Toute distraction hors de ses révisions était bienvenue.

Il fallait dire que c'était assez lassant, de lire et relire les mêmes cours, les mêmes phrases, les mêmes mots, tous les jours, en appréhendant celui des examens.

Anqiu était travailleuse, forcée par sa famille à poursuivre l'excellence…
Mais elle restait humaine et elle avait bien des raisons d'avoir la tête ailleurs.
À commencer par le contexte politique actuel. Terrible pour une née moldue comme elle. Ne la menaçait-on pas souvent récemment ? Ne la regardait-on pas de travers ; du moins plus sur d'habitude ?

Ce n'était pas un climat idéal dans lequel évoluer.

Quand les temps étaient durs, il était nécessaire de se raccrocher à ce qui était familier…
Et rassurant par la même.

Les puits d'encre qui lui servaient d'yeux se murent vers le thermos qu'elle transportait tout le temps avec elle.
On pouvait déduire beaucoup de la personnalité d'une personne sur l'apparence d'un objet si trivial… et sur ce qu'il refermait.
Ou non !

Celui que la puînée Zheng transportait avec elle au quotidien était transparent, fait de verre de la meilleure facture et pour autant, on ne pouvait pas dire que la demoiselle était transparente, bien loin de là !

Mais qu'est-ce que c'était agréable d'observer les feuilles de thé pliées avec soin se réhydrater lentement, reprendre en taille et en couleur et se mouvoir avec paresse dans l'eau brûlante, ajustée à la température adéquate.

Le cru de longjing était de toute beauté dans le récipient, teintant l'eau d'un vert teinté de jaune comme les feuilles à l'été.

Difficile pour elle de porter son affection envers un autre type de thé.
Native de Hangzhou, il était tout naturel qu'elle préfère le "puits du dragon".

Sa contemplation fut interrompue par un tout jeune homme.

« Elle-même. »

Elle releva le regard et cala une paume sous son menton, offrant un sourire ophidien à son nouvel interlocuteur qu'elle reconnut sans trop de mal.

Damian Desmond, un jeunot qui semblait plus âgé avec l'air sérieux qu'il portait.
C'était mignon.

« Hm ? »

De thé hein ? Il était bien renseigné le gamin. Toutefois, l'Ursirre ne se départit pas de son sourire.

« Hé bien… Tu frappes à la bonne porte ! »

La meilleure, même. Après tout, qui d'autre pouvait se vanter dans l'école d'avoir une famille travaillant dans ce secteur ? Et mieux encore, qui a fait fortune dans celui-ci ?

Anqiu avait beau chercher, elle ne trouva pas d'alter ego à ce niveau.

« Tu es tout crispé… On pourrait croire que tu as bu le poison de la machine qu'ils osent appeler "thé". »

Un gloussement joueur retentit.

Oh il n'était pas compliqué de raccorder les fils pour comprendre la situation.

Toutefois il fallait se rendre à l'évidence…
Une école aussi réputée et hupée qu'Ilukaan pouvait bien contenter ses élèves avec de meilleures boissons.

Parce que la pisse de licorne qui était servie était un affront aux papilles dotées d'un minimum de sens du goût.

Montrant faussement de la discrétion dans son rire, Anqiu porta sa main blanche aux ongles faits avec soin vers sa bouche pour cacher sa bouche rouge qui gloussait doucement, tandis que ses épaules délicates tremblèrent sous le coup de son hilarité ; sans doute de manière un peu exagérée, volontairement.

Puis le pauvre semblait si honteux ! Oh elle ne devait pas se moquer de la sorte.

Quoique...

Oh cela n'avait rien de très méchant. Elle faisait toutes ces cérémonies pour paraître plus sympathique aux autres, plus humaine que le sourire froid et vipérin qu'elle arborait habituellement. La question de si ça marchait toutefois, c'était une autre affaire.

« Oh, pardonne-moi, ce n'est vraiment pas drôle ! »

Au contraire, ça l'était tout de même un peu.

La demoiselle glissa ses lunettes sur le haut de son crâne.

« Assieds-toi donc, histoire que nous poursuivons cette discussion ! »

Ses yeux noirs brillaient avec malice dans la contemplation du plus jeune alors qu'elle posa son petit menton sur ses doigts entrelacés.

Son sourire s'accentua, énigmatique, laissant planer le doute sur ses pensées, comme à l'accoutumée.

