Le sport, pour Taynara, c'était une nécessité. Avec sa carrure, tous ses organes et ses muscles réclamaient oxygène, nutriments et eau en quantité. Il n'est pas difficile d'imaginer qu'un jeûne pour cette femme la ferait souffrir bien plus vite que chez d'autres personnes, tant le simple fait de faire fonctionner cette large machine réclamait une grande énergie. Alors, malgré ses six repas par jour, Tay ne prenait que peu de poids. Disciplinée, elle retenait sa gourmandise, calculait ses réels besoins et refusait d'écouter cette petite voix rocailleuse qui lui intimait l'ordre de dévorer tout ce qui passait à sa portée car l'hiver était là, long et impitoyable. Mais contrairement à ses ancêtres gigantesques, Taynara ne vivait pas dans les forêts scandinaves, ne devait pas chasser pour survivre, n'avait donc aucun intérêt à obéir à cet instinct, mais c'était difficile, parfois douloureux, de se retenir.

Car lorsque la demi-géante se désinhibait complètement, l'ardoise était salée, ce qui était autant un problème pour sa santé que son portefeuille. Même elle sous-estimait tout ce qu'elle était capable d'engloutir dans une frénésie hyperphagique qu'elle s'efforçait de combattre jour après jour, surtout lorsque les températures descendaient. Mais elle ne parvenait pas complètement à contrôler son envie d'excès, alors pour palier à cela, et pour bien d'autres raisons, elle avait toujours été sportive. Pour elle c'était l'assurance de pouvoir rester svelte, et donc « confortable » pour les autres êtres humains qui l'entouraient. Ainsi elle prenait juste un peu moins de place, gagnait en agilité, donc en discrétion lors de ses déplacements, de son installation dans une salle de classe où dans la cafétéria. Cela lui semblait indispensable de faire attention, à cette échelle. Et puis, elle se sentait si bien lorsqu'elle courait, se musclait, nageait. Les vannes de dopamines s'ouvraient à fond, bien plus que lorsqu'elle mangeait, et c'était une véritable décharge de bonheur qui la poussait à toujours plus. Là aussi, il fallait qu'elle se contrôle, car enfermée six heures par jour entre quatre murs si resserrés, assise sur des chaises minuscules et douloureuses, bousculant et renversant tout ce qu'elle approchait, elle serait capable de courir un marathon pour oublier ces interminables journées de privation, de douleur omniprésente la rendant presque claustrophobique. Le sport, c'était sa thérapie, ni plus ni moins.

Alors en ce début janvier, après de belles vacances, certes, mais chargées en lourds repas et beuveries, elle ne demandait que de retrouver son rythme de vie, ses petites habitudes, dont ses nombreuses heures de sport pour pouvoir enfin se sentir bien dans son corps à nouveau. Ainsi, lors une matinée brumeuse à souhait, froide comme les forêts de sa naissance, elle battait les chemins du campus de ses larges pieds, courant à un rythme soutenu, son casque sur les oreilles diffusant « Want to be free » de British Sea Power, comme un vœu pieu lancé au ciel par cette semi-géante qui sentait la douleur brûler ses longues jambes, mais sans jamais y prêter attention tant son esprit, lui, s'élevait dans le ciel aux trois teintes de soleil levant, au-dessus d'elle. La neige alentour, son souffle s'évadant en vapeur glacée, tout rendait l'atmosphère féérique, contribuant à son bonheur. Mais vint l'instant où ses besoins mortels se rappelaient à elle, faisant cesser sa jubilation pour l'éteindre d'une soif cinglante.

Toute transpirante dans son débardeur et jogging noir, car Taynara supportait bien le froid surtout pendant son sport, elle se rendit à la première fontaine à eau qu'elle croisa et remplit le creux de ses larges mains plusieurs fois pour en boire de grandes rasades. C'était si frais, si bon. Elle s'en aspergea le visage, le faisant rougir face à cette agression glacée, mais encore une fois elle n'y prêta pas attention. Son visage ne pouvait se débarrasser d'un large sourire tandis qu'elle exultait de pouvoir retrouver ses matinées d'hiver qu'elle aimait tant, se trémoussant et chantonnant la mélodie mélancolique qui lui traversait les oreilles. C'est à peine si elle remarqua la personne, pourtant bien réelle, qui se plaça dans son dos. Elle tourna les talons pour reprendre sa course et se trouva face à une femme. Chevelure blonde très claire, presque blanche, courbes élancées, jambes longues et musclées, visage fermé, plutôt grande, arrivant au-dessus du nombril de Taynara, elle regardait celle-ci avec désintérêt tandis que la préfète réunissait les pièces du puzzle pour reconnaître cette élève dont, c'est sûr, elle avait déjà entendu parler.

