Le froid était mordant. L'automne canadien, comme chaque année, ne leur faisait pas de cadeau. Alors qu’elle attendait devant les portes coulissantes du centre commercial de Bloombury, Eula voyait défiler sous ses yeux les passants grelottants, resserrant leur manteau autour de leurs épaules et soufflant dans leurs mains gelées, avant de s’engouffrer dans le hall à la chaleur salvatrice. Au milieu de tout cela, la demoiselle ne montrait aucun signe d’inconfort dans le froid glacial, malgré la tenue certes élégante mais plutôt légère qu’elle portait et en dépit des recommandations face à un climat des plus agressifs. La jeune femme avait été habituée à une météo rude, et avait entretenu cette résistance au fil des ans – en se baignant en plein hiver, par exemple, ce qui était fort peu recommandable et lui avait souvent porté préjudice. De plus, cette température était toujours plus agréable que la canicule qu'ils avaient tous subi à la ferme de Juneberry, lors des vacances d'été.

Mais ses pensées n’étaient pas réellement dirigées vers le temps ou vers les quidams qui se jetaient presque à corps perdu dans le centre commercial. Elle n’y prêtait pas attention, malgré quelques regards lancés vers elle – soit en raison de se tenue, soit car certains élèves l’avaient reconnue en passant. Non, son esprit était déjà bien assez occupé à ressasser les paroles qu’elle adresserait à ses potentiels futurs employeurs. Car si Eula se trouvait dehors par ce temps, alors qu’elle aurait tout aussi bien fait de rester à Ilukaan pour réviser ses cours tout en mangeant une chaude et délicieuse tourte à la viande, c’était en raison de sa détermination à se trouver un travail étudiant.

Le sang Lawrence coulant dans ses veines avait accordé à la demoiselle une certaine fierté. C’était cette fierté qui, trois ans auparavant, l’avait poussée à couper les ponts avec sa famille. La raison ? Une simple mésentente pour déterminer ce qu’était une école digne de ce nom pour l’éducation de Eula. Sa famille estimait que la jeune femme devait se montrer à la hauteur de son statut de sang-pur et rejoindre un établissement aux standards sévères et discriminants. Eula, elle, avait décidé de rejoindre Ilukaan, une école internationale où tous les sorciers, sang-purs comme né-moldus, étaient acceptés dans un rafraîchissant melting pot culturel. Lors de son inscription, ce détail était par miracle passé inaperçu à sa famille, qui n’avait même pas la télévision et s’était isolée des évolutions sorcières de ces dernières années. Mais en 2018, le secret avait finalement été révélé et Eula n’avait pas trouvé d’autre solution, pour la première fois de sa vie, que de taper du poing sur la table – métaphoriquement, bien sûr. Elle avait donc refusé de quitter Ilukaan et cessé tout contact avec son clan, monnayant quoi sa famille ne lui fournissait plus aucune aide financière pour ses études ou tout autre loisir. Si la bourse offerte généreusement par l’école l’avait sauvée ces quatre dernières années, la demoiselle voulait désormais s'en affranchir et se trouvait contrainte de décrocher le premier job de sa vie. Chose qui, pour une noble habituée à tout recevoir sur un plateau d’argent, n’avait rien de facile. Elle était cependant prête à assumer pleinement ses décisions et à devenir complètement indépendante. Mais le véritable problème n’était pas tant son éducation nobiliaire que la famille dans laquelle elle avait été éduquée.

Eula n’était pas du genre à s’inquiéter outre mesure. Elle avait laissé son angoisse adolescente derrière elle depuis bien longtemps, plus exactement depuis le jour où elle avait juré vengeance sur toutes les personnes qui lui avaient causé du tort en raison de son nom de famille. Recevoir sa véritable baguette avait été la dernière marche à gravir pour faire naître la nouvelle elle. Pourtant, elle devait se rendre à l’évidence : l’idée de franchir ce nouveau pas, de montrer au monde la femme qu’elle était devenue, la terrifiait. Ilukaan avait agi comme un havre, une fois la peur d’une réputation désastreuse envolée. Quelques soucis mineurs étaient encore à déplorer dans ses relations avec les autres, mais elle s’était faite à cette vie paisible, sécurisée, où elle avait pu montrer ses capacités de sorcière et se faire quelques rares amis à qui elle tenait beaucoup. Mais affronter le monde des adultes était très différent. Elle savait depuis longtemps que le nom des Lawrence pourrait lui mettre du plomb dans l’aile une fois sortie de ses études, et elle se croyait prête à l’affronter. Jusqu’à cet instant. Elle avait tenté de se donner un peu d’assurance avec une tenue classique et professionnelle mais dans laquelle elle se sentait à l’aise, soit un complet bleu nuit avec chemise et bretelles, accompagné de son éternelle bande de dentelle dans les cheveux, et de son papillon aux ailes pointues. Si elle ne pouvait ressentir une totale assurance, au moins pouvait-elle feindre de la posséder. Mais l’appui qui l’aiderait à se tenir debout, à réunir le peu de confiance qu’il lui manquait pour affronter cette journée, serait bientôt à ses côtés. Elle s’en rendit compte lorsque son regard perdu dans le vague reconnut la personne qui se dirigeait droit vers elle, ses courts cheveux décolorés au vent. Son attention se focalisa sur la jeune demoiselle qui l’accompagnerait lors de sa recherche, Kyrstie Blair.

Eula ne savait pas vraiment pourquoi elle avait accepté que Kyrstie vienne avec elle. On passe rarement un entretien d’embauche avec son amie – alias soutien émotionnel – en renfort. Mais l’idée de refuser ne lui était pas venue à l’esprit non plus. Peut-être la recherche d’un travail n’était-elle qu’un prétexte pour passer un peu de temps avec l'Ursirre hors de l’enceinte d’Ilukaan. Cette pensée enthousiasmait Eula et lui permettait d’apaiser ses inquiétudes quant à la journée à venir. La simple vue de la jeune femme qui venait vers elle lui faisait déjà oublier les quelques regards en coin qu’elle avait reçus depuis son arrivée. Mais ça, jamais la jeune Lawrence ne l’avouerait. Elle vint donc placer ses mains sur ses hanches, dans un geste courroucé avant d’adresser sa première parole de la journée à Kyrstie:

 «  Il est midi pile ! Une minute de plus et tu serais en retard. Tu as eu de la chance. Mais je suis contente de voir que tu es venue. Bonjour à toi, Kyrstie. Alors, es-tu prête à m’accompagner ? J’espère que tu arriveras à suivre. »

Toujours les choses en désordre, comme elle savait si bien le faire.

Lorsque Kyrstie s’approcha d’elle, Eula put clairement respirer le reste de cigarette que sa camarade fumait sans doute sur le chemin du centre commercial. Elle eut une très légère moue, mais ne fit aucune remarque, car la demoiselle qui l’accompagnait avait au moins eu la délicatesse d’éteindre l’objet du délit avant d’arriver. Elle prit une seconde pour observer la tenue de l’Ursirre, dont l’apparence resplendissait d’autant plus sans son uniforme, avec des formes et couleurs qui lui allaient si bien. Eula se demanda si son élégance ne risquait pas de lui faire de l’ombre face à de futurs employeurs… Mais à peine eut-elle émis cette pensée que Kyrstie lui saisit le bras affectueusement mais avec entrain, pour la tirer vers l’intérieur chauffé du hall aux vitrines clinquantes. Et la voici qui la bombardait déjà de questions, pour déterminer le but exact de Eula durant cette journée.

« Bien, je t’écoute ! Tu as une idée précise des boutiques où tu souhaites donner ton CV en priorité ? Te sens-tu de faire des horaires fixes, ou acceptes-tu les soirées si on demande ? Plutôt caissière, vendeuse, conseillère ? Dis-moi tout ce que tu as prévu aujourd’hui ! »

Visiblement, elle connaissait son sujet. La jeune Lawrence en vint à se demander à quel point Kyrstie était versée dans le sujet du premier job étudiant. Peut-être aurait-elle dû songer à lui poser la question plus tôt, lorsqu’elle lui avait proposé de l’accompagner, par exemple. Mais il était sans doute trop tard pour ça. En revanche, tant qu’elle n’avait pas franchi la porte de la moindre boutique, trouver des réponses à toutes ces interrogations était certainement encore possible.

« Je dois avouer que je n’avais pas réfléchi à tout cela. Mon objectif était surtout de déposer mon CV dans le plus de boutiques possible, en espérant que ma candidature soit retenue quelque part. Lorsque l’on cherche un premier travail, je suppose que l’on n’a pas le loisir de faire la fine bouche. »

Du moins, c’était ce qu’elle avait entendu, par Cléonos qui travaillait depuis un moment au Wanderful, ou de Hajime qui servait au Pasta Kedavra. Le premier boulot était souvent difficile à dénicher, à moins de posséder un talent des plus rares – comme son ami Lupy qui excellait dans le commerce et dans la fabrication de gadgets pour baguette inventifs. Eula n’avait donc, dans un premier temps, pas songé à trop imposer de conditions dans sa recherche d’un premier boulot.