« Je vais être honnête, je m'y connais naturellement plus en crus d'Asie de l'Est ! Mais j'ai eu l'occasion d'en boire certains d'Asie du Sud pas désagréables ! Si l'on enlève le sucre que l'on ajoute à la préparation. »

Quelle aberration que d'adoucir du thé. Tous les arômes étaient enlevés... À moins que les feuilles soient si mauvaises que le lait et le sucre parvenaient à rattraper la boisson mais...
Anqiu n'était pas la plus disposée à ingérer du lactose... Et son aversion envers le sucre à outrance était notoire.

« Dis-moi, Damian, c'est ça ? Comment apprécies-tu ton thé ? »

Le regard de la Chinoise était appuyé, son expression tranquille et imperturbable.

« Il n'y a aucun jugement de ma part ! Je cherche juste à bien t'orienter avec une telle question, après tout, l'art du thé est si vaste, je ne vais pas te conseiller du thé blanc si tu apprécies les arômes forts et fumés par exemple ! »

Elle laisse échapper un nouveau gloussement.

Et on n'allait pas gaspiller du thé de la meilleure facture en y ajoutant du lait premier prix et du glucose à n'en plus finir.

Toutefois, paradoxalement...
À moins d'exécuter une aberration pareille, elle ne jugeait pas réellement les goûts des autres dans ce domaine.

Chacun sa tasse de thé, on pourrait dire.

Anqiu fit exprès d'exagérer son expression surprise quand Damian évoqua avec force précision la manière dont il appréciait son thé.
Cela n'empêchait pas son admiration. Ce garçon savait ce qu'il voulait et c'est ça qui transparaissait lorsqu'il décrit la préparation exacte de son thé.

Anqiu était-elle pour autant impressionnée ?

Non.

Chacun avait des goûts particuliers, du moins quand on sortait un tant soit peu de la masse et que l'on n'avait pas des goûts génériques ou que l'on ne se contentait pas de ce que notre interlocuteur proposait sans piper mot.

« Je vois ! »

Ainsi donc, il aimait ce qui avait du caractère mais pas trop ? La manière dont il décrivait son thé ne correspondait-il pas à ce qu'il attendait des gens ?
La Hangzhounaise le dévisagea, la bouche en cul de poule.
C'était intéressant, pour le moins. Et en effet, les goûts pouvaient laisser transparaître bien des choses. Dans le cas du plus jeune, il était possible de le lire comme dans un livre ouvert.

« C'est intéressant. »

Ajouta-t-elle avec un sourire froid mais entendu. Du genre à dire "je t'ai cerné, tu n'as rien à cacher".

Anqiu pouvait paraître glaçante. C'était une vipère qui semblait calme, passive, attentiste... Mais elle n'était pas sans venin.
Si elle était si tranquille, c'était parce qu'elle attendait le moment propice pour frapper, pour se lancer, vive, incisive, serpentine.

L'Ursirre posa ses paumes sur ses jours en souriant.

« Moi ? Oh c'est très spécifique aussi ! »

Gloussement.

« Déjà je l'aime sans sucre et sans lait ! »

Ce qui pouvait paraître étonnant, au vu de la manière dont elle enrobait les choses avec de doux mensonge, qui endormaient ses interlocuteurs. Difficile de se douter, lorsqu'on la rencontrait pour la première fois, qu'elle était aussi impitoyable.
Sans lait non plus, pas d'onctuosité réconfortante, qui portait sur un petit nuage n'importe qui, à la manière d'un verre de lait chaud avant d'aller au lit.

« Et ce sont des saveurs pures ! J'apprécie le thé vert longjing de Hangzhou, particulièrement ! »

Rien qui soit altéré de quelque manière que ce soit. Des effluves simples, herbales qui tranchaient avec son côté superficiel, d'apparence matérialiste, qui appréciait un après-midi de shopping dans des magasins inaccessibles au porte-monnaie du commun des mortels.

Oh elle avait sans doute l'air d'apprécier du bubble tea saturé de sucre avec de la poudre de lait premier prix dans lequel on peinait à distinguer le goût des feuilles infusées dans un gobelet en plastique dont les microparticules se mêlaient au liquide.

Quelle erreur grossière, puisqu'elle n'était naturellement pas férue de ces boissons. Quelque chose de normal quand on connaissait ses goûts.
Porcelaine et feuilles pliées, à peine torréfiées.

Il fallait bien se méfier des apparences.

Pour toute réponse, le sourire d'Anqiu s'accentua de manière énigmatique, comme à l'accoutumée.