- Bonjour, tu t'appelles Kainé si je me souviens bien. Elle inclina poliment le buste, un peu à la japonaise, sans vraiment l'avoir voulu. Je suis heureuse de te rencontrer.

Et elle était sincère. Evidemment, on lui avait parlé des élèves jugés « problématiques » chez les Strixysts, tout du moins « préoccupants » et Kainé faisait partie de ce groupe avec son caractère et certaines frasques plus ou moins graves qu'on lui attribuait. Mais Tay étant qui elle était, elle voyait dans cette rencontre un formidable moyen de se forger sa propre opinion de la jeune femme, ne se préoccupant pas de ce que elle, demi-géante au visage trempé et transpirante de tout son corps, pourrait bien renvoyer comme première impression, car Kainé semblait faire la même activité qu'elle, vu sa tenue et sa poitrine se soulevant au rythme d'une respiration tout aussi saccadée que la sienne. Et là, révélation, l'élève voulait atteindre la fontaine à eau, depuis le début !

- Oh, quelle idiote, je te laisse la fontaine ! Toutes mes excuses !

Elle se décala en un seul souple mouvement de jambe de un mètre sur le côté, pivotant à 90° comme un soldat se mettant au garde-à-vous pour laisser passer son chef de section. Mais ici, mains sur les hanches, sourire jusqu'aux oreilles, elle n'avait rien du maintien d'un soldat. Le fait est qu'elle abandonnait une fontaine qu'elle comptait bien réutiliser après le départ de Kainé, ne s'étant pas complètement désaltérée à son goût. Mais vu le temps que ça prenait, autant laisser la place quelques instants et ne pas gêner sa camarade.

Tay ne put s'empêcher d'examiner de plus près sa camarade lorsqu'elle se baissa pour boire à la fontaine l'eau glacée. Une élégante fleur, qu’elle identifia après un instant comme étant du lys, apportait une touche colorée et élégante à la chevelure presque argentée de la jeune femme. C'était fort joli, et original quand on y pensait. Peu de gens se baladaient avec des fleurs dans les cheveux car dans le genre cliché hippy ça se posait là, mais sur Kainé c'était ni trop ni pas assez, juste ce qu'il fallait. Puis, après la fleur, Tay se laissa aller à détailler le visage fermé, les grands yeux, la peau claire. La voilà penchée en avant pour mieux examiner tout ça, mais elle pourrait faire passer ça pour une mise au niveau de Kainé afin qu'elles se comprennent mieux.

Néanmoins, elle eut un très léger mouvement de recul lorsque sa camarade prit la parole. Sa voix contrastait pas mal avec son allure printanière, pleine de force et, surtout, d'une désinvolture froide, mais dépourvue d'antipathie, simplement neutre comme le regard d'un démiurge totalitaire sur ses enfants. Cette voix exhortait Taynara de ne pas se forcer à être gentille ; de ne pas se transformer, désormais préfète, pour chercher l'amabilité à tout prix. Le visage de la semi-géante afficha une moue concernée, presque désolée d'avoir provoqué une telle réaction. Elle en avait peut-être trop fait. Était-ce si étrange comme attitude ? Si "artificiel" ? En espérant que ce ne soit pas plus grave. Peut-être qu’elle avait une mauvaise réputation qui lui collait à la peau sans qu'elle le sache. Elle balaya cette idée d’un revers virtuel de la main, on pouvait lui casser du sucre le dos pour plein de choses, mais pas de la supposée gentillesse calculée.

- Je ne m'oblige à rien tu sais. Je le fais par réflexe, c'est sûr, mais rien d’obligé.

