La puînée de la sororie Kochô avait toujours eu un attrait singulier pour les errances nocturnes.

Contempler le disque nitescent qui peignait les cieux de la voûte céleste lui avait toujours été d'un indétrônable ravissement. À peine levait-elle ses mirettes dans lesquelles il était si complexe de lire vers les astres que ceux-ci lui soutiraient une risette qu'il lui était alors complexe d'afficher. Sans doute l'obscurité lui paraissait-elle familière. Prompte à dissimuler les ombres venimeuses de certains de ses sourires ou à masquer les aspérités mordantes qu'étaient les défauts qu'elle camouflait sous une apparence égale, la noirceur vespérale était devenue à ses yeux une fidèle alliée. En sa compagnie, nul besoin de s'efforcer de sourire en toute circonstance, ou de réprimer la moindre parole qui en serait venue à entacher cette image qu'elle se donnait depuis des années.

Toute en quiétude et en sérénité. C'était là la description que l'on faisait de Shinobu Kochô dont on louait la douceur et l'aménité aux quatre coins du campus. Son apparente gentillesse lui valait la réputation d'être d'un contact facile quand bien même elle était en pleine mesure d'asséner les remarques les plus acerbes et épineuses d'une voix tout à fait calme. Un caractère propre à une empoisonneuse, sans nul doute.

Combien, comme elle, appréciaient la discrétion et l'apaisement que leur conférait la Lune ?

La plume légère qui lui servait à coucher quelques mots sur un petit morceau de parchemin maintenue dans sa dextre ténue, elle releva le regard vers l'orbe qui auréolait le firmament, et en fit l'objet d'une nouvelle contemplation qui ne dura que quelques infimes instants avant qu'elle n'entreprenne de rouler le papier sur lui-même. Celui-ci, couleur lilas, fut plié avec une adroite méticulosité.

Un croassement enjoué émana à proximité de la rédactrice de cette minuscule missive. La créatrice de potions laissa sa tête entamer une rotation en direction du corbeau qui trônait sur sa frêle épaule. Non sans poser une œillade attendrie sur le plumage luisant de l'oiselle, elle ne put s'empêcher de sourire.

"Oui. Je sais que tu es d'humeur à porter mon courrier. Attends un peu, s'il te plaît."

La prénommée En en vint à secouer avec contentement ses alules noires comme le jais, patiente et l'attitude paisible. Sa maîtresse entama une relecture, ses yeux à facettes rivés vers le petit mot séjournant entre ses doigts fins.


Ainsi donc s'attendait-elle à ce que Jeanne Mervipa, élève d'un an sa cadette, soit sa convive du soir. Shinobu noua avec prestesse le manuscrit à la patte de sa fidèle compagnonne, laquelle ne tarda pas à battre son plumage pour prendre son envol, et ainsi disparaître dans l'air frais des environs du parc.

La vue de la Lune et le sentiment de tranquillité qu'elle lui inspirait lui avait fait remémorer, ce soir-là, le visage de la jeune fille aux yeux mordorés et elle se rappela avec clarté de l'éclat nivéen de sa chevelure pâle. Elle suivit par le biais d'une longue œillade l'éloignement progressif de son corbeau parmi les sylves des jardins, et plissa les yeux avec cet air qui lui modulait les traits lorsqu'elle se sentait concernée par l'état de ces personnes qui avaient son affection.

Être tiraillée entre humanité et vampirisme. Quelles angoisses cette double nature pouvait-elle bien procurer à cette Ursirre de qui elle s'était longtemps méfiée, redoutant d'éventuelles pulsions primales qui l'auraient incitée à s'attaquer à ses camarades. Une crainte parmi tant d'autres qu'elle s'efforçait de faire s'évanouir derrière sa mascarade de sourire et de rires doucereux, mais dont elle ne pouvait hélas se défaire.

Son absence de clémence n'était pas si différente de l'amertume qu'elle avait développée depuis longtemps contre les moldus et dont elle n'avait jamais parlé à qui que ce soit. C'était là son plus grand secret. Les êtres sanguinaires du monde magique, quant à eux, suscitaient naturellement sa méfiance — et Jeanne, hélas, avait pu constater cette défiance manifestée par la Strixyst à l'aube de leurs premières conversations et lorsqu'elle avait pris connaissance du don de sa camarade.