Ses doigts fins et blancs s'enroulèrent autour du contenant transparent, qui refermait du thé brûlant et dans lequel les feuilles flottaient paresseusement dans un spectacle reposant.

Soulevant le thermos de verre, la Chinoise le porta à ses lèvres rouges, non sans expirer un petit souffle bref pour refroidir la gorgée qu'elle s'apprétait à boire.

Encore une fois, elle ne cachait point son aise, faisant reluire ses coquins d'yeux noirs.

« Tu es perspicace. »

Sans se départir de son sourire amusé, l'héritière se mit à jouer avec ses mèches sombres, faussement distraite. Damian lui avait donné cette impression. Un jeune garçon observateur. Oh il avait bien du potentiel, il fallait l'avouer. Autant être dans ses bonnes grâces, ça pourrait être utile à l'avenir.

Sans rien laisser transparaître, la Zhejiangnaise reporta son regard d'encre noire sur le pré-adolescent.

« Sans surprise, ce serait du Earl grey mais de bien meilleure qualité ! Rien à voir avec le jus de chaussette proposé par le distributeur ! »

Elle gloussa, enroulant toujours une mèche sombre autour d'un index blanc, pour éviter trop d'immobilité qui pourrait destabiliser.

« Toutefois... Si on veut changer un peu, je te conseille un Oolong sombre, qui se rapprocherait plus du thé rouge... oups, noir !... Que du thé vert. Il faudrait à peine rajouter du lait mais ça promet de te faire découvrir de nouvelles saveurs. »

L'Ursirre planta ses iris dans ceux de son interlocuteur, conservant son sourire vipérin.

« Je t'en fournirai ! »

Mieux valait continuer d'assurer la réputation de sa famille au sein de l'école et ne pas paraître égoïste. N'était-elle pas en campagne après tout ? Il fallait se montrer avenante et disponible.

Ce qu'elle était mais pas forcément auprès du commun des mortels.

Anqiu joignit ses mains, dans une mimique ravie en esquissant le plus sympathique des sourires qu'elle pouvait avoir dans son répertoire d'expressions.

« Parfait dans ce cas ! Reste disponible, je viendrai te voir dans les prochains jours ! »

On ne pouvait qu'encourager une telle passion pour le thé, c'était d'autant plus rare à l'âge du plus jeune.

La Hangzhounaise eut l'impression de se voir dans son cadet, d'une étrange manière, la compagnie de Damian était familière au point de lui rappeler sa propre personne...

Et immanquablement, elle ne pouvait s'empêcher d'être attendrie par une telle présence, comme un spectre du passé. N'avait-elle pas été une enfant aussi passionnée par le thé, grâce à l'influence familiale, notamment...

Mais il n'y avait pas que ça.
Sans savoir comment l'expliquer, elle se sentait proche du jeune garçon...

Non. Elle devait se reprendre. Elle ne devait pas perdre la face, elle devait rester la même, égale, rester en surface, sans déballer le joli papier qui révélerait la psyché de chacun.


Des années plus tôt, Anqiu était une enfant capricieuse mais incroyablement seule, qui flanquait son frère aîné alors que ses parents désertaient la vaste maison parce qu'il était la seule présence qu'elle acceptait.
Et qui l'acceptait.

Alors naturellement, elle avait été frustrée de ne pas recevoir autant d'attention qu'elle voulait de ses parents.
Une poupée, voilà ce qu'elle était pour eux. Une jolie petite fille qui, contrairement à son frère, ne perpétuerait pas le nom "Zheng", et ça c'était un défaut.

Elle n'avait jamais manqué de quoi que ce soit, toutefois, du moins d'un point de vue matériel.

Sa peau froide semblait n'avoir que rarement connu la chaleur de l'affection de son père et de sa mère.

Pourtant, elle savait que ses géniteurs l'aimaient, étaient fiers d'elle... Toutefois, il y avait quelque chose qui manquait...


Et elle ne devait pas penser à tout ça. Comme la brise du delta écarte les nuages, elle chassa ces mauvaises pensées.

« Oh je n'avais pas fait attention à l'heure ! Je vais devoir y aller, à une prochaine fois, Damian ! »

Nouveau gloussement cristallin, froid, détaché et la vipère, serpentine, se faufila hors du Dôme d'un pas léger et souple, en aucun cas alourdi par le poids des tergiversations mentales qui obstruaient son esprit.