Tay pivota alors sur le côté, les yeux vers la piste goudronnée où les deux femmes couraient avant le début de la conversation, et contempla un instant les couleurs pastel matinales qui ricochaient sur la fine brume s'élevant au-dessus de l'herbe.

- Puis avec ta frimousse, on a pas besoin de forcer la gentillesse.

Elle le savait que pour la quatrième phrase échangée c'était probablement trop familier, que ça pouvait autant énerver Kainé que la mettre mal-à-l'aise, mais ça aussi ça tenait du réflexe chez la semi-géante. Par défaut les gens étaient mignons, pas beaux ; ils étaient adorables, pas aimables ; vilains et non pas méchants. Avec de la discipline elle parvenait à gommer ce ton maternel universel, dont elle savait qu'il était mal perçu, mais elle ne pouvait le réfréner en permanence. Sachant que c'était tout à fait possible que son interlocutrice soit plus âgée qu'elle, cela augmentait le risque que la conversation se termine vite et mal, mais elle n'arrivait pas à se le reprocher pour autant. L'inconvénient d’être parfois mal vu pour ce que l'on est c'est que soit on va vers l'hyperculpabilisation, soit vers l'abandon total de remise en question et, comme une girouette sentimentale, Tay passait de l'un à l'autre de manière irrégulière et aujourd'hui elle n'en avait particulièrement rien à faire de ce qu'on pouvait lui reprocher, elle se faisait confiance et estimait que ce qu’elle venait de dire n’était pas une mauvaise chose. Maladroite, tout au plus, mais pas incorrecte.

- Toi aussi tu es de la team course matinale ? J'avais hâte de reprendre après ces fêtes beaucoup trop chargées en repas d'ogres.

Elle gloussa. Déjà qu'elle avait un bon coup de fourchette, si en plus elle suivait la diète d'un ogre elle ne serait plus capable de courir. Et puis elle irait en prison aussi, vu que ces bestioles mangent des humains parfois… D'un geste étonnamment élégant, Tay replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Les géants mangeaient des gens, aussi ? Il lui semblait, mais elle n'était plus certaine. Regard dans le vide, elle s'imagina face à une pulsion cannibale imposée par son sang, comment réagirait-elle ? Il était probablement nécessaire de s'y préparer pour le jour où ça arriverait. Enfin, ce n'étaient que des divagations. Glissant un regard sur le côté, n'apercevant que la chevelure de sa camarade, Tay se demanda à quoi, elle, pouvait bien penser.

La nouvelle préfète avait déjà entendu parler de la réputation de Kainé et, surtout, de cet évènement malencontreux impliquant un étudiant, Kainé et une pelle. On ne peut pas dire qu’avec un tel CV sa camarade avait les faveurs du Conseil, mais Taynara ne s’en souciait pas. Comment pourrait-elle reprocher un coup de sang à qui que ce soit ? Comment pourrait-elle baser son jugement sur des on-dits, elle à qui on imputait tout et n’importe quoi comme valeurs morales, actes barbares ou pratiques sexuelles ? Comment pourrait-elle s’empêcher de croire à une bonne étoile qui ferait que tout un chacun naîtrait intrinsèquement bon, y compris Kainé ? Elle était incapable de tout cela, alors pour elle cette jeune femme était digne de gentillesse, au moins. Que ça lui plaise ou non, d’ailleurs. Encore une fois Taynara faisait ce qu’elle voulait.

Ah, pour sûr la remarque sur la frimousse de Kainé ne lui avait pas fait plaisir. Son visage, que Tay pouvait détailler à loisir maintenant qu'elle était penchée, s'était étiré sous l'effet du mécontentement. Pourtant, elle n'ajouta rien de plus, ne formula pas d'objection, mais la semi-géante avait reçu le message. Elle aimait taquiner, oui, mais pas pousser jusqu'à plus soif. Kainé n'affichait pas de timidité, de gêne, d'offuscation exagérée, d'humilité exacerbée, non, juste de la contrariété qu'elle ne verbalisait même pas. C'était tellement plus plaisant de voir les gens démunis face à ce qu'ils ne s'étaient pas préparés à entendre, mais si c'était juste pour les pousser à la méfiance ou la colère autant cracher par terre, c'était plus rapide.