Malgré tout, une attitude servile et trop complaisante face aux patrons potentiels risquait de la faire passer pour quelqu’un d’affable, ou manquant d’initiative et de conviction. Et cette définition était à l’opposé du caractère de la fière Lawrence. Ainsi décida-t-elle que changer de tactique serait peut-être préférable. Elle plaça sa main contre son menton, songeant réellement à la question.

« Voyons… Il est évident qu’il me faut un job pour le week-end. Impossible de travailler la semaine avec mes révisions et mes séances au club de danse. »

Elle mettait un point d’honneur à atteindre l’excellence dans toutes les matières ainsi que dans les activités extra-scolaires, et tout cela serait impossible si elle offrait toutes ses soirées à une entreprise. Sans parler de la fatigue que cela engendrerait ; hors de question que la demoiselle ne s’endorme en cours par manque d’énergie. Le surmenage et le stress étaient les ennemis de la beauté, et Eula comptait bien conserver son teint de pêche.

« Aussi, je préfère avoir des heures fixes. Mon emploi du temps est assez chargé, alors je ne peux pas me permettre de tout changer à la dernière minute sous prétexte que mon patron n’a aucune consistance… »

Pas que la jeune fille fut incapable de s’adapter à des changements de dernière minute ou à l’urgence, non. Mais elle ne voulait pas que l’on la prenne pour la bonne poire qui pouvait dépanner n’importe quand, sous prétexte qu’un collègue avait une écharde plantée dans le doigt, ou avait oublié de se réveiller le matin. Elle rouspétait souvent face au manque de sérieux de certains élèves à Ilukaan, et elle espérait – à tort, malheureusement – que le monde du travail serait différent, et que chaque adulte en charge d’une responsabilité mettait toute sa détermination à servir l’entreprise dans laquelle il était employé.

Se posait maintenant la question la plus compliquée : quel rôle voulait-elle se donner dans cet univers impitoyable qu’était celui du petit job étudiant ?

« Je dois avouer que la dernière question me laisse perplexe… »

Elle lança un regard à sa camarade, qui la conduisait toujours, son bras par-dessus le sien, marchant d’un pas assuré comme si elles s’apprêtaient toutes les deux à conquérir le monde.

« Selon toi, qu’est-ce qui pourrait me convenir ? »

Ce n’était pas tous les jours que Eula demandait ainsi son avis à quelqu’un sur ce qui était le mieux pour elle. Tout ce qu’elle avait fait ces dernières années était destiné à ne plus dépendre de personne, et à prendre elle-même les décisions qui guideraient ses choix et sa vie. Mais elle se retrouvait face à une énigme qu’on ne lui avait jamais appris à affronter. Il lui fallait des clés pour décrypter ce code. Dans ces moments-là, mieux valait laisser sa fierté de côté et écouter les conseils d’autrui, surtout si cet autrui s’avérait être une jeune femme plus âgée et plus expérimentée que soit, qui dévorait le monde chaque jour qui passait.

Kyrstie avait le don d’agacer Eula, de la faire tourner en bourrique comme peu pouvaient se vanter de savoir le faire. Elle l’affublait de surnoms embarrassants, lisait en elle comme dans un livre ouvert, et ne se gênait jamais de rien, ne s’excusait de rien. Mais malgré tous ces défauts, si elle était totalement honnête, la Cervirald dirait que son ainée était un modèle à ses yeux, l’incarnation de cette manière de vivre qu’elle tentait d’atteindre : « Je suis moi, et peu importe si cela ne convient pas aux autres. Je ne laisserai personne me dicter ma conduite. » Il n’était d’ailleurs pas impossible que dans les années les plus difficiles de sa scolarité, Eula ait pris le caractère de l’Ursirre pour inspiration… Son avis lui était donc important, peu importe ce qu’elle pouvait dire à voix haute, et les réprimandes qu’elle lançait à sa camarade au quotidien.

Comme plus tôt, Kyrstie analysait déjà les informations, les classait mentalement, pour en tirer le meilleur afin de guider la novice dans sa recherche. Eula notait chacun des noms de boutique qu’elle écartait, acquiesçant dès qu’elle pressentait, elle aussi, que le choix ne conviendrait pas.

Après tout, il était vrai que la jeune noble n’avait aucun talent pour la coiffure. S’il y avait bien un service pour lequel elle n’hésitait pas à allouer une partie de son maigre budget, c’était pour son passage au Do or Dye tous les mois. Les deux propriétaires, Cedrych et Sun Hi, ne manquaient pas d’excentricité, ça, personne ne pouvait le contredire. Chaque fois qu’elle venait, ils n’oubliaient jamais de proposer à Eula de changer de tête, trouvant décevant qu’elle n’ait pas modifié son choix de coiffure depuis la quatrième année – depuis qu’elle avait coupé les ponts avec sa famille et qu’elle avait caché sa blondeur sous une couche de bleue, en somme. Sun Hi ne cessait de lui répéter que la coupe asymétrique de Eula était devenue trop old school, et élaborait à chaque visite une manière abracadabrante de la relooker, ce que la noble refusait toujours. Son visage lui convenait parfaitement ainsi, merci bien. Malgré ce harcèlement constant, ce salon était le plus agréable et le plus professionnel qu’elle avait trouvé, et où elle ne risquait pas de perdre une dose trop conséquente de cheveux à cause d’un mauvais coup de ciseaux… ou des idées politiques trop arrêtées du gérant. La tranquillité d’esprit valait bien de supporter les piles électriques du Do or Dye.

De même, elle n’avait pas de compétences suffisantes dans le tatouage, ni même dans le dessin. Ses parents et tuteurs avaient eu beau l’encourager dans cette voie, car une noble se devait d’exceller dans les arts, elle n’avait jamais eu l’imagination ni la dextérité requise. Les cours d’arts plastiques l’ennuyaient profondément et elle s’était révélée particulièrement mauvaise dans cette discipline. L’on avait donc préféré la pousser davantage vers la danse, où son confort et sa facilité avaient semblé presque innés, et la faisaient resplendir. À partir de là, sa famille n’avait plus tari d’éloges sur son talent pour les chorégraphies pleines de grâce, gardant sous silence sa médiocrité dans d’autres champs plus manuels...  

La possibilité de travailler dans une animalerie, quant à elle, lui fit secouer vivement la tête. Le problème n’était pas tant qu’elle ne s’y « connaissait pas assez ». Simplement, Eula ne savait pas s’y prendre avec les animaux, et elle avait particulièrement en horreur l’idée d’être entourée de créatures surexcitées et imprévisibles. En particulier les chats. Elle avait un réel problème avec les chats. Raison pour laquelle elle avait pris en grippe la chatte de Cléonos, et celle-ci semblait bien le lui rendre.

À la mention de la supérette et de l’expérience de l’Ursirre, elle pinça légèrement les lèvres.

« Si je peux éviter le passage par la supérette, cela m’arrangerait… Pas que cela ne soit pas un travail enrichissant, bien sûr, se reprit-elle. Mais il me semble que c’est un job relativement… déplaisant, par lequel beaucoup d’étudiants passent, malheureusement. »

Comme le disait Kyrstie, heures supplémentaires, fermetures, urgences de dernière minute… Tant de problèmes que Eula préférait éviter, si elle le pouvait. Mais elle ne souhaitait pas non plus vexer son amie en affirmant de but en blanc qu’il s’agissait d’un travail ingrat, où le client était roi. Cette dernière notion allait d’ailleurs sans doute lui mettre du plomb dans l’aile…

« Dans les trois cas, sunshine, tu vas devoir faire attention dans tes façons de parler. Quand on te connaît en tant que proche, on arrive à lire entre tes lignes et comprend ce que tu cherches à dire, tout du moins après plusieurs discussions avec toi. Ici, les clientes vont te rencontrer une fois, ne reviennent pas régulièrement ou de temps en temps… Bref, il va falloir éviter de leur dire que tu vas te venger, mh ? Courtoise, polie, claire. »

Elle se doutait qu’elles en arriveraient là, à son grand dam. Eula avait un caractère difficile, pour ceux qui ne la connaissaient pas et qui jugeaient les autres d’un seul coup d’œil… Et malheureusement, c’était exactement ce que feraient les clients qu’elle aurait à affronter. Dès la première rencontre, elle n’aurait pas droit à l’erreur… Ou plutôt, elle devrait ouvertement mentir sur sa personnalité pour plaire à autrui, sous le prétexte, une fois encore que « Le client est roi ». Les acheteurs ne chercheraient pas plus loin que l’apparence, et elle devrait feindre d’être une personne totalement différente de celle qu’elle était d’ordinaire. Mais si c’était le prix à payer pour, elle, être payée, et bien soit ! Si son bras n’avait pas toujours été emprisonné dans celui de Kyrstie, elle aurait certainement croisé les siens.

« Je suppose que je n’aurai pas le choix. Je ferai de mon mieux pour ne pas déplaire à la clientèle. »

Elle avait eu un bon exemple dans son entourage… peut-être pourrait-elle s’en inspirer.

