« Que la fortune des ombres t’accompagne ! »
La voix de sa sœur s’éleva dans les airs. Son rire de crécerelle accompagna la fin de sa phrase et elle fit un discret signe de la main, comme pour le saluer. Seregil se mit à glousser avec toute la joie d’un enfant de cinq ans. La phrase était une petite formule qu’ils s’amusaient à se lancer lorsque l’un d’entre eux partait en expédition dans la maison. Elle était la seule à être restée jouer avec lui. Ses trois autres sœurs étaient déjà parties, les abandonnant à ce petit jeu qu’Adriele et lui avaient inventé ensemble : ils s’imaginaient être des voleurs extrêmement doués, dérobant les riches – autrement dit leur famille – pour non pas donner aux pauvres mais garnir leur propre cache aux trésors. C’est comme ça que sa grande sœur se retrouvait à faire léviter des objets de la maison vers leur cachette secrète – un petit cabanon ignoré de personne. Adriele, à 17 ans, passerait toute sa scolarité à Durmstrang ; comme leur mère avant elle. Elle en était le portrait craché, de ses yeux fins gris en amande à sa chevelure châtain clair très longue. Cela faisait maintenant plusieurs heures qu’ils jouaient comme ça, sans interruption, quand une voix sévère leur parvint aux oreilles. Ni une ni deux, Adriele cessa de faire danser dans les airs le sucrier qu’ils avaient subtilisé un peu plus tôt et lança un regard que Seregil connaissait bien : reste là et ne bouge pas. Et il observa d’un œil fébrile sa grande sœur sortir et se diriger vers la maison. Il n’attendit pas plus de deux minutes avant de la rejoindre.


Seregil a sept ans quand il comprit que le regard froid de son père n’avait rien à voir avec les bêtises qu’il pouvait bien faire. Pourtant, c’est un enfant turbulent et chahuteur, qui ne supporte pas l’inactivité et a toujours besoin d’être stimulé. C’est même pour ça que Saara est restée avec lui aujourd’hui. Mais cette fois-ci, le grondement de la voix de son père n’était pas là pour le disputer. Il était là pour demander pourquoi sa troisième sœur perdait son temps avec lui. Assis sur les dernières marches de l’escalier, Seregil baissa la tête, espérant entendre un peu mieux ce qui se disait ; mais son père l’avait déjà renvoyé deux fois à l’étage et s’il se faisait encore prendre… Ses oreilles risqueraient de siffler. Alors il se contenta de fermer les yeux et de se concentrer très fort sur les bruits qu’il entendait. Tu as d’autr… importantes à fair… Saara tu… 13 ans cette ann… Concentre-toi s… toi… Mais il n’entendit rien de plus, le silence l’accueillant soudainement. Ils avaient certainement bougé de pièce. Seregil resta comme ça un moment, se tâta entre descendre et retourner dans sa chambre. Son visage afficha une petite moue absorbée quelques minutes puis se détendit, ayant pris sa décision. La porte de sa chambre claqua un instant plus tard.