On revint donc sur le sujet de la course à pied, autrement plus confortable pour l'une comme pour l'autre. A ce titre, sa camarade se laissa aller à un trait d'esprit surprenant dans son emplacement. Le plus drôle c'était qu'elle conservait son aura ferme et froide, et pourtant la voilà qui se tournait vers Taynara pour plaisanter sur sa capacité à traverser la piste en trois bonds de lapins grâce à ses grandes jambes. Sans rien exagérer, Tay pouffa, refrénant un rire plus long en mettant pudiquement sa main devant sa bouche, sinon Kainé estimerait que, là aussi, elle jouait la comédie pour lui faire plaisir alors que pas du tout. Que ce soit l'incongru timing de la remarque ou sa forme, elle avait réellement arraché un rire à la semi-géante, ce qui était rare quand on parlait de sa particularité.

- Oh tu sais, je ne dois pas aller beaucoup plus vite que toi. C'est que je fais mon poids, même géante, et la gravité n'est pas très gentille avec moi.

Vous connaissez sûrement cet effet qu'on voit dans de nombreux films et séries : un personnage gigantesque, lorsqu'il se déplace, le fait toujours au ralenti par rapport aux personnages à taille humaine. Tay n'était pas assez grande pour vérifier si c'était bel et bien vrai, mais elle l'était assez pour comprendre qu'un être de deux-mètres soixante de haut n'avait pas le même potentiel de vitesse qu'un humain, peu importe ses capacités athlétiques. Donc malgré ses grandes foulées, ça c'était validé, elles étaient plus espacées dans le temps et un coureur un peu expérimenté et déterminé pourrait la rattraper sans problème.

Puis, en un instant, la conversation revint sur Kainé, sur le fait de la fréquenter. Les oreilles de Tay s'agitèrent sans qu'elle n'y puisse rien, toutes alertes pour entendre ce qu'elle pourrait bien rajouter de plus et elles ne furent pas déçues. La jeune femme aborda directement sa réputation, qu'on pourrait reprocher à Tay leur discussion parce que « Oh bah pour une préfète c'est pas très correct de s'afficher avec une femme qui a fait des choses si affreuses ! », là aussi Tay avait envie de répondre par le rire, mais elle eut l'intuition que ce serait mal perçu par celle qui, désormais, avait bel et bien éveillée sa curiosité. Elle se laissa aller à un sourire chaleureux cependant, sa peau métisse mouchetée de tâches de naissance, son gros nez à la forme étrange et ses petites mèches rebelles en dehors de sa tresse la rendait presque mignonne, même si personne n'avait encore utilisé ce qualificatif à son encontre depuis des années, pas qu'elle sache.

- Tu sais, un élève m'a déjà pointé du doigt en hurlant « Madame, elle a mangé mon chien ! » donc c'est plutôt toi qui risque ta réputation à traîner avec moi. Penses-y.

C'était évidemment de l'humour. L'anecdote, non, par contre, elle était vraie, mais à moins d'une surprise Tay ne s'attendait pas à voir Kainé s'éclipser d'un coup d'un seul parce qu'elle lui a partagé cette rumeur absurde à son sujet. Elle reprit sur un ton plus ferme, plus affirmé.

- Qu'ils y viennent, me reprocher de te parler, je leur passerai l'envie de dire n'importe quoi. Si y'a bien une chose dont je me fiche c'est de ce qu'on pense de moi. Sinon imagine ma déprime. Un chien, quoi.

En réalité, elle mentait. Pas consciemment, ça non, c'était quelque-chose de secret même au sein de sa conscience. Elle faisait énormément attention à ce qu'on disait d'elle, mais pas directement. En réalité, la semi-géante s'employait tant et tant à incarner le personnage qu'elle souhaitait représenter, qu'elle ne pouvait pas dire ne rien ressentir lorsqu'on la rabaissait, l'insultait, la moquait. Elle jouait tellement la carte de la puissance, de la grandeur d'âme et de cœur que voir niée cette partie d'elle-même pouvait la pousser jusqu'à la rage. Heureusement, ça arrivait peu. Les bullies n'étaient pas des gens très inventifs et ils se contentaient très bien de jouer sur l'ascendance de Tay pour essayer de l'atteindre et ça, par contre, elle l'assumait volontiers sans jamais s'inquiéter de quoique ce soit.