En y repensant, Shinobu profita de sa solitude pour libérer un léger soupir tandis qu'elle poussa doucement les portes de l'édifice où émergeaient les astrolabes et autres sphères armillaires des plus époustouflantes. Ses pas la menèrent jusqu'à une installation sur laquelle elle prit place, glissant ses deux paumes sous ses cuisses pour lisser son jupon avant de s'asseoir.

Il ne lui restait plus qu'à attendre sa jeune invitée. Elle priait, au fond, pour qu'elle réponde présente.

Que Jeanne se détrompe : En était dotée de capacités cognitives redoutables, et l’idée de maintenir une conversation en sa compagnie ne relevait pas de la pure fantaisie. Confiez-lui les indications les plus limpides et elle s’envolait de votre bras en s’attelant à la tâche qu’on lui avait assignée ; octroyez-lui quelques flatteries par le biais de la pulpe de vos doigts sur la surface coruscante de son crâne et elle libérait ses plus beaux chants pour en quémander de nouveaux ; énoncez une phrase de la façon la plus distincte qui soit, et la jeune corvidée la répétait avec assiduité.

L’experte en pharmacologie se remémorait le souvenir de sa toute première rencontre avec son amie ailée comme si elle datait de la veille. Du temps où elle était encore une jeune fille spontanée et prompte à agir et s’exprimer selon les émotions authentiques qui l’animaient, En avait libéré un superbe récital en venant trouver appui sur le bras faiblard de sa nouvelle maîtresse. Celle-ci, émerveillée à l’écoute distraite qu’elle fit de son chant, se présenta avec un sourire témoin de son ravissement. « Je m’appelle Shinobu ! », déclara-t-elle avec une politesse vive qui se mêla à son engouement.  « Que tu as une belle voix ! C’est décidé. Je vais t’appeler Kōrogi ! », ajouta la jouvencelle, incapable de réfréner l’élan d’inspiration soudain et peut-être impromptu qui l’avait naturellement gouvernée. Insouciante à ses heures, l’éveil de son imagination lorsqu’il s’agissait de nommer son entourage était à craindre : en assistant aux prouesses vocales d’En, Shinobu entreprit bien rapidement de les associer à une sorte de gazouillis qui lui évoquait les cantates estivales des gryllidés.

Quoi de plus judicieux, dans ce cas, de donner un nom qui signifiait « grillon » dans sa langue natale ? Son goût prononcé pour l’étrangeté ne s’était pas arrêté là ; après tout, n’avait-elle pas manqué de donner un prénom fâcheux et maladroit à sa petite sœur Kanao, lorsque cette dernière avait été accueillie dans sa famille ? Elle ne se souvenait que trop bien de l’air profondément confus et incertain qui avait peint les traits si doux de leur aînée, à la découverte des noms que Shinobu avait proposés pour nommer la nouvelle venue. Quoi qu’il en soit, En s’était révélée étonnamment calme : à l’écoute qu’elle fit de la proposition pour le moins absurde de sa nouvelle propriétaire, l’oiseau courba sobrement le chef, non sans la fixer de ses deux yeux, noirs comme l’encre. Sans qu’elle n’ait à s’exprimer outre mesure auprès de sa petite camarade, la jeune sorcière comprit assez vite, à ce silence abscons, que la sonorité ne lui plaisait pas réellement. « Que penses-tu de En, dans ce cas ? », s’osa-t-elle à l’interroger et, finalement, le sombre volatile redressa son port de tête, comme si elle avait compris où la novice souhaitait en venir.

Fidèle aux vœux de sa maîtresse, En avait, une fois de plus, réalisé son travail avec brio : l’invitée aux yeux d’ambre lui fit don d’une friction aimable et reconnaissante sur l’échine dont elle se délecta posément, puis quitta les rondeurs de l’épaule de l’Ursirre afin de rejoindre la volière, où son partenaire l’y attendait. Elle et Kaname, le corbeau de Kyojurô Rengoku, étaient devenus inséparables depuis quelques temps.