Les propositions suivantes de l’Ursirre attirèrent davantage sa curiosité, et la tentaient déjà plus. Tous les métiers relatifs à l’apparence pouvaient lui convenir. Eula n’était certes pas la personne la plus à la pointe d’Ilukaan, et son style était peut-être un peu guindé, mais elle avait une année partagé son dortoir avec Sydney, qui se révélait redoutable dans ce domaine. Elle lui avait appris à se maquiller correctement et sans abîmer sa peau naturelle, à bien associer les couleurs et à embellir sa silhouette avec les vêtements appropriés. Eula pouvait donc se vanter d’être capable, à son tour, de conseiller toute personne ayant des hésitations sur sa façon de se vêtir ou de choisir son fard à paupières. Le dernier choix, en revanche…

« … Commençons déjà par les boutiques de vêtements et de maquillage. Pour la pâtisserie… nous verrons cela plus tard. »

Oui, Eula avait un palais sucré. Mais la perspective de devoir confectionner des gâteaux pour gagner sa vie lui semblait… étrangement paradoxale. La cuisine avait davantage été pour elle une échappatoire qu’une réelle compétence qu’elle mettait au service d’autrui. Mettre à profit ses talents lors d’événements au sein d’Ilukaan ne la dérangeait pas, comme lors du week-end d’activités organisées par les potentiels Conseils. Mais avant tout, c’était un passe-temps qu’elle gardait privé, pour se détendre. C’était un moment privilégié qui n’appartenait qu’à elle. Elle était parvenue à franchir le pas pour la danse, en rejoignant le club créé par Lance et en offrant son talent à la vue de tous. Pourrait-elle en faire de même pour la pâtisserie… ?

Perdue dans ses pensées, elle fut déstabilisée alors que Kyrstie s’arrêtait brusquement devant la première devanture de la journée. La Cervirald leva les yeux et avisa le challenge qui s’opposerait désormais à elle : le Fancy Phoenix. Eula n’était pas une habituée de l’enseigne, préférant piocher des vêtements là où se portait son intérêt sur le moment. Elle n’était donc pas si familière de l’endroit, et encore moins avec son personnel. Malgré tout, elle prit une grande inspiration, oubliant presque la dignité qu’elle devait montrer devant sa camarade –qui ne raterait pas une occasion de lui rappeler sa nervosité, elle en était sûre. Après avoir calmé les battements de son cœur, elle serra un peu plus sa pochette en cuir contenant son CV dans sa main, avant de se décider à entrer.

« Allons-y. »

La boutique avait une atmosphère très cosy, presque intime dans cette longue pièce au plafond bas, et aux étagères serrées en bois clair. Chaque rayon semblait organisé avec soin et minutie selon le style vestimentaire et les couleurs, détail que Eula appréciait : elle aimait ce qui était ordonné, bien que le passage obstrué par de longues tables couvertes de piles de tissus empêchait quelque peu le magasin de respirer. Elle se gifla mentalement : le moment n’était pas propice au jugement. Elle n’était pas là pour jauger le rangement du Fancy Phoenix, mais pour se présenter. Elle évita quelques clientes sur le chemin de la caisse, laissant son regard traîner malgré elle sur les ensembles exposés sur les mannequins – et notant que certains pourraient bien lui plaire pour la saison –, puis elle s’arrêta devant le comptoir. Elle faisait face à deux employées aux tenues très bariolées et au style plus qu’affirmé, qui conversaient avec une complicité claire. Sa présence et celle de Kyrstie passant visiblement inaperçues, elle se racla la gorge de manière appuyée, avant de se rappeler les conseils de son amie : « courtoise, polie, et claire ». Elle amorça donc :

« Bonjour. Excusez-moi… »

Les deux vendeuses tournèrent de concert leur regard vers elle, leurs yeux semblant immédiatement la parcourir pour analyser sa tenue et son visage. Ce petit examen ne dura qu’une seconde avant qu’elles n’affichent un sourire de circonstance, plus exigé par leur métier que sincère.

« Oui ? On peut vous aider ? »

C’était le moment. Eula n’avait pas droit à l’erreur. Elle ravala toutes les formules ampoulées et hautaines que lui avait enseignées sa famille et fouilla sa mémoire pour prendre exemple sur la personne qui dans son entourage, savait le mieux se vendre… Ou même vendre tout court. Elle songea à Cléonos, à son sourire commercial, son aisance face aux acheteurs. Aujourd’hui, c’était elle-même que la demoiselle devait vendre. La risette éclatante qu’elle afficha alors et le ton qu’elle employa semblaient tout droit sortis de la bouche de quelqu’un d’autre.

« Pardonnez-moi de vous dérangez, » déclara-t-elle avec un air désolé mais doux. Je me permets de venir vous voir car je suis à la recherche d’un travail étudiant. J’ai ouï- hum, entendu dire que vous étiez à la recherche de vendeuses, et je serais très enthousiaste à l’idée de travailler chez vous. Auriez-vous quelques minutes à m’accorder ? »

Elle crut un instant mourir de honte. Afficher un tel visage face à des inconnues était une chose, mais Kyrstie devait certainement avoir les yeux rivés sur elle et se demander où était passée la véritable Eula Lawrence. Peut-être même se retenait-elle de rire dans son dos, à cet instant même. Malgré cette pensée, la noble fit tous les efforts du monde pour ne pas se laisser perturber et conserver son masque d’amabilité.

Les employées qui l’écoutaient perdirent légèrement leur sourire, confuses face à sa demande. Elles s’entreregardèrent, comme si des mois de collaboration leur avaient permis de forger un lien télépathique entre collègues. Eula ne parvenait pas réellement à saisir ce qu’il se passait, mais elles eurent l’air gêné, avant que celle qui paraissait être le plus vieille des deux – bien que clairement encore étudiante – ne lui réponde, posant une fois de plus les yeux sur elle.

« Je suis désolée, mais l’équipe est au complet. On ne recherche plus personne. »

Vu le ton employé, la déclaration semblait finale, sans issue. Mais malgré le mur qui se dressait face à elle, la Lawrence n’était pas prête à laisser tomber tout de suite.

« Vous êtes sûre ? Il m’a pourtant semblé entendre que-
– Non, vraiment. On a embauché quelqu’un pas plus tard que la semaine dernière. »

Les regards se faisaient fuyants, presque agacés, et il fallut une seconde à la Cervirald pour reconnaître cette atmosphère qu’elle ne connaissait que trop bien. De toute évidence, les deux jeunes femmes l’avaient reconnue. Il fallait dire qu’elle passait difficilement inaperçue avec la couleur de ses cheveux, et surtout avec le Sceau Glacial en argent qui pendait toujours à sa ceinture. Et les employées étaient clairement des élèves d’Ilukaan, au vu de leur âge. Cette réalisation aurait sans doute dû l’obliger à faire machine arrière. Pourtant, paradoxalement, cela ne la rendit qu’encore plus têtue et plus déterminée à obtenir quelque chose des deux vendeuses. Elle montrait de la bonne foi, et un visage des plus agréables, chose assez rare pour être notée, alors elle n’allait certainement pas laisser d’idiotes rumeurs gâcher ses efforts. Elle esquissa un geste vers sa pochette, prête à en retirer un curriculum. Elle avait appris de Cléonos que lorsque l’on tendait un papier à quelqu’un, la personne avait plus de scrupule à le refuser, même si c’était pour le jeter par la suite. Réussir à simplement donner cette feuille aurait signifié une victoire pour elle. Si elle était simplement assez rapide…

« Je comprends. Puis-je au moins vous laissez un CV ? Dans l’éventualité où vous auriez besoin de-
– Ne vous embêtez pas. On ne prend plus de CV non plus. L’équipe est bien constituée, alors ramener un nouvel élément, ça casserait le rythme, vous comprenez… »

Eula comprenait l’argument, oui. Pourtant, elle sentait que ce n’était qu’une excuse pour ne pas à avoir à retenir sa candidature. Elle se résigna donc. Si elle avait directement eu affaire à la gérante, peut-être que les choses se seraient passées différemment. Mais dans cet endroit, elle ne se sentait clairement pas à sa place, sous les regards lourds de sens des vendeuses. L’idée de devoir travailler dans cette boutique lui donnait maintenant la chair de poule. Sans doute n’était-ce qu’une mauvaise première impression, ou le résultat de la rencontre avec deux mauvais éléments. Mais cela venait de lui couper l’envie d’essayer.

Comme pour adoucir la situation, ou pour contrebalancer la cruauté de sa collègue, la deuxième employée lui conseilla :

« Réessayez au printemps… On a parfois besoin de monde avec l’arrivée de la nouvelle saison. »

Quelque chose lui disait que non. Elle était persuadée que la fois suivante serait identique, si elle avait affaire aux deux mêmes sorcières. Eula tenta de ne rien montrer de sa frustration, ou du fait que sa main s’était crispée sur son porte-documents, et les remercia sans se départir de son sourire. Puis elle se détourna de la caisse en enjoignant Kyrstie à la suivre. Sa camarade devait sans doute être désolée de la scène à laquelle elle venait d’assister…

Alors qu’elles n’avaient pas encore atteint la porte, l’ouïe fine de Eula perçut la conversation mal chuchotée des deux vendeuses, comme si camoufler leurs paroles n’était que le cadet de leur souci.