- Après sens-toi aussi libre de me congédier, ça ne me blessera pas, ne t'en fais pas. C'est moi qui t'ai interrompu alors que tu voulais juste boire de l'eau, je me verrais mal me vexer que tu veuilles juste reprendre ta course.

Mais en son for intérieur, Tay espérait que cette conversation ne se terminerait pas tout de suite. Impossible de dire si c'était le visage de Kainé, la fleur dans ses cheveux, sa plaisanterie, le reste de son discours, mais quelque-chose chez cette femme l'intriguait.

Le froid commençait à attaquer la peau de Taynara à cause de la sueur qui y perlait. Il faisait de plus en plus froid. Elle tenta de se réchauffer autant que possible en se frottant les bras, mais elle sentait déjà son nez et ses joues rougir et son souffle expulsait devant elle une vapeur glacée, comme un énième rappel des températures hivernales canadiennes. Mais elle écouta quand même Kainé avec attention, certaine de ne pas souffrir trop durement du froid, et trop heureuse de partager un moment si... particulier.

La jeune femme lui expliqua, de sa voix grave rivalisant presque avec la sienne, que sa mauvaise réputation avait été choisie, calculée, construite, pour pouvoir être tranquille. Taynara se demanda un instant si ce n'était pas un message lui étant adressé, une tentative polie de lui demander de partir, de ne pas pousser plus loin la conversation. Mais vu le tempérament de sa camarade et, qu'on le veuille ou non, sa réputation, elle avait mille manières de le faire sans être si vague. Bon an mal an, la géante chassa donc cette idée de son esprit. Ce n'était pas facile pour elle de se dire qu'elle ne dérangeait pas, d'une manière ou d'une autre, alors c'était attendu que cette réflexion finisse par revenir. Elle revenait toujours.

Quant à Kainé, Taynara hésita sur quoi en penser. D'un côté, le message envoyé était clair : je l'ai choisi, tout va bien, ne me prend pas en pitié. Mais de l'autre, Taynara n'avait pas vraiment exprimé de pitié depuis le début de la conversation. Tout juste se souciait-elle du bien être de sa camarade, mais comme le ferait n'importe qui un peu concerné par ses pairs, et surtout au poste de préfet. De toute évidence, Kainé s'attendait à recevoir un discours bien trop rodé pour elle, identique à tous ceux qui s'approchaient malgré la menace qu'elle s'évertuait à représenter. « Je veux te comprendre, je sais que tu fais ça parce que tu souffres, je veux être là pour toi. » Mais pas Taynara, parce que ce discours vient de gens qui ne vivaient pas dans les bottes de Kainé et, pour sa plus grande surprise, la géante trouvait dans son récit des points communs avec ses propres moyens de défense face au monde. Elle offrit donc un sourire sans aucune complaisance, aucune pitié, aucune déférence non plus. Un sourire d'égal à égal.

- Je ne suis pas désolée pour toi, ne t'en fais pas. Pourquoi être désolée pour quelqu'un qui prend sa vie en main, qui impose ses règles ?

Elle s'agita un peu sur place, pour faire passer le froid, mimant une course en petite foulée et s'étirant le dos en levant les bras vers le ciel.

- Moi aussi, quelque part, j'ai choisi comment apparaître au monde. Il y a des tas de façons d'être un géant. J'aurai pu être la gentille géante, qui se laisse faire, qui ne rend pas les coups, j'aurai meilleure réputation ça c'est sûr. Mais parfois j'imagine comment ça serait si je lâchais prise, que je laissais complètement faire la partie la plus bestiale de moi-même. Ça m'apporterait tellement d'ennuis... Donc j'ai choisi un entre-deux.

Elle repensa à une histoire tout à fait récente, espérant que son récit n'endormirait pas la pauvre Kainé sur place. Pauvre petit Alexandre, s'il savait ce que la géante pensait de lui.

- L'autre jour, un élève a tenté de m'intimider en me disant que je n'avais pas ma place ici, que j'étais une bête, un animal, qu'un jour viendra où je serais exclue, voire chassée. J'ai choisi la manière de réagir, selon comment je voulais apparaître face à de tels idiots, et je lui ai donc rappelé le fossé entre lui et moi. Je pense, comme toi, que faire peur aux gens est la clé pour être tranquille.

