Il l’avait senti arriver. Le faux pas de Carmilla, comme la réunion de crise chez les Wang qui allait suivre. Depuis qu’il l’avait surprise avec ce jeune homme, ce blond dont il ne connait rien, il savait que les ennuis se faisaient proches.

Au début, il avait du mal à parvenir à y croire, tant la scène lui avait paru si irréaliste. Puis, il avait été heureux pour la demoiselle, l’espace de quelques instants. Elle lui avait apparu heureuse et elle méritait ce bonheur. Colton se savait bien incapable de lui offrir, alors il était ravi qu’elle trouve chaussure à son pied aussi rapidement.

Hélas, le Violet n’était pas fou non plus, une grande peine s’emparant de lui alors qu’il retourne à son dortoir. Pas vis-à-vis de ses sentiments envers elle, il ne nourrissait pas l’amour qu’elle espérait envers elle. Non, il avait du chagrin en s’imaginant les conséquences désastreuses qui allaient retomber la jeune femme comme une épée de Damoclès s’abaissant pour lui donner le coup final dans cet enfer sans fin.

Il reçut la convocation pour la Corée assez rapidement, presque trop à son goût. Il savait bien que les deux familles possédaient des espions à Ilukaan, chargés d’observer leurs faits et gestes, il l’avait bien appris à ses dépends autrefois. Néanmoins, il fut surpris de la vitesse à laquelle les informations avaient été transmises. Quelles informations, d’ailleurs ? Cela l’inquiétait d’autant plus alors qu’il prépare ses affaires pour le retour à la maison mère. Était-ce encore sa maison après toutes les épreuves qu’il avait dû traverser pour elle ? Est-ce qu’il s’y sentirait encore chez lui ? Il connaissait déjà la réponse à cette question, depuis maintenant cinq ans. Toutefois, il était de son devoir d’y retourner une nouvelle fois, alors il s’exécutait, anxieux des propos qu’allaient subir ses oreilles. Non, vraiment, rien n’allait juste, une fois encore. Mais il se devait d’essayer, pensait-il alors qu’il toucha le Portoloin le conduisant dans les contrées de son enfance.

Rien n’avait changé, ni les jardins, ni la maison. Pourtant, toutes ces senteurs, qui lui semblaient autrement familières lui paraissaient désormais inconnues, remplies d’amertume et peut-être même de poison. Alors qu’il franchit la porte d’entrée, il s’attela à monter ses affaires dans ce qui lui faisait office de chambre à coucher, avant de se changer pour arborer une tenue plus traditionnelle. Par la suite, il descendit pour se rendre jusqu’à la grande salle de conseil, une pièce immense dans laquelle se trouvent quelques objets faisant écho aux prouesses des Wang depuis des générations et où trône en son centre une spectaculaire table ronde pavie de fauteuils de velours aux teintes rouges et vertes.

Il lui regarda tous un à un, leur faisant face. La plupart semblaient éprouver de la tristesse à son égard, d’autres de la pitié, quand ce n’était pas de la colère. Il leur fit tous face, les regardant chacun dans les yeux.  S’ils cherchaient à lire en lui comme dans un livre ouvert, et bien soit. Il ne fuirait pas. Ils n’avaient qu’à voir en lui et comprendre que la situation ne méritait pas une telle fin. Puis, lui aussi cherchait des réponses en chacun, bien qu’il n’en vît aucune qui lui convenait. Même chez les personnes dont il se considérait le plus proche. Son père, son regard gris et froid, ne laissait entrevoir qu’une colère froide, comme le calme avant la tempête. Sa mère, d’ordinaire plus tempérée et chaleureuse, n’arborait qu’un air attristé. Même sa sœur, sa plus proche amie et son véritable rayon de soleil, n’avait laissé place qu’à un rideau de pluie et de brouillard. Il prit alors place aux côtés de son père sans un mot, prenant une grande inspiration avant la plongée en apnée qu’il s’apprêtait à commencer.

