu’un autre jour il serait plus sociable avec Mulan mais là, il faisait déjà de son mieux, il ne fallait pas lui en demander plus. La vérité était qu’il aurait bien aimé continuer à explorer la maison, mais il n’avait pas le coeur d’envoyer valser quelqu’un qui avait l’air aussi gentil. Il passa à côté d’elle pour sortir de la pièce, ouvrant la voie pour sortir en toute sécurité de la demeure abandonnée. Malgré son jeune âge, il s’y connaissait en urbex et ne voulait pas que la Lupy se blesse bêtement comme lui plus tôt. Il allait falloir passer à l’infirmerie une fois de retour à l’école d’ailleurs. La poussière sur son bob ne devait pas lui faire du bien.

-Attention… où tu mets les pieds… le bois… est abîmé… par endroits… Ne te fais… pas mal…