Presque cérémonieuse fut l’approche de celle aux crocs acérés. Le menton jusqu’alors levé en direction de ce ciel étoilé venu obombrer l’enceinte de la rotonde, Shinobu, patiente et attentive à la moindre apparition susceptible de prendre forme à proximité du petit banc sur lequel elle avait choisi de faire halte en pénétrant les lieux, laissa sa nuque entamer une très légère rotation sur son axe. À peine eut-elle le temps de poser un regard sur la demoiselle que Shinobu l’entrevit se délester de son attirail afin de le poser au sol dans l’optique de se décharger pour mieux lui adresser la parole.

Parole qui se révéla balbutiante, et pleine d’ingénuité. Une couleur pareille à celle d’un rosier vermillon se plut à dévorer les joues de Jeanne dès lors qu’elle réalisa sa bêtise, avant de se reprendre, l’intonation plus lente et très sûrement due à un sentiment d’incertitude et de honte prononcé.

Incapable de réprimer l’apparition d’un sourire amusé sur la surface de ses lèvres, Shinobu porta une paume aux contrebas de son visage pour en dissimuler les prémices de son pouffement. Nulle raillerie venimeuse ne se fit entendre dans son début de rire ; sa mimique, au contraire, s’apparentait davantage à la légère gaieté qu’inspirerait la bourde mignarde d’un camarade en essayant de s’exprimer face à quelqu’un qu’il tiendrait en haute estime. C’est qu’il y avait assurément quelque chose de touchant dans la manière troublée qu’avait l’étudiante en Sciences Occultes de s’adresser à elle, comme une néophyte s’essaye à exprimer le plaisir qu’elle ressent en la présence de sa conseillère avec laquelle elle ignore comment se comporter.

La potionniste leva une dextre avec courtoisie et, dans un mouvement léger, l’agita à son attention. Les commissures de ses lèvres rosies, loin de s’abaisser, se rehaussèrent à la présence nouvelle de Jeanne à ses côtés.

«  Bonsoir à toi, Jeanne. J’étais simplement d’humeur à discuter un peu avec toi. »

En opposition totale avec les cafouillages délicats qui avaient pris d’assaut la langue de la jeune fille, la vocalise de Shinobu n’indiquait rien d’inhabituel. Pas le moindre stress quant à l’idée de s’exprimer ou d’accueillir à sa proximité la demi-vampire qui s’émouvait, en silence, de cette rencontre noctambule.

Leur veillée venait à peine de s’entamer, après tout, et les étoiles qui jaillissaient de la coupole au-dessus de leurs têtes seraient leurs seules auditrices.

Un tapotement infime fut adonné à l’espace libre qui occupait l’un de ses côtés, sur la bancelle.

«  Viens donc t’asseoir à côté de moi. »

Tout autour du duo féminin, les instruments astronomiques parsemant les moindres écoinçons de l’Observatoire firent tinter leurs rouages. Un nocturlabe, ensorcelé par le biais d’une magie enchanteresse, se plaisait à entonner de subtils bruits mécaniques nés de la rotation progressive de son cadran de laiton.

«  Nous n’avons pas eu l’occasion de réellement échanger depuis quelques mois. Comment te portes-tu, ces derniers temps ? »

Si elle y consentait, Shinobu attendit gentiment que son interlocutrice de nuit prenne place sur leur assise, avant de poursuivre.

«  Si mes souvenirs sont exacts, j’ai eu l’occasion de te croiser à l’anniversaire d’Agatsuma. Te souviens-tu ? »

La question sonnait comme rhétorique. Dans sa risette légère, une complicité implicite se devinait tant l’image de Jeanne, sujette à une timidité extrême et n’osant pas approcher de son confrère Ursirre à la tignasse flavescente au point de se cacher derrière de la jeune Kochô, lui revint à l’esprit sans qu’elle n’ait besoin de sillonner les tréfonds de sa mémoire pour s’en rappeler.

«  As-tu eu l’occasion de te lier à quelques uns de tes camarades, depuis cet événement ? », se permit-elle de l’interroger tant elle mettait un point d’honneur à s’informer sur le bien-être des figures qui bénéficiaient de sa protection au sein de leur école.