Tay détailla à nouveau ce visage de porcelaine et cette magnifique fleur dans ses cheveux. Bien sûr qu'elle faisait peur aux autres, regardez à quel point elle s'est forgée de la tête jusqu'au bout des ongles. Quelqu'un d'aussi déterminé à décider de ce qu'on pense de lui doit être approché avec prudence. Tout comme Taynara, finalement.

- Donc ne t'en fais pas, je sais que tu fais ton possible pour être bien dans tes bottes, tu n'as pas besoin de ma pitié. Mais de toute façon, toi comme moi on ne représente rien de bien méchant l'une pour l'autre, alors ça te dit qu'on court un peu ensemble ? J'ai besoin de me réchauffer.

Elle détailla deux camarades joggeurs qui passèrent devant elles sur la piste avant d'avancer vers celle-ci pour reprendre le sport. Rien qu'à l'idée de se débarrasser du froid qui commençait à lui brûler la peau elle sentit l'adrénaline alléger ses jambes, mais elle attendit de voir si une potentielle partenaire viendrait l'accompagner. Kainé l'intriguait, elle ne se le cachait pas, et ça la stressait un peu. Ce genre de personnes étaient si rarement rencontrées que Tay redoublait de prudence dans toutes ses phrases, tous ses gestes, pour ne pas briser la toute fine corde qui les reliait le temps de leur conversation et qu'elle pourrait cultiver en liens solides, mais qui pouvait aussi se briser à jamais en un claquement de doigt. Encore une fois, malgré son air fier, Taynara redoutait plus que tout de repousser ses semblables.

Pour son plus grand soulagement, Taynara vit derrière elle que sa camarade acceptait de faire un brin de jogging à ses côtés. Voilà bien longtemps qu'elle n'avait pas couru avec quiconque, et surtout pas en ayant la nécessité d'être côte-à-côte pour discuter. Aussi mit-elle quelques instants à s'adapter au rythme de Kainé. Ce n'était pas aussi difficile que cette dernière pouvait le penser, car sa course était bien assez soutenue pour que la géante puisse faire des petites foulées sans devoir attendre entre chaque. Sinon, ça ressemblerait juste à une succession de bons disgracieux et douloureux, à la longue. Elle lança son meilleur sourire encourageant à Kainé, en contrebas, pour la convaincre que tout était o.k de son côté, elles pouvaient courir ensemble.

- C'est moi qui suis hors-norme, c'est à moi de m'adapter, ne te fais pas de soucis.

Un discours qui en insurgerait plus d'un, mais Taynara avait cessé de fantasmer une inclusivité totale dans le monde des sorciers. Elle ne pourrait pas courir à un rythme soutenu et discuter avec sa camarade, pas plus qu'elle ne pourrait un jour dormir dans les bras de quelqu'un, blottie contre une présence plus grande et rassurante, la protégeant du froid de la nuit et des cauchemars. C'était ainsi, un point c'est tout. Bien sûr, elle avait des semblables, mais sans se refuser l'amour de personne Taynara peinait déjà à trouver des partenaires occasionnels, alors compter sur la poignée de demi-géants dispersés dans le monde ? Ce n'était pas réaliste. Mais ses peines de cœur n'étaient ni au centre de la conversation avec Kainé, ni au centre de ses préoccupations. La proposition de sa comparse arrivait à point nommé, une course, ça leur changerait les idées. Même si, déjà, la piste passant sous ses pieds rendait Taynara plus joyeuse.

- Une course ? Alors là, quand tu veux !

Ça aussi c'était une activité bien rare dans son emploi du temps et même si elle n'avait pas trop de doutes sur sa capacité à l'emporter, elle n'avait pas pour projet de ménager Kainé, ce n'était définitivement pas son tempérament et ça la vexerait plus qu'autre chose.

- Et compte sur moi pour ne pas te ménager, je te donne ma parole.