Autant dire que tous les jurons les plus infâmes et les malpropres y étaient passés, au grand malheur de l’héritier. L’anglaise n’était pas cette personne qu’ils décrivaient, elle n’avait rien d’un monstre ou d’un succube. Non, elle n’était rien de cela. « Catin » « pédante perverse » « démon », … tant de mots qui rendirent le cœur de Colton dans sa poitrine. Trop lourd, il ne pouvait pas les laisser dire de la sorte. D’autant qu’il n’avait pas oublié tout ce qu’il avait pu être dit au sujet de Meulin quelques années plus tôt.

Ainsi, pour la première fois de son existence, il surprit tout le monde en prenant la parole pour atténuer les propos rapportés par les espions, déformant totalement la vérité. Se nourrissant des souvenirs de sa relation avec Meulin, couplés aux nombreux moments passés au côté de l’anglaise, il s’imposa. Il tremblait, certes, mais sa voix était emplie d’une assurance comme elle l’avait rarement été jusqu’à lors. Il s’investit alors corps et âme dans son discours, utilisant ses talents d’orateur pour convaincre son audience, décontenancée par une telle attitude de la part de Colton.

Cependant, ce n’est pas ce qui les fit changer d’opinion pour autant. Du moins, pas dans les conséquences de cet « affront ». Ils furent stricts, définitivement trop stricts. N’était-ce pas eux qui induisaient ce genre de comportements impulsifs, à mettre leurs héritiers sous pression tout le temps ? N’était-il donc pas normal qu’ils puissent chercher un peu de réconfort ailleurs ? N’avaient-ils donc pas eux-mêmes pu fauter dans leur jeunesse ? Personne ne devrait avoir à payer si cher une errance de jeunesse.

Cela désespéra le jeune héritier, dont le cœur battait encore à la chamade après tous ces débats stériles. Son opinion sur le sujet avait été balayé d’un revers comme un moustique bourdonnant trop près de l’oreille. Il y avait mis tout ce qu’il pouvait pour défendre Carmilla, mais personne ne pouvait venir à bout de dynasties de traditions aussi facilement… Une violente frustration s’empara du sorcier, qui sortit de la salle dès qu’il put pour prendre l’air, air qui lui était devenu irrespirable dans cette pièce. Il étouffait, par manque de liberté, par frustration, par manque de reconnaissance de ce qui est supposé être les siens.


Il se rendit alors dans les jardins, le seul endroit de la propriété qui ne lui paraissait pas encore corrompu par toutes ces manigances. Profitant de ce moment de solitude, il versa alors les larmes qui lui brûlaient la peau tel le soleil en été. Il aurait pu crier, personne ne l’aurait entendu. Néanmoins, sa voix était désormais éteinte, incapable de se réveiller après toutes les paroles sincères qu’elle avait pu porter.

Quelques temps plus tard, sa sœur le rejoignit. C’était une partie du jardin où ils avaient tous deux eu l’habitude plus jeunes de se rendre leurs morals étaient en berne. Elle ne dit rien, se contentant de passer sa main dans son dos. Elle savait que c’était tout ce qu’elle pouvait faire pour lui à l’instant présent. Elle aurait pu lui raconter ses incroyables aventures, si son propre cœur n’était pas lui aussi au sommet de sa forme. Elle aussi s’était montrée impuissante face aux autres, alors qu’elle croyait fermement aux propos de son frère. Bien sûr, elle savait que son opinion à elle aurait encore moins d’importance. Toutefois, elle ne put s’empêcher de se demander qu’est ce qui pouvait être assez fort pour avoir fait sortir son aîné de sa passivité…

Il n’en dormit pas de la nuit. Ou peu, il ne savait plus très bien. Tout était devenu si flou, il était passé par tant d’états et d’émotions qu’il ne pouvait ce qu’il ressentait où et quand. Tout ce dont il était certain, c’était que les hiboux étaient partis pour l’Angleterre, les contrats brûlés puis jetés à la mer. Il s’était encore une fois retrouvé spectateur de ce que la vie avait à lui offrir, contre sa volonté cette fois-ci, ce qui lui était d’autant plus désagréable. Carmilla allait être plus que malheureuse, entraînant avec elle son futur ex-fiancé. C’était peut-