« T’imagines, travailler avec Lawrence tous les jours ? L’horreur…
– Si elle croyait que son petit sourire commercial allait nous attendrir… Quelle faux-cul.
– Vu sa manière de s’habiller, elle a plus de chance de trouver un poste au Attic Sparrow ! »

Les deux partirent d’un grand rire. Le dégoût lui enserrait la gorge et elle eut soudain envie de tout laisser tomber. À quoi bon essayer d’avoir un travail comme tout le monde, si c’était pour être mise à l’écart de la sorte, pour des actions familiales qui remontaient à plusieurs siècles en arrière ? Elle lâcha un soupir, plus pour elle-même que pour l’Ursirre qui l’accompagnait.

« On ne peut pas dire que je n’y suis pas habituée… J’aurais sûrement dû m’y attendre. »

La première tentative avait été un échec cuisant.

Alors qu’elle marchait vers la sortie, prête à quitter la boutique dont la vue lui laissait désormais un goût amer dans la bouche, Eula tenta de chasser toute pensée intrusive, telles celles qu’elle avait pu avoir entre sa première et sa quatrième année. Ils ne voient que ça de toi et ça ne changera jamais. Les gens ne t’accepteront pas telle que tu es car tu es une Lawrence. Tu devrais faire profil bas. Elle secoua légèrement la tête, essayant de détendre ses épaules crispées et dépoussiérant la veste de son costume. Elle était passée maîtresse dans l’art de rejeter toutes ces réflexions que pouvait lui lancer à la figure une Eula plus renfermée, une vision plus faible que celle qu’elle était à présent. La seule présence de Kyrstie à ses côtés était une preuve que les choses n’étaient plus ainsi, que la Cervirald n’était plus seule face aux rumeurs, et surtout qu’elle était capable d’y répondre sans se démonter. Elle était plus forte que ça, désormais. Alors elle passerait simplement à la suite, continuerait de demander à offrir son CV à ceux qui voudraient lui accorder un semblant d’attention. Ainsi, à force de faire des efforts, elle prouverait à tous qu’ils avaient une image faussée de sa personne. Elle était prête à enchaîner…

Mais c’était sans compter sur sa camarade, qui s’était figée sur le pas de la porte, au lieu de l’entraîner à l’extérieur pour la rassurer avec son entrain habituel. La sorcière aux cheveux bleus s’arrêta à son tour, se rendant compte qu’elle ne suivait pas, et la regarda. Pendant un instant, elle crut percevoir sur son visage un effarement qui ne lui ressemblait guère, une expression bien sinistre et choquée sur son visage de poupée toujours si fringuant. Pourtant, au bout de quelques secondes, son expression disparut pour laisser place à un sourire éclatant, qui sans qu’elle comprenne pourquoi, glaça Eula sur place.

« Attends-moi ici, sweetie. Je ne serai certainement pas longue. »

Le sourire de Kyrstie avait quelque chose de dangereux. La Lawrence ne sut quoi dire, restant muette alors que son amie se détournait d’elle pour revenir vers la caisse et se planter face aux deux vendeuses, là où la plus jeune s’était tenue une minute plus tôt. L’accueil qu’elle reçut fut hautement plus chaleureux que celui qu’avait reçue la précédente, mais les politesses n’eurent même pas le temps d’être prononcées qu’elles furent coupées en plein vol, comme par une lame des plus acérées.

« Bonjour, bonjour ! »

Cette simple introduction était des plus courtoises, et pourtant le ton employé recelait quelque chose de diabolique, d’un sarcasme venimeux et meurtrier. C’est à cet instant que Eula compris que Kyrstie s’apprêtait à écharper les deux vendeuses.

Pas une fois elle ne les insulta réellement, ni n’employa de termes grossiers, et pourtant la Cervirald eut l’impression d’assister à un massacre. Elle savait que sa camarade avait le bras long, mais de là à pouvoir menacer autrui grâce à ses relations ! Au départ, les employées ne semblèrent pas si impressionnées. Une cliente mécontente, après tout, qu’était-ce, pour l’un des magasins les plus en vogue de tout Bloombury ? Et le fait qu’elle connaisse Cristina était sans doute une parole en l’air. En revanche, la mention du Blesses & Hexes reçut une réaction bien différente, au point de les faire pâlir derrière leur comptoir. Si les journalistes s’en mêlaient, ce serait autrement plus problématique. L’une d’elle tenta même d’ouvrir la bouche pour s’expliquer, mais la tirade débitée par Kyrstie ne leur laissait pas le loisir d’en placer une. Pour finir, la petite réplique de son amie concernant les chances de succès de Eula, et l’idée qu’elle puisse voler un travail sous le nez des deux pimbêches fit monter un léger rire dans la gorge de la demoiselle. Elle ne souhaitait pas se montrer moqueuse et ainsi imiter les employées dans leur jeu, mais tout cela avait quelque chose d’incroyablement satisfaisant.

Une fois son discours des plus aigres achevé, Kyrstie les laissa ainsi comme deux ronds de flanc, bouche entrouverte mais sans aucun mot capable de s’en échapper. Eula pouvait parier qu’elles ne se risqueraient plus à insulter une cliente de la sorte avant un bon moment. Elles venaient de prendre une bonne leçon d’humilité.

Une fois que la sorcière aux cheveux blancs l’eut rejointe, elle écouta distraitement ses explications et ses compliments, encore abasourdie par la scène à laquelle elle venait d’assister. Elle ne se souvenait pas la dernière fois que quelqu’un avait pris sa défense ainsi. D’ordinaire, son entourage n’était pas témoin de la manière dont elle était traitée par les autres élèves. Le fait de ne pas être seule lui accordait généralement une certaine immunité, comme un bouclier de protection qui repoussait les remarques et lui faisait un instant oublier qu’elle était une Lawrence. Là où Eula s’était habituée à toute cette haine et la chassait désormais d’un revers de main, comme si on ne pouvait rien y faire, elle venait d’avoir la preuve que ses proches ne resteraient pas de marbre si on venait à l’insulter. Cette simple pensée lui réchauffa le cœur, sans compter la dernière phrase de son amie :

« Tu es ta propre personne, montre-le à la boutique suivante. »

C’était tout ce qu’elle avait toujours demandé. Elle-même avait été capable de le vouloir, de l’accepter, mais pour les autres, c’était encore en cours. Au moins était-elle sûre, désormais, que ses amis la voyaient ainsi.

Alors qu’elles marchaient pour rejoindre la boutique suivante, la Lawrence laissa un instant de flottement perdurer, le visage rouge et plein de gratitude en observant celui de Kyrstie, qui était déjà concentrée sur la suite. Elle se dépêcha de chasser cette expression qui ne lui ressemblait pas, et lâcha un petit « Humpf » qui était davantage dans son caractère.

« Tu n’étais pas forcée de prendre ma défense ainsi ! Elles ne méritaient pas qu’on leur donne tant d’attention. Et puis qu’est-ce que tu crois ? Que je ne suis pas capable de me défendre seule ? C’est mal me connaître. Peut-être avais-tu envie que je te sois redevable, hm ? Je me souviendrai de ça ! »

Puis elle marmonna, en suivant toujours le rythme :

« Tout de même… je te remercie. »

Sans attendre de réponse, elle se dépêcha de s’engouffrer dans le magasin suivant, dont l’odeur prégnante lui sauta au visage. Dans la boutique flottait l’essence de nombreux parfums, mélangés les uns aux autres dans un concert olfactif qui lui donna immédiatement mal à la tête. Visuellement, l’ambiance était détendue et stellaire, la décoration aux couleurs pastels rendue plus intime par l’éclairage chaud et affaibli qui éclairait produits et pinceaux dans leurs pots. Une musique douce et discrète emplissait la pièce, comme le bruit de cordes que l’on pince. Au moins, l’agression n’affectait que le nez, et pas le reste des sens.

Eula n’était jamais venu au Pasithée. Elle achetait ses produits de beauté et son maquillage ailleurs, et demandait d’ailleurs rarement conseil dans ce domaine. Elle ne connaissait donc même pas personnellement les vendeuses à qui elle achetait ses produits. Comment se comportaient-elles avec la clientèle ? Comment conseillaient-elles ? Elle n’en avait pas la moindre idée. En revanche, ses connaissances pourraient peut-être lui permettre d’accéder à ce poste. Il fallait qu’elle mette en avant ses compétences et-

Alors qu’elle y réfléchissait, elle posa par réflexe la main sur un des présentoirs sur son chemin. SoSes doigts rencontrèrent alors une surface rugueuse, froide et légèrement gluante. Elle se dépêcha de retirer sa main avec un sursaut de dégoût, son regard tombant sur ce qu’elle avait malencontreusement touché.

« AH ! Qu-qu’est-ce que c’est que ça ? »

Une petite créature tachetée et aux yeux globuleux la regardait avec un étrange sourire figé, perchée sur l’étalage des fards à paupière. La vue de ce qui était de toute évidence un lézard donna un frisson à la Cervirald, qui malgré elle fit un pas en arrière pour s’en éloigner.