« Seregiiiiilllll ! J’ai quelque chose pour toiiii ! »
Le garçon leva subitement la tête, surpris par l’appel. La porte et la fenêtre de sa chambre étaient grandes ouvertes, si bien qu’il hésita un instant avant de se lever précipitamment vers l’ouverture qui donnait sur le jardin. En bas, Miri faisait de grands gestes à une main, son autre bras semblant tenir… quelque chose… contre elle. Miri était sa deuxième sœur, de huit ans son aînée. Tandis qu’il se penchait dangereusement hors de l’encadrement pour mieux voir, un immense sourire fendit le visage de Miri lorsqu’elle le remarqua. « Descends de là ekorre ! » Sans même relever le surnom par lequel elle venait de l’appeler, Seregil courut comme un dératé dans le sens inverse, sautant les marches trois par trois, manquant au passage de se casser la figure. Il arriva dans l’entrée pile au moment où sa sœur ouvrit la porte, ce qui causa un joyeux bordel de cris, plaintes et autres miaulements. Lorsqu’ils récupérèrent enfin leur équilibre, le regard gris de Seregil fut tout de suite attiré par la petite boule de poil miaulant et vociférant que sa sœur tenait – comme elle pouvait – contre elle. Sans même lui jeter un regard, il tendit ses petites mains vers l’animal, un air extasié sur le visage. Et comme si elle avait senti qu’elle ne craignait rien avec lui, la chatonne jaillit des bras de Miri pour se réfugier dans ceux de son petit frère, qui ne put empêcher un petit cri étonné – et ravi. Il aventura ses doigts dans son poil et l’entendit se mettre à ronronner. « Mais d’où… ? » Miri l’interrompit. « Je l’ai récupérée d’une des fermes par trop loin. Un feu s’est déclaré dans une grange et quand je suis passée devant en vélo, je les ai vus la sortir. Elle avait l’air traumatisée, la pauvre… » L’adolescente avança sa main pour la caresser. « Elle est toute calme avec toi, quand je l’ai ramené j’avais du mal à la tenir ! » Un petit rire lui échappa. « On dirait qu’elle t’a adopté ! » Baissant à nouveau les yeux vers la petite chatonne, il posa enfin la question qui lui brûlait les lèvres. « Tu penses qu’ils seront d’accord pour que je la garde ? » Miri lui ébouriffa les cheveux, un sourire dans la voix. « Je ne vois pas papa la jeter dehors. Et maman sera contente de ne pas devoir aller à Göteborg pour te trouver un animal de compagnie quand tu rentreras à l’école ! Tu as déjà une idée de nom ? » Seregil farfouilla rapidement dans sa tête, essayant de se souvenir des derniers livres qu’il avait lus, des derniers jeux qui avaient retenu son attention. D’une petite voix, il s’exclama : « Ruetha ! »


Cette fois-ci, ce n’était pas Miri qui l’accompagnait – elle fêtait ses 17 ans avec des amis – mais Hilina. Elle était sa plus jeune sœur et venait de rentrer en deuxième année à Ilukaan. Comme moi bientôt… Mais pour ça faudrait déjà que j’arrive à m’en sortir niveau magie ! Seregil pesta intérieurement, ne laissant qu’un profond soupir lui échapper. Hilina lui jeta un regard du coin de l’œil mais ne fit aucun commentaire, continuant de marcher tranquillement dans la ville. Ça faisait maintenant un peu plus d’un an et demi que sa magie s’était éveillée et pourtant, malgré toute l’aide de ses sœurs et de sa mère, il se retrouvait à louper les petits sorts qu'il essayait. Et il rentrait dans moins d’un an à Ilukaan ! En désespoir de cause – et aussi parce que sa famille en avait les moyens – sa mère l’envoya prendre des cours de « Gestion des troubles magiques pour enfants » chez une connaissance à elle, un homme assez âgé. Et c’était aujourd’hui chez lui qu’il se rendait. Mais malgré toute sa mauvaise foi, Seregil ne pouvait nier qu’Aleksander l’avait beaucoup aidé jusque-là. C’était un vieil homme sympathique, toujours partant pour rire et qui arrivait à canaliser ses accès d’impatience et d’irritation – et aussi de découragement. Aleksander avait un tour de force : modérer sa soif de pratiquer tout en essayant de lui apprendre des techniques de concentration, de gestion de flux et d'autres choses un peu compliquées – mais qui semblaient marcher ! Ses parents – sa mère notamment – avaient cherché une explication aux difficultés qu'il rencontrait dans les gènes familiaux, sans trouver d’accroc ; tous deux venaient de famille de sang pur, sans histoire notable. Du côté de sa mère, la famille Lindqvist avait toujours vécu en Suède. Quant à son père, les Bökthersa, bien qu’originaires des montagnes suédoises, avaient émigré à la fin du XIXe siècle au Canada et y restèrent définitivement, octroyant ainsi la double nationalité à Seregil et ses sœurs. Mais à priori, rien n’expliquait les difficultés qu’il rencontrait, si ce n’est peut-être une volonté de vouloir tout apprendre trop vite, à la perfection et sans anicroche.