Elle sentit même le besoin de le préciser, mue par une volonté de totale honnêteté pour que, avant même que les inquiétudes traversent l'esprit de la jeune femme -et ce sans qu'elle n'en formule aucune, Tay s'en doutait- elle les calme d'un revers de la main pour que leur relation parte du meilleur pied possible. C'était la seule voie qu'elle avait trouvé pour que ça se passe bien : présenter dès le départ, et en toute sincérité, tout ce qu'elle comptait faire, comment elle agirait à son encontre, pour que Kainé sache exactement où elle s'aventurait et la rassurer sur la sincérité de la semi-géante. Elle ne lui cacherait rien, ne la préserverait en rien, ne la protégerait pas de qui ou quoique ce soit. Des réflexes difficiles à adopter pour Taynara, mais c'était à elle de s'adapter aux autres, comme elle l'avait dit plus tôt. La conversation fini par revenir vers Alexandre, même si Kainé ne connaissait pas son identité. Son discours amusait Tay, elle avait vraiment un caractère bien trempé, préconisant l'intimidation, mais ses propos dégageaient aussi une pointe de « compassion » pour la géante ? Peut-être ? Quelque chose de doux en tout cas.

- Vu que je suis préfète je peux pas trop user des muscles, donc j'ai préféré -même si j'aime pas trop ça- lui rappeler qu'il ne méritait que mon mépris. Lui qui aime tant rabaisser les autres ne pourra jamais le faire aussi bien que moi. Il me déteste, mais je n'ai qu'à regarder devant moi pour ne plus le voir, il ne pourra jamais me contraindre à quoique ce soit, même pas par la magie.

Taynara n'évoquait pas souvent son rapport à la magie de combat qui était plutôt malsain en réalité. Elle cherchait à être la meilleure dans ce domaine, mue par une crainte terrible qu'un jour on se serve de ces jolies baguettes pour la soumettre ou la faire souffrir. Il est vrai qu'en duel les avantages conférés à la géante par la Nature devenaient obsolètes et ça la terrifiait d'imaginer qu'on puisse se servir de ça contre elle. Alors elle s'entraînait longuement, durement, c'était le seul domaine où elle en avait besoin en réalité, mais elle en avait récupéré une obsession maladive d'obtenir cette unique puissance que sa mère ne lui avait pas donné, mais qui pourrait lui faire vraiment défaut si la situation des non sangs-purs devenait plus difficile dans ce pays.

- D'habitude, ceux qui font les m'as-tu-vu avec moi se disent qu'avec un bon sortilège ils peuvent m'immobiliser, me faire tomber, comme avec n'importe quel autre sorcier, mais je fais mon possible pour être la meilleure dans ce domaine-là aussi. Il m'a menacé en me disant qu'on pourrait me tuer d'un seul sortilège interdit, tu imagines le culot du gamin ? A la fin je lui ai dit qu'en plus d'une bête puissance physique et magique j'avais aussi la capacité de lui faire des ennuis scolaires, vu que je suis préfète. Et c'est-ce que j'ai fait, maintenant le Conseil le surveille, parce qu'il file vraiment un mauvais coton ce petit merdeux.

Ce n'était pas ses sujets de conversation favoris, mais au moins ils lui conféraient une adrénaline salvatrice pour poursuivre leur jogging tout en discutant, ce qui lui hachait un peu la respiration. Et puis la jeune femme se doutait que Kainé n'était pas du genre à vouloir parler d'elle-même, donc autant la mettre confortable en discutant de ses problèmes de géante. Néanmoins, il était vrai qu'une question taraudait Taynara et qu'elle ne parvint pas à la réprimer.

- Tu as souvent besoin de te défendre, toi ? Moi je suis préfète, et géante, les gens aiment harceler les figures d'autorité et les gens très différents, mais toi, avec ta réputation en plus, pourquoi on vient t'emmerder ?