« Ooooh, c’était donc là que tu te cachais ! Vilain coquin ! »

La voix joviale d’une femme se rapprocha d’elles et fit tourner la tête à Eula, même si son regard resta un instant fixé sur l’animal, avant de se concentrer sur la nouvelle arrivante. La vendeuse – vu le petit badge doré accroché sur sa poitrine – se dépêcha de récupérer ce qui semblait être son animal de compagnie, et de le percher sur son épaule couverte de dentelle. Le lézard s’abrita sous ses longs et brillants cheveux noirs, d’où dépassait un élégant serre-tête de tissu aux motifs colorés.

« Je t’ai déjà dit de ne pas surprendre les clients comme ça ! » le réprimanda-t-elle avec une fausse colère avant de regarder Eula. « J’espère qu’il ne vous a pas fait peur !

— P-Pas le moindre. » répondit la demoiselle en rajustant sa tenue pour se donner une contenance.

Elle toussa brièvement, avec d’ouvrir son porte-document, cette fois bien décidée à remettre un CV entre les mains de quelqu’un. Cette femme était certainement Kasih, la propriétaire dont Kyrstie avait parlé plus tôt.

« Enchantée. Je m’appelle Eula Lawrence, et je viens vous voir car je suis à la recherche d’un travail é-

— Oooh, voyez-vous ça ! Votre eyeliner est de toute beauté ! Quelle dextérité ! Et la texture, c’est remarquable…»

Ne lui laissant pas le loisir de finir, la directrice s’était promptement penchée vers le visage de la noble, de toute évidence pour inspecter… son maquillage. L’étudiante eut un mouvement de recul malgré elle. Cette femme ne connaissait-elle pas le principe de sphère privée ? Coupée dans son élan, elle balbutia, confuse face à ce comportement des plus étranges.

« … Pardon ?

— Et la couleur de votre fard… Elle s’accorde si bien à votre blush, et à votre rouge à lèvres ! – se redressant, elle sembla pensive un instant – Mais cela ne ressemble pas aux produits de ma boutique… Où vous les êtes-vous procurés ? »

Eula resta silencieuse une seconde, avant de comprendre. Oh. Elle était sérieuse. Et la Cervirald devait de toute évidence répondre, si elle voulait que la conversation se prolonge et pour, peut-être, avoir une chance de lui remettre son CV. Elle joua donc le jeu, les compliments excessifs de la vendeuse lui faisant monter le rouge aux joues.

« Je les ai achetés à Aroma Arca. »

Cette simple déclaration provoqua une exclamation de surprise, presque triste chez Kasih.

« Oh ! Ce sont donc des produits de la concurrence… Si j’avais su que leur maquillage avait ce genre de qualité… Il va falloir que je me méfie. Mais ne craignez rien, mademoiselle Lawrence ! – au moins avait-elle retenu son nom – Lorsque je vous aurai fait essayer certains de nos meilleurs articles, je suis certaine que vous songerez à venir faire vos courses au Pasithée, désormais ! Suivez-moi !

– … Comment cela- ?! »

Avant d’avoir pu dire un mot de plus, elle se fit entraîner par Kasih contre son gré, cette dernière la guidant vers les coiffeuses où elle avait sans doute l’intention de refaire son maquillage dans son intégralité. Eula n’osa pas répliquer ou même refuser, trop abasourdie par cette situation absurde, et craignant de compromettre toutes ces chances de pouvoir être considérée comme une potentielle future employée. Il ne lui restait donc qu’un recours : celui d’une aide extérieure. Elle tourna un regard alarmé vers Kyrstie, qui jusque-là s’était soigneusement tenue en retrait pour lui laisser le champ libre. Le message était clair : À l’aide !

C’est avec une poigne assez ferme que la directrice du Pasithée fit s’installer la sorcière aux cheveux bleus face au miroir, qui lui renvoyait son reflet quelque peu paniqué –bien qu’elle tentait de dissimuler son appréhension à l’idée de se faire entièrement relooker par cette femme qui aimait les lézards. Figée, elle regarda cette dernière, alors que Kasih ouvrait la coiffeuse pour en sortir une belle bouteille d’eau micellaire ainsi que quelques cotons, dont elle s’apprêtait visiblement à lui barbouiller le visage. Du coin de l’œil, Eula s’attendit presque à voir son accompagnatrice rire de sa situation, comme s’il était délectable de voir quelqu’un d’aussi confiant que la Lawrence se laisser manipuler ainsi par une vendeuse de cosmétiques. Pendant une seconde, la Cervirald regretta presque de l’avoir remerciée un peu plus tôt, après sa réaction face aux deux employées.

Sa sauveuse lui vint pourtant finalement en aide, mettant un frein aux ardeurs et aux rêves de créativité de Kasih.

« Attendez, je suis certaine, non, en fait, je sais que vos produits sont fantastiques, je les utilise pratiquement tous… »

Abrège, s’il te plaît, souffla une voix plaintive dans un coin de la conscience de Eula. Bien que l’attention de la vendeuse s’était détournée pour se concentrer sur Kyrstie, qui était visiblement une habituée de la boutique, le coton imbibé était toujours armé et prêt à faire son œuvre, à quelques centimètres de son visage.

« Mais croyez-moi si je vous dis qu’aujourd’hui n’est pas le bon jour pour faire tester votre maquillage auprès de mon amie. Vous avez entendu, elle souhaite postuler ici. Qui plus est, on doit encore partir ailleurs ! Nous n’avons vraiment pas le temps aujourd’hui, cependant, elle serait sûrement ravie de revenir pour apprendre à mieux connaître les produits, ce qui serait une partie du travail en plus, si vous acceptez sa demande, n’est-ce pas ? »

Oh. Il fallait qu’elle acquiesce pour corroborer son argument. La sorcière se dépêcha de hocher la tête, ravi de la diversion offerte par son amie.

« Tout à fait ! Comme vous avez pu le voir, j’apprécie moi aussi me maquiller, et c’est la raison pour laquelle votre boutique m’a intéressée. À votre contact, j’espère pouvoir parfaire mes compétences dans ce domaine et à mon tour conseiller la clientèle. »

L’exposé tout fait, que chaque étudiant en mal d’argent et en recherche d’un boulot pouvait proférer, se bouscula sur sa langue. Après un silence, l’expression hâtive et excitée de la vendeuse laissa place à un doux sourire désolé. Elle s’excusa platement, comme si ce n’était pas la première fois que ce genre de situation survenait à cause de son tempérament emporté. Eula ravala avec difficulté les promesses d’une vengeance future qui manquèrent de franchir la barrière de ses lèvres, se contentant de souffler un « Ce n’est rien » poli. Mais la voilà à présent qui tentait de lui vendre les bienfaits de ses produits, et du concept respectueux de son enseigne. Dans un premier temps, l’étudiante se dit que la femme ne perdait décidemment pas le nord. Elle n’était pas vendeuse pour rien, après tout, et la publicité faisait partie de son métier. Puis elle reconsidéra la chose. En effet, Eula n’avait jamais réellement prêté attention à la provenance du maquillage ou des crèmes qu’elle achetait. Elle se contentait d’acheter ce qu’elle savait efficace, et de qualité.  Peu lui importait si les articles étaient respectueux de l’environnement : s’ils étaient inefficaces, elle n’en voulait pas. Mais le teint de pêche de Kyrstie, qui achetait visiblement de manière fréquente au Pasithée, lui faisait dire que la performance devait être au rendez-vous. Elle garda l’idée dans un coin de sa tête de demander davantage d’informations à la commerçante… Peut-être pas le jour-même, cela dit, car elle avait encore bien d’autres enseignes à visiter.

Bien sûr, c’était sans compter sur la frivolité de sa camarade qui ne pouvait résister à l’appel de la promotion.

Eula avait suivi la directrice vers le comptoir, où elle avait soigneusement rangé son curriculum dans une pochette prévue à cet effet, et elle l’en remercia. Elle tenta de jauger au regard du nombre de candidatures qui avaient déjà été déposées, et elle fut soulagée de voir que la pochette n’était pas bien remplie. Cependant, il aurait suffi qu’un de ses concurrents au poste ait davantage d’expérience qu’elle dans le domaine du maquillage pour instantanément la supplanter dans l’esprit de Kasih et lui voler la place. Elle devait assurer ses arrières au cas où cela arriverait, et ne pas trop se reposer sur cette opportunité. La chasse au petit boulot pouvait continuer !

… Ou du moins le croyait-elle.

« N’hésitez pas à faire un tour avant de reprendre votre recherche ! Je serais très heureuse de vous attribuer quelques réductions. »

Cette déclaration la surprit. La sorcière de huitième année ne comptait pas s’attarder plus que nécessaire, ainsi s’apprêtait-elle à décliner courtoisement la proposition avec un geste gêné de la main :

« Oh, je vous remercie, mais ce ne sera pas nécessaire. Comme l’a dit Kyrstie, nous avons encore d’autres boutiques à visiter, et- »

Son regard rencontra alors celui, suppliant, de sa camarade. Visiblement, le discours qui avait servi à la sauver un peu plus tôt avait vite été oublié, remplacé par la promesse d’un geste commercial, brillant dans son esprit comme un sapin de Noël.