Les premières années de Seregil à Ilukaan ne furent pas de tout repos. Tout en étant un sorcier de sang pur, il avait déjà accumulé un petit retard par rapport aux autres élèves, qu’il s’efforçait sans cesse de rattraper. Tout jeune déjà, Seregil s’était passionné pour la métamorphose. Se transformer en quelqu’un – ou quelque chose – c’était tellement classe ! Lorsque arrivèrent ses premiers cours de métamorphose, il fut proprement intenable, voulant tout savoir, les sorts comme les enchantements. Il passa au crible ses manuels, s'appliquant comme jamais dans les travaux pratiques. Il ne fallut donc pas attendre longtemps avant que sa magie ne fasse encore des siennes, avec des résultats… étonnants. Avec sa gestion catastrophique et malgré son entrain arriva ce qu’il devait arriver. Un beau jour, sa professeure ne retrouva non pas un jeune garçon mais bien une brique sur le sol de l'amphithéâtre. Il y avait eu une étincelle, et ensuite un bruit sourd et voilà qu'il était là, par terre : une brique ordinaire ! On pourrait en rire aujourd'hui mais ce ne fut pas drôle à l'époque. Il fallut un jour pour le retransformer, et ses parents furent prévenus. Cet évènement – désagréable – lui valut le plus grand savon de la part de sa mère terriblement inquiète, les moqueries les plus malhonnêtes de ses sœurs et le regard le plus attristé d’Aleksander. Seregil comprit à partir de ce moment qu’il n’aurait peut-être jamais la pleine maîtrise de sa magie. Ses problèmes de magie le forcèrent à reconsidérer la place de la magie dans leur monde, tout comme son importance. Mais ce n’est finalement qu’en quatrième année qu’il sentit enfin une amélioration. Bien qu’ayant des résultats parfois surprenants, ses sortilèges ne prirent plus de tournure désastreuse et commencèrent à se stabiliser. Cette bonne nouvelle lui valut également l’approbation de son père, ne voyant plus en lui que ce petit garçon turbulent, capricieux et incontrôlable. Dès lors, Seregil s’épanouit tel un arbre en pleine floraison et reprit sa vie, tel qu’il l’avait laissée quelques années auparavant l’éveil de sa magie. Le seul évènement notable de sa scolarité, jusque-là, fut le redoublement de sa première année de cursus universitaire. Bien que les premiers mois de « Science sociale & internationale sorcière » lui apparurent tentants, il déchanta assez vite : beaucoup trop de cours portés sur le droit et la sociologie à son goût. Il se retrouva bientôt à traîner cette année comme un boulet qu’on aurait attaché à son pied et n’hésita pas un seul instant à changer de cursus, espérant cette fois-ci ne pas se tromper. Et malgré le désaccord que cela créa – une fois n’est pas coutume – entre son père et lui, il s’inscrivit l’année suivante dans le cursus « Communication & littérature sorcière ».


Seregil observe les nuages défiler, poussés par les vents forts de la journée. Parfois, des feuilles arrachées des arbres environnants accompagnent ce ballet, ajoutant de petites touches colorées au travers de la fenêtre. Ses doigts arpentent les cordes de la harpe, interprétant une mélodie inconnue, naissant au fur et à mesure de son humeur. L’air s’engouffre par la fenêtre ouverte, refroidissant la pièce, mais personne n’est là pour lui dire de la fermer. Un plaid recouvre ses épaules, lui communiquant une douce chaleur bienvenue. À côté de lui, une chatte au long poil rayé de noir et de brun émet un doux ronronnement. Ses yeux verts sont à demi fermés et son oreille droite tailladée est agitée de petits mouvements frénétiques. Cachée sous ses pattes blanches repose une baguette, à la base de laquelle est enroulée une fine lanière de cuir. Les notes de musique finissent par ralentir et Seregil laisse tomber sa main, cherchant à tâtons sa baguette. Sans que Ruetha ne soulève une paupière, ses doigts parviennent à trouver le bout de bois et d’un mouvement, d’un murmure, son portable se met à flotter vers lui, émergeant de sous un monticule de feuilles, cahiers, vêtements et… d’autres choses. L’écran s’allume soudainement, accueillant son geste d’une ribambelle de notifications qu’il délaisse sans un regard. Trois messages d’Adriele. Un de Miri. Deux de Saara, étonnamment. Et un autre d’Hilina, ce qui lui fait hausser un sourcil, puis secouer la tête. Chacune de ses sœurs travaille mais toutes trouvent le temps de prendre de ses nouvelles quasi quotidiennement. Sans répondre, Seregil ferme son portable, reposant sa main sur Ruetha. Son ronronnement reprend de plus belle et un petit sourire vient fleurir sur ses lèvres.

(c) Ilukaan