L’avantage avec Kainé, il semblait, c’était qu’elle acceptait de verbaliser ce que les autres n’osaient pas mettre en mots. Taynara ne pensait pas moins qu’elle à propos d’Alexandre, mais dans sa position dire qu’il était raciste et élevé par des gens de même espèce ce n’était pas faisable. Après, loin de Taynara l’idée d’exploiter cette saine habitude de sa camarade en la poussant à prendre tous les risques qu’elle n’osait pas endosser, mais c’était plutôt pratique quand même et, surtout, ça montrait que les deux femmes étaient sur la même longueur d’onde. Plus elle passait du temps en sa compagnie, plus la géante trouvait des ressemblances entre elle et Kainé, ça faisait plaisir, autant que ça l’intriguait. D’ordinaire, les gens comme ça, quand ils trouvent des semblables, ils sont si peu habitués qu’ils sautent dessus sans réfléchir, pour ne pas louper une occasion d’avoir enfin quelqu’un qui leur ressemble dans leur entourage. Mais là, il y avait peu d’enthousiasme, encore moins chez Kainé que chez Taynara, comme si le mieux était d’aborder la question avec tranquillité et laisser-aller, ce qui était très loin d’être dans les habitudes de la géante, mais ça lui faisait du bien.

Pour le reste, ça l’attristait quand même un peu de savoir que Kainé vivait autant d’isolement, même si elle défendait bec et ongle que c’était un choix de sa part et que ça lui convenait parfaitement. D’expérience, Tay savait que la solitude frappait même celleux qui cherchaient à s’en accommoder. Après, tout comme elle, Kainé avait connu une période bien pire de ce point de vue ce qui expliquait sa propension à accepter sa situation actuelle. Ancienne harcelée, on préférait être laissée tranquille, sans forcément chercher plus. Taynara, le harcèlement la fascinera toujours. Une telle hostilité aussi orpheline de causes que répandue ça avait le don de la laisser sans voix.

- Au moins on peut être contentes que ça soit terminé, mais le mieux serait que tu ne sois pas seule non plus. Même si on finit par aimer ça, c’est pas très bon pour la tête, dit-elle en tapotant son crâne du bout du doigt en souriant.

Le jogging continua, les hautes jambes de Taynara chauffaient avec délice alors que le froid se faisait de moins en moins sentir. Elle songeait déjà à la douche et au second petit-déjeuner qui suivrait cette séance, et ses yeux se mirent à briller, impossibles à voir pour ceux qui n’étaient pas à sa hauteur. Ses paroles étaient hachées, pour garder un rythme de respiration correct.

- Dis voir, pour parler d’un sujet un peu plus joyeux, tu aimes le cinéma ou le théâtre ? J’aimerai beaucoup m’y mettre, mais toute seule j’ai du mal à y aller. J’aimerai bien quelqu’un pour me tenir compagnie, ça te dirait ?

C’était sa technique favorite pour tisser un lien avec quelqu’un : se réunir autour d’une activité commune. Parce que, d’une part, ça rendait la relation… « rentable », dira-t-on tristement. Même si Kainé n’avait peut-être pas plus envie que ça de fréquenter Taynara, elle ne viendrait pas que pour ça, mais aussi pour se divertir, s’instruire, sortir, et d’autres choses utiles. Et puis, en plus, ça permettait de briser la glace en douceur, par des moyens détournés. Tay n’était pas du tout fan du classique « ça te dit qu’on aille boire un verre ? » parce qu’elle se prenait systématiquement des refus, d’une part, et même elle, dans la situation inverse, trouvait toujours ça étrange, ça la mettait mal-à-l’aise et elle se demandait ce qui pouvait bien se cacher dans l’esprit de cet avenant interlocuteur. Là, au moins, pas d’ambiguïtés. « Je veux faire ça, tu veux venir ? » Bref, elle croisa les doigts pour que la jeune femme accepte, cherchant déjà d’autres choses à lui proposer si jamais ce n’était vraiment pas sa tasse de thé, le tout n’étant de ne pas trop insister aux risques de juste faire fuir Kainé. C’était un sacré jeu d’équilibriste de tenter un rapprochement, vraiment ! Et la pauvre géante n’était pas la plus adroite dans le domaine…

- Après tu n’es pas obligée d’accepter, hein ! Je me dis juste que ça peut être sympa, puis comme ça t’auras pas trop à bavarder avec moi, vu qu’on aura quelque chose à regarder !

En espérant que cette petite attention ferait pencher la balance en sa faveur ! Taynara pouvait être d’une commodité presque inquiétante lorsqu’il s’agissait de planifier des sorties avec quelqu’un. Elle faisait tout pour créer le maximum d’aise et de confort pour la personne, quitte à présupposer certaines indispositions ou craintes et rectifier si elles s’avéraient fausses.