« Il me faut vraiment une nouvelle poudre, sweetheart… »

Ce simple argument fut murmuré, comme si ce n’était pas grand-chose, ou qu’au contraire les conséquences d’un refus seraient désastreuses – peut-être se roulerait-elle par terre, qui sait ? L’information mettant quelques secondes à faire son chemin, Eula finit par arborer une expression offusquée, comme si elle ne savait même pas par quoi commencer pour lui reprocher son attitude.

« … Ha ! Tu- ! Vraiment, c’est… Hmpf. –elle finit simplement par se prendre la tête dans une main, exaspérée– Très bien. Mais juste une poudre, dans ce cas ! »

Elle avait soudainement la sensation d’être devenu une mère face à un enfant qui faisait les yeux de biche pour obtenir un cadeau, plutôt que la cadette en difficulté qui se reposait sur son aînée. D’un geste, elle lui indiqua de se dépêcher, sous le rire cristallin de la directrice, qui ne laissa évidemment pas passer cette occasion pour sortir un prospectus et lui présenter sa dernière gamme de produits. « Après tout, si vous restez un peu, ça ne peut pas faire de mal. » Si la Cervirald renâcla au départ, elle finit par se laisser aller à écouter ses explications, et prêter attention aux détails comme les astuces de confection des cosmétiques, les pays d’origine de certains produits, et même l’expérience de vie de la vendeuse elle-même. Kasih avait apparemment beaucoup voyagé et plaçait le bien-être comme objectif numéro un de son existence. D’après elle, son chemin était déjà tout tracé. Eula ne put s’empêcher d’admirer une telle détermination. Leur conversation devint finalement plus détendue et agréable qu’elle ne l’aurait cru. L’idée que cette femme pourrait peut-être devenir sa patronne ne l’angoissait plus, au contraire. Elle se sentait en confiance.

Malgré toutes ces bonnes choses, une demi-heure leur avait filé entre les doigts sans que la Cervirald ne s’en rende compte. Elle s’était empressée de tirer son amie de sa contemplation des présentoirs, dont les nouveautés lui mettaient des paillettes dans les yeux – autant au sens littéral que figuré. Elle l’empressa de passer à la caisse et attendit avec patience qu’elle ait terminé ses achats. Avant qu’elles ne s’en aillent, la gérante les arrêta un instant pour adresser quelques mots à Eula :

« En tout cas, je suis contente que vous souhaitiez travailler au Pasithée. Vous êtes une personne très agréable, mademoiselle Lawrence. J’espère que nous aurons l’occasion de travailler ensemble. Je vous donne la réponse dès que possible ! Et bon courage pour la suite de vos recherches !

Bien qu’agacée par la situation et le retard qu’elles avaient pris, ces simples paroles lui mirent du baume au cœur. La première tentative avait quelque peu enterré ses espoirs, mais cette fois, elle sentait en elle renaître de l’optimisme : elle pouvait trouver un job. Il lui suffisait de poursuivre sur sa lancée. Elle remercia une dernière fois Kasih avant de finalement quitter la boutique.

L’air frais et moins chargé en odeurs de la rue marchande lui fit malgré tout un bien fou, et elle prit quelques secondes pour respirer profondément, autant pour se débarrasser des effluves de parfums qui encombraient sa gorge que pour évacuer la tension qu’elle ressentait depuis le début de leur quête. Elle mit ses mains sur ses hanches avec une attitude de conquérante.

« Bon… Il ne s’agit que d’un commerce. Mais c’est déjà un bon début ! Je me sens d’attaque à continuer ! »

De toute manière, elle n’avait pas le choix. S’arrêter maintenant était hors de question. Se reposer sur la seule chance qu’elle pouvait avoir avec le Pasithée aurait été de la plus grande bêtise. Elle poursuivit donc sa quête, Kyrstie à ses côtés pour l’épauler –et pour parfois faire quelques achats compulsifs.

Eula ne compta pas le nombre de propriétaires à qui elle confia son CV. Elle vit défiler tant de visages qu’elle craignait, à la fin de la journée, de ne plus savoir qui était qui et qui travaillait où. De plus, devoir montrer une attitude si courtoise devant tout le monde avait quelque chose d’éreintant, comme si elle n’était qu’un imposteur qui faisait bonne figure pour tromper les employeurs. En résultait un certain malaise, qu’elle supporta pourtant sans se décourager. Elle espérait qu’après quelques semaines à travailler avec ses futurs collègues, elle pourrait se montrer plus naturelle qu’à ces entretiens, où montrer un sérieux à toute épreuve était primordial… Du moins, c’était ce qu’elle pensait.

Sans qu’elle s’en rende compte, Eula se retrouvait souvent entraînée par les gérants ou par l’Ursirre à profiter de l’expérience offerte par les différentes boutiques. Elle qui souhaitait simplement se présenter et faire connaître son arrivée sur le marché du travail, elle se retrouva à converser avec certains employés hors du cadre professionnel, de manière presque amicale. On lui posa des questions sur sa vie à Ilukaan, son cursus. On lui montra comment utiliser une borne d’arcade, et même compléter un niveau entier d’un jeu dont elle n’avait jamais entendu parler. On lui présenta quelques vêtements qui pourraient lui convenir à merveille. Elle écouta une caissière parler des difficultés des horaires quand on avait une famille. La journée s’écoulait presque trop rapidement malgré toutes ces rencontres, et elle en vint même à retenir certains noms et visages, malgré ses craintes. L’étudiante n’avait jamais eu conscience que chercher un travail pouvait être aussi enrichissant, et même aussi amusant.

Le seul bémol de la journée fut peut-être le dialogue de sourd qu’elle échangea avec un gérant de restaurant, qui semblait penser qu’un simple poste de serveuse nécessitait d’obtenir un Optimal à tous les CACTUS du cursus restauration.

«  Vous avez pas assez d’expérience en restaurant. » l’avait-il informée après avoir à peine jeté un regard à son CV.

« Pour l’instant, en effet. Mais si je souhaite travailler chez vous, c’est bien entendu pour apprendre le métier-

— Je veux bien, mais je peux pas vous embaucher. Vous avez pas d’expérience.

—  … Si vous ne me donnez pas ma chance, je ne risque pas d’obtenir quelque expérience que ce soit-

— Désolé, c’est comme ça. Revenez quand vous aurez travaillé deux ans en restauration.

Elle s’était retenue de sortir sa baguette pour lui jeter un sort. La présence de Kyrstie avait grandement contribué à ce qu’elle garde son calme face à tant d’injustice.

Il était presque dix-huit heures et les demoiselles avaient écumé pratiquement toutes les boutiques du centre commercial où Eula pouvait potentiellement prétendre à un travail. Elles s’étaient installées sur un banc pour souffler et boire quelque chose de frais avant ce qui serait peut-être la dernière ligne droite de la journée. Ouvrant sa pochette comme pour la centième fois, Eula constata qu’il ne restait plus qu’un exemplaire de CV à l’intérieur.

« Il semble que nous n’ayons plus qu’une boutique à visiter… Je pensais pourtant que nous étions passées partout où il était possible. »

Elle était exténuée, mais ne souhaitait pas s’arrêter ainsi, avec ce sentiment d’inachevé. Elle voulait réussir à vider ce porte-document, pour se convaincre qu’elle avait fait son maximum. Mais elle était à court d’idée. Elle sollicita une dernière fois Kyrstie, qui avait eu le courage de la suivre sans faillir tout au long de cette recherche.

« As-tu une idée ? Y a-t-il encore un endroit où nous ne sommes pas allées ? »

Une dernière lueur de motivation et d’espoir brillait encore dans son regard noisette.

Engloutir sa canette de cocktail –sans alcool, bien entendu– fit un bien fou à la demoiselle. Cette simple boisson agissait sur son corps comme une formule magique, la rafraichissant et lui donnant les quelques dernières forces nécessaires pour terminer sa recherche. En revanche, ce n’était visiblement pas suffisant pour son estomac, qui émit un gargouillis impatient. Honteuse, Eula posa une main sur son ventre. Il était vrai qu’elle et Kyrstie n’avaient pas pris le temps de réellement se poser pour manger dans la journée, de son propre fait, d’ailleurs. Elle avait accepté de grignoter quelque chose sur le pouce, dégotté dans un kiosque de nourriture sur la plus haute terrasse du centre commercial. Mais elle ne souhaitait pas perdre trop de temps. S’arrêter une heure à un restaurant était donc exclu. Elle commençait quelque peu à le regretter.

Comme si elle ressentait la même faim, ou peut-être parce qu’elle avait entendu la plainte de l’estomac de Eula, Kyrstie sembla trouver la bonne idée qui leur permettrait d’en finir avec sa pile de CV et de se sustenter.

« Mhmh, il y a quelque part et ça va nous réchauffer et nous reposer. Allez, viens sunshine, je te promets, c’est le dernier endroit de la journée. »

Cette perspective motiva la Cervirald à se lever une dernière fois et à la suivre, ayant au fond d’elle hâte d’en finir. Elle tenta de retrouver une posture assurée, elle aussi, ne souhaitant pas montrer sa fatigue pour son dernier entretien. Il serait dommage de terminer sur une fausse note sous prétexte qu’elle avait déjà écumé le reste du centre-commercial.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre la boutique désignée par Kyrstie. Eula avisa la devanture aux couleurs chaudes, son store-banne jaune poussin déployé pour laisser entrevoir à son bord le nom de l’enseigne : Bee Sweet. Elle resta un instant figé, surprise de se retrouver là alors qu’elle en avait en premier lieu repoussé l’idée. Son regard tomba alors sur la vitrine d’une propreté parfaite, qui laissait entrevoir des pâtisseries aux couleurs chatoyantes, et à l’air délicieux. Avant que son esprit n’ait pu protester à l’idée d’entrer, son estomac affamé se manifesta en premier et lui ordonna de franchir la porte. Elle suivit finalement son amie, qui semblait encore ignorer ses doutes, lui adressant un sourire encourageant. Un tintement de clochette se fit entendre lorsqu’elles entèrent.

« Ici, ils sont à la recherche d’une vendeuse. Ils ont déjà une pâtissière mais ils en cherchent une autre, ou un autre cela dit. Qu’en dis-tu ? Ce serait sympa, non, comme lieu ? »

Avant de répondre à cette question, Eula laissa ses yeux châtains parcourir le magasin. L’atmosphère y était chaleureuse et cosy, comme si elle venait de s’emmitoufler dans une couette un jour de pluie, un chocolat chaud dans les mains pour se réchauffer, l’arôme d’une brioche en train de cuire embaumant le lieu. La clientèle était très hétéroclite. Elle pouvait voir des étudiants d’Ilukaan, mais aussi des adultes plus âgés, et quelques enfants avec un paquet de kraft jaune dans les mains. Dans les cases en bois d’une grande étagère avaient été disposées des jars en verre contenant une grande variété de sucreries, bonbons comme cookies, qui faisait visiblement rêver les jeunes clients. Eula, elle, fut plus intéressée par les vitrines près de la caisse, où étaient exposés tous les gâteaux préparés. De là où elle était, elle admira la finesse de leur décoration, l’air moelleux et aérien de leur pâte, et la légèreté de leur crème. Elle fut en particulier impressionnée par ce qui semblait être un gâteau trois chocolats, sa surface lisse et brillante comme un joyau. Elle murmura, l’air exalté :

« Ce glaçage miroir est d’une perfection incroyable. Le manger serait presque un crime… »

Cette déclaration ne répondait sans doute pas à l’interrogation de sa camarade, mais au moins cela lui montrait-il qu’être là ne déplaisait pas à la Lawrence, loin de là. La Cervirald fut cependant sortie de sa contemplation par une voix familière, qui lui fit tourner les yeux vers la caisse.

« Bonjour ! Bienvenue, oh Eula ! Je suis contente de te voir ici ! Tu souhaites manger un peu avec ton amie ? »

Elle reconnut sans mal derrière le comptoir sa camarade chambre, Keyne, ses formes rondes habillées d’un jolie tablier jaune portant le logo du magasin, et ses cheveux bruns et bouclés attachés en deux chignons au sommet de sa tête. Légèrement surprise de la voir là dans un premier temps, Eula se rappela que la jeune femme avait effectivement mentionné son travail au Bee Sweet, lors de leurs présentations, alors qu’elles s’installaient dans leur nouveau dortoir. Elle eut la pensée que Keyne, de par son caractère enjouée et solaire, avait sa place en ce lieu.

« Bonjours, Keyne. Oui, nous allons manger quelque chose. Mais je souhaiterais aussi parler à la gérante, si c’est possible… »

Elle espérait que cette dernière n’était pas trop occupée, mais le magasin était relativement peu bondé à cette heure de la journée. Eula était-elle finalement décidée ? Elle qui avait renâclé s’était visiblement laissée charmer par l’endroit. Comme pour répondre à sa requête, une voix de femme douce comme du miel se manifesta à la sortie des cuisines.

« On m’appelle ? Bonjour bonjour ! Ce sont des amies à toi, Keyne ? »

La femme qui leur faisait face était bien plus petite que la Cervirald perchée sur ses talons. Ses longs cheveux châtains cascadaient sur son épaule droite, noués par un chouchou en forme de fleur, et elle avait revêtu sous son tablier une robe bouffante avec un grand nombre de jupons. Eula trouva incroyable que son habit ne souffre d’aucune tâche malgré son travail. Le visage de la commerçante était fin, marqué de quelques rides de sourire et semblait aussi tendre que sa voix. La sorcière ne put s’empêcher de penser que cette femme avait l’air adorable. Elle mit une seconde avant de se ressaisir et de se souvenir pourquoi elles étaient là.

« Bonjour. Nous sommes des camarades de Keyne à Ilukaan. Nous venions manger un morceau chez vous, mais j’ai également une requête – elle toussa légèrement avant de sortir de sa pochette le dernier exemplaire de CV, qu’elle lui tendit – Je m’appelle Eula Lawrence. Je suis à la recherche d’un travail étudiant, et Kyrstie m’a dit que vous cherchiez quelqu’un… »

Contrairement à d’habitude, Eula sembla presque intimidée, sa voix plus posée et moins haut perchée que d’ordinaire. Il aurait été plus juste de dire que la demoiselle venait de prendre une leçon d’humilité. La Lawrence se targuait parfois d’être douée dans la confection de gâteaux, alors qu’elle avait tout appris en autodidacte. Cependant, les pâtisseries de cette boutique venaient de lui en mettre plein la vue. Elle se sentait plus humble, et son envie de travailler aux côtés de la femme qui avait confectionné tout cela ne faisait que croître de seconde en seconde. La boutique était agréable, Keyne était là, et l’une des personnes les plus gentilles que Eula connaissait, et la gérante elle-même lui faisait une excellente première impression.

Cette dernière ne se départit pas de son sourire et prit son curriculum pour l’inspecter. Heureusement pour elles, aucun client ne faisait la queue à la caisse, ainsi elles ne dérangeaient personne.

« Hmm… Vous avez eu une mention à vos BUSEs et à vos ASPICs, je vois… Vous devez être quelqu’un de très travailleur ! C’est un bon point. Mais je vois que vous n’avez encore aucune expérience professionnelle… Nous recherchons une pâtissière qui pourrait aussi s’occuper de la caisse. Est-ce que vous pensez en être capable ? Quel est votre relation à la pâtisserie, exactement ? »

La jeune fille aux cheveux bleus fut surprise qu’elle lui pose cette question. Elle qui s’était heurtée à un mur lors de leur passage dans un restaurant, sous prétexte qu’elle n’avait pas assez d’expérience, voilà que la vendeuse lui demandait davantage de détails pour jauger la valeur qu’elle pourrait avoir. Elle répondit, d’une voix calme, comme rassurée par cette conversation :

« Je cuisine et je fais de la pâtisserie depuis mes six ans. Je n’ai certes pas suivi de cursus dans ce domaine, mais j’avais des cours très stricts lorsque j’étais enfant, et avant d’entrer à Ilukaan. J’ai poursuivi ce passe-temps en grandissant et… je dois avouer que j’y prends beaucoup de plaisir. Votre boutique me semble être un lieu de travail très accueillant, alors… Je pense que ce serait une chance pour moi de pouvoir travailler pour la première fois avec vous. »

La commerçante laissa apparaître un grand sourire flatté.

« Et bien, quel discours ! En tout cas, vous semblez motivée ! Ça a l’air de vous tenir à cœur. Et c’est l’une des premières qualités à avoir quand on travaille en pâtisserie : la passion. Et quel contrat souhaitez-vous avoir ? Est-ce qu'il y a des horaires qui vous arrangent plus, puisque que vous êtes étudiante ? »

Toutes ces questions, elle les avait préparées avec Kyrstie au début de la journée, et y avait répondu à de nombreuses reprises. Elle sut quoi dire sans sourciller.

« Un CDI serait parfait, et je pense qu’un travail le week-end serait plus adapté pour moi. J’ai des activités extra-scolaires et j’étudie énormément la semaine, alors je ne suis pas certaine de pouvoir dépanner, à moins d’une urgence. »

Quelques employeurs avaient rouspété à ces conditions. L’idée de ne pas pouvoir être aidé en semaine avait était un frein pour certains postes convoités par Eula. Mais la gérante hocha la tête d’un air entendu, comme si elle s’y attendait.

« C’est naturel. Vous devez garder du temps pour vos cours et pour vous reposer, surtout que vous êtes en cursus universitaire ! Ça ne doit pas être facile. »

Sa bienveillance coupa le souffle à la Cervirald. La pâtissière sembla réfléchir un instant.

« Pour le moment, nous n’avons pas reçu d’autre candidature pour ce poste, alors je n’ai pas vraiment à vous départager avec qui que ce soit. Et nous croulons un peu sous le travail, Keyne et moi, surtout le week-end ! Une deuxième paire de mains nous serait bien utile pour les jours de rush, ou aux alentours des fêtes. Il n’est pas impossible que je vous demande un peu plus d’aide à ces périodes-là. Est-ce que ça vous embête ? »

Ces paroles firent naître en Eula un espoir. Cela se passait incroyablement bien. Peut-être était-ce l’aubaine qu’elle avait cherchée toute la journée, l’opportunité qui tombait pile au bon moment. Les conditions de la vendeuse ne lui semblaient pas dénuées de sens. Les clients devaient affluer lorsque les fêtes approchaient. Et puis, il fallait que Eula sache faire des concessions. La patronne avait la gentillesse de lui accorder le contrat étudiant désiré pour le week-end, alors la Cervirald pouvait bien lui rendre ce service lorsqu’elle et Keyne étaient aux abois. Elle acquiesça.

« Cela ne me dérange pas. Il est naturel de vous venir en aide si vous avez trop de clientèle. »

L’autre lui adressa un grand sourire satisfait.

« Je vois. Votre profil me semble adapté à ce que nous recherchons. Et Noël approche à grand pas ! Du coup, je pense que je peux vous proposer une période d’essai, pour voir si ce job vous plaît, et si vous vous en sortez. À partir du week-end prochain, ça vous conviendrait ? »

Une proposition si rapide stupéfia la sorcière, qui ne s’attendait pas à commencer tout de suite. Mais qu’avait-elle pour la retenir ? La cadre lui plaisait, elle ne serait pas seule, accompagnée par sa camarade de chambre, et la gérante lui faisait aussi une très bonne impression. Après un instant à peser le pour et le contre – mais surtout les pour –, elle finit par hocher la tête. Si elle recevait une autre réponse des boutiques qu’elle était allée voir plus tôt, elle pourrait toujours y réfléchir et reconsidérer la chose, ou même renoncer à ce souhait. Mais quelque chose lui disait que cela n’arriverait pas.

« Cela me convient parfaitement. Je serais très heureuse de travailler avec vous. »

Elle était sincère. Sa personnalité antagoniste semblait s’être envolée, pendant cette conversation. Elle se sentait sur un petit nuage, et l’odeur des gâteaux n’était pas la seule raison.

« Parfait ! Dans ce cas, je vous attends la semaine prochaine. Et puisque vous êtes venues manger, vous pouvez maintenant vous installer et choisir ce qui vous plaira. Oh, j’ai oublié de me présenter ! Je m’appelle Colette Petit. J’ai hâte qu’on travaille ensemble, mademoiselle Lawrence. »

Eula ne le savait pas à ce moment-là, mais Colette avait déjà entendu Keyne mentionner son nom. Elle l’avait décrite comme une élève à la personnalité en apparence acerbe, qui en rebutait plus d’un, et qui avait une triste réputation à Ilukaan. Mais une fois que l’on la connaissait davantage, c’était une personne consciencieuse, altruiste, et bien plus sympathique qu’il n’y paraissait. Colette faisait confiance à la capacité de jugement de son employée, ainsi elle avait décidé de donner sa chance à Eula.

Après un remerciement, cette dernière rejoignit une table aux côtés de Kyrstie, l’air sonné et effaré. Une fois assise, elle regarda sa camarade avec un air perdu, avant de murmurer.

« Je crois que… cela s’est bien passé. N’est-ce pas ? »

Elle n’en revenait pas de la chance qu’elle venait d’avoir.

Une fois assise et son attention focalisée sur son amie, elle remarqua le sourire non dissimulé de cette dernière, qui l’observait presque avec fierté, et un certain amusement face à sa mine déconfite.

« Plus que bien oui ! Je suis heureuse pour toi Eula, tu as vraiment l’air d’être heureuse. »

Heureuse ? Était-ce l’impression qu’elle donnait ? Elle avait plutôt la sensation de s’être pris une grosse brique sur la tête. Mais… Peut-être la description de Kyrstie n’était-elle pas si éloignée de la vérité. À mesure que les secondes passaient, la Cervirald sentait un certain contentement l’envahir, à l’idée d’avoir pu convaincre la vendeuse en un unique entretien. Elle ne devait pas oublier que Mme Petit était en recherche active d’un employé en cette période compliquée, mais cela n’enlevait pas à Eula la satisfaction qu’elle lui ait proposé un essai aussi vite.

« Je pense que tu sais déjà où tu vas accepter, quand tu auras des retours n’est-ce pas ? Bon courage cela dit pour les refus que tu vas faire. Mais ils trouveront d’autres personnes. Toi, ta place est désormais ici, alors donne de ton mieux, d’accord ? »

Elle hocha doucement la tête. Effectivement, dans son esprit, le choix était déjà fait. Choix qu’elle n’aurait pas pensé possible lorsque cette journée avait commencé. Baissant les yeux sur ses mains, mais ses épaules toujours droites, elle se permit une petite confession à l’Ursirre face à elle.

« Je vais t’avouer quelque chose… Je ne pensais pas pouvoir travailler en pâtisserie, à l’origine. Je souhaitais éviter cette boutique car pour moi, la cuisine n’est qu’un passe-temps privé, même si j’y mets beaucoup d’énergie. Je n’ai pas pour habitude de partager ce que je cuisine, même avec mon entourage… Mais depuis que je suis à Ilukaan, je me surprends à en avoir envie, de plus en plus. »

Elle se rappelait la discipline rude que cela avait été au manoir des Lawrence, la rigueur qui lui était demandée, et qui au final s’était transformée en quelque chose de plus doux, de plus personnel à mesure que sa scolarité avançait. Elle avait récemment participé à l’atelier cuisine du conseil Home Resident, et avait accepté de nourrir toute une semaine les élèves à la ferme de Juneberry. Les remerciements et l’admiration de ses camarades l’avaient encouragée à recommencer. Et maintenant qu’elle y songeait, elle avait également promis à Moon-Lee de préparer une de leurs recettes fétiches un de ces jours. Il fallait qu’elle se penche sur cette idée.

Retrouvant un ton plus sure d’elle, elle redressa la tête.

« Mais tu as raison, je pense que mon choix est fait. Maintenant, je n’ai plus qu’à faire mes preuves pour que Mme Petit me garde chez elle. »

Et elle y mettrait toute l’énergie et l’enthousiasme nécessaire. Finalement, Eula se permit une dernière gentillesse pour cette journée. Elle s’était énormément reposée sur sa camarade, qui avait accepté de la suivre sans faillir et de la soutenir. Malgré la personnalité acariâtre de la Cervirald, cela méritait bien quelques compliments. Elle laissa un petit sourire timide apparaître sur son visage.

« Je l’ai déjà dit, mais une fois de plus, je tiens à te remercier d’avoir été là. C’était la première fois que je cherchais un travail, et je dois avouer que c’était plutôt éreintant ! J’espère que notre prochaine sortie sera plus détendue. Merci encore, Kyrstie. »

Alors qu’elle parlait, elle fut surprise de voir Keyne déposer devant elles deux assiettes et des boissons, alors qu’elle n’avait encore rien commandé. Elle la remercia rapidement, ses yeux désormais fixés sur la part parfaitement tranchée de l’entremet trois chocolats qu’elle avait aperçu dans la vitrine. Il avait l’air délicieux, mais la confusion et la bienséance lui soufflèrent d’attendre sa camarade avant d’attaquer. La sorcière aux cheveux blancs lui adressa un grand sourire.

« Petit cadeau de ma part, félicitations pour cette journée, tu t’en es bien sortie. Repose-toi, maintenant ! Je n’étais pas sûre pour la boisson, cela dit. Ah, en tout cas, j’espère te voir ici quand je reviendrai les soirs de boulot ! Tu seras bien entendu invitée les soirs si tu souhaites me voir à l’appartement, après le boulot ! »

Cette nouvelle ne tarda pas à ramener le caractère classique de Eula, qui croisa les bras, de manière dramatique en élevant la voix.

« Oh ? Alors comme ça, tu m’offres du gâteau sans me demander mon avis avant ? En réglant toute l’addition toi-même, en plus de ça ! Tu me paieras cet affront plus tard. La prochaine fois, je me chargerai de payer une commande pour toi, et tu ne pourras rien y faire ! »

Sur cette menace des plus ridicules et des plus inoffensives, elles attaquèrent leur dessert respectif tout en sirotant leurs boissons. Dans la chaleur réconfortante du magasin et d’une bonne pâtisserie, Eula se détendit enfin. Elle ne se rappelait pas un moment dans son enfance où elle s’était sentie si apaisée, et prête à baisser sa garde face à autrui. Kyrstie à elle seule incarnait tout ce que Eula aimait à Ilukaan, tout ce qu’elle avait acquis au fil des années : amitié, gentillesse, acceptation… Et à présent, elle était prête à se battre de toutes ses forces pour conserver toutes ces choses qu’elle avait obtenues sans même s’en rendre compte… Même si elle ne l’avouerait jamais.