Je peux tout à fait entendre les critiques que l'on m'adresse, de toutes sortes. Que ce soit sur mon travail scolaire, mon art, même ma toilette personnelle. Je ne suis pas forcée de leur donner crédit, mais je peux les comprendre. Mais il y en a une, pour que la règle ait son exception, qui me sera toujours obscure : c'est celle qui me décrit comme allergique à la technologie. Je veux dire par là que personne qui me connaît un minimum peut croire une chose pareille. J'ai un téléphone portable, par exemple. Certes, je ne réponds que tard aux sms, aux messages sur le compte Witchhook que la pression sociale m'a forcé à ouvrir il y a de ça dix ans, je n'ai pas d'autres réseaux sociaux, mais ce n'est pas ce que vous croyez ! Je ne juge pas ceux qui épandent trop leur vie sur ces plateformes -au risque de ne plus jamais lever le nez de leur téléphone- je ne souhaite simplement pas les rejoindre ! N'est-ce pas mon droit le plus stricte ? Je ne suis pas technophobe, ce sont les autres les technophiles à l'extrême !

Mais là n'est pas le problème, ce n'est qu'un argument pour expliquer la décision que j'ai prise. Cette décision c'est d'enfin écouter les très nombreuses voix qui me conseillent depuis des années, et toutes en cœur, de m'inscrire sur les réseaux sociaux du Witchnet, comme Pentagram ou Hooter, et ce dans le but d'acquérir une « visibilité », avoir des « acolytes des illustres » -si j'ai bien lu la définition- et toutes ces choses qui, dit-on, me seraient indispensables pour vivre de mon art. A ça je répondrai que le Twitter de Stephen King lui sert moins à faire sa promo qu'à lancer des tribunes au vitriol contre tout ce qu'il déteste, mais on m'a déjà rétorqué que lorsque Stephen King a connu le succès il n'y avait pas internet, ce à quoi j'ai répondu « et c'était tant mieux » avant qu'on ne me fasse douloureusement remarquer que, à son époque encore une fois, bien moins d'auteurs trouvaient leur public car, justement, ils ne pouvaient partager leurs écrits que via l'édition qui n'avait pas moins de barrières qu'aujourd'hui. Je suis sorti de cet échange défait, vaincu, résigné. Il faudrait que je me mette à la page alors ? Je ne pouvais pas rester cet artiste charmant et mystérieux, intouché par les trivialités du monde ? Cet ascète sur son pic montagneux dont on répand toujours le nom, mais dont on ne voit la bure qu'une fois l'an et dont chaque descente parmi les mortels est considérée avec le silence pieux d'une visite divine ? Je devais abandonner ça pour vivre de ma plume ? Quel monde cruel, je vous jure.

J'ai donc pris la décision de trouver de l'aide. Le progrès n'est pas mon cheval de bataille, mais l'humilité si. Je sais que je suis complètement dépassé par ce que je dois faire mien, donc je dois trouver quelqu'un pour me guider à travers ce dédale brumeux. Le tout est de trouver la bonne personne et, surtout, de trouver un moyen de rétribution car je ne compte pas exploiter la bonne volonté d'un de mes proches qui serait ravi de m'offrir ce savoir gratuitement. Mon ambition est de trouver un collaborateur, quelqu'un qui ne me connaît ni d'Eve, ni d'Adam, et qui serait donc aussi objectif qu'on peut l'être sur mon déficit monstrueux de visibilité et me fournirait tous les outils pour y remédier. Mais, encore une fois, il faudrait que je déniche un moyen de le rétribuer et ça ne pouvait pas être de l'argent, votre serviteur n'ayant toujours pas gagné au loto.

J'ai donc saisit mon téléphone -quand je vous dis que ces rumeurs ne sont que ça, des rumeurs- et j'ai passé une annonce sur le Groupchat de l'école, le seul réseau qui trouve grâce à mes yeux car il s'agit d'une bête messagerie et qu'il a montré plusieurs fois sa praticité. Cette annonce, la voici :
« Bonjour tout le monde ! Voilà, votre serviteur est un profane total de l'usage des réseaux sociaux et j'aimerai ne pas mourir bête ! J'aurai besoin de votre aide précieuse pour m'initier à ces fantastiques technologies. Quelqu'un aurait-il cette amabilité ? Bien sûr, je lui rendrai la pareille ! Je peux donner des cours de violon, de piano, de solfège, d'écriture, d'anglais, de littérature, même d'entretien des cheveux ! Je n'ai pas de quoi vous rémunérer, mais je propose un échange de savoirs ! Si ça vous intéresse, tout d'abord merci beaucoup par avance, et envoyez-moi un message, je réponds vite ! »

En tout cas, j'essayerai de m'y mettre. La perspective de devoir passer des heures sur ces sites vampirisants me rend déjà fébrile. Mais il faut vivre avec son temps, dit-on. Pourquoi ne puis-je pas vivre mon rêve d'esthétique victorienne totale ? Je veux dire, tous les efforts que j'ai fait en ce sens depuis toutes ces années. Je m'exprime comme si je sortais du dix-neuvième siècle, j'en porte les vêtements, j'en ai certaines habitudes... Et puis, zut, nous sommes des sorciers ! On peut se passer de tout ça ! Et ainsi je continuais de pester dans ma chambre, d'ordinaire si calme, en attendant une réponse positive que je ne souhaitais pas tant que ça. Être lu requérait de tels sacrifices, j'espère qu'ils seront récompensés.

Mon appel au secours avait trouvé sauveteur seulement quelques instants après l'avoir envoyé ! Cette école était bel et bien aussi magique que ce qu'elle enseignait à ses élèves. Je savais bien que mes camarades ne me décevraient pas ! La mystérieuse personne, du nom de Mateus, se signala comme disponible immédiatement ce qui, je l'avoue, m'effraya au premier abord ! Vous savez bien, c'est comme lorsque l'on vous invite à une belle soirée arrosée et à l'instant où vous vous apprêtez à quitter votre logis une envie presque irrépressible de tout décommander pour vous caler avec un bon livre et votre chat vous prend d'un seul coup. C'était un peu mon sentiment, mais je devais être fort, affronter mon appréhension, et je lui donnais donc rendez-vous dans les salles informatiques du campus, endroit où j'aurai tout le matériel nécessaire pour démarrer mon entrée dans le merveilleux monde digital.

J'arrivais sur place le premier, presque hâtif de finir cette première introduction aux réseaux sociaux pour pouvoir retourner à mon week-end d'écriture solitaire. Finalement, un jeune garçon vint à ma rencontre. Nous étions si peu à fréquenter cette partie du bâtiment que je sus immédiatement que c'était lui. Et quelle ne fut pas ma surprise. Vous auriez vu sa tenue, mes aïeux, j'en restais bouche-bée ! C'était tout à la fois génial, improbable, décalé, subversif, hideux et fascinant. Un tel crochet à mon attention que je n'eusse même pas entendu ses premiers mots, c'est dire ! Et même en commençant à écouter, ce fut des plus difficile à suivre. Mon visage devait être tout à fait univoque sur l'incompréhension qui me gagnait. Grand Dieu ce cours serait plus compliqué que prévu.

- Je... je note. Des messages plus courts et des... emojis. Tu es sûr pour le cœur ? Les gens se sentiront peut-être gênés vu qu'ils ne me connaissent pas. Un cœur c'est fort quand même.

Je partais de très loin, mais j'espérais que mon bienfaiteur de professeur serait compréhensif ! Et puis avais-je tort ? Je voyais bien que beaucoup d'utilisateurs des espaces virtuels de discussions en ligne avaient le cœur facile, mais pour moi c'était presque choquant ! Un cœur ça ne se donne qu'à l'être aimé ! C'est un peu la même chose pour les excuses, à trop s'excuser on fini par diminuer la force de mots qui n'ont pas vraiment moyen d'être amplifiés pour augmenter le message. Si vous faites de votre « je m'excuse » des mots sans valeur, comment vous allez faire lorsqu'il y aura nécessité de s'excuser le plus platement possible ? Ce sera très difficile ! Eh bien j'estime que c'est la même chose pour l'amour, si l'on distribue son cœur trop facilement, on vide cette image de sa valeur et lorsque l'on souhaitera vraiment exprimer un immense amour à quelqu'un nos options seront plus limitées, mais bref ! Gagnais-je du temps avec cette logorrhée ? Probablement.

Mais, enfin, le jeune homme se présenta ! J'étais soulagé d'aller sur un terrain où j'étais plus familier, et surtout de savoir son identité ! Il semblait humble, de surcroît, objectif sur sa situation et ses compétences. C'était tout à fait rassurant et ça m'arracha même un sourire sincère ! Je répondis avec une petite révérence.

- Enchanté, Mateus de la Cruz, je suis Elliott Lavallée, aussi éloigné que possible d'être un influenceur, mais j'ai vraiment besoin de ton aide. Ma main caresse un instant mon menton tandis que je mettais en forme ma demande. Vois-tu, sur mon temps libre j'écris des livres, je fais de la musique et j'aimerai pouvoir partager ça au monde, ce qui, de nos jours, se fait principalement sur les réseaux sociaux et... je suis une catastrophe avec ça et je me sens vraiment obligé de le faire, ce qui n'est pas pour me motivé à apprendre.

Je préférais lui donner tous les détails aussi tôt que possible pour qu'il mette son expertise à l'oeuvre. Ah, et il restait un détail, en réalité, que j'avais oublié de mentionner.

- Oh, et mon cursus d'études supérieures c'est Littérature & Communication, tu te doutes que je ne suis pas très doué pour la partie communication, donc peut-être que ça m'aiderait aussi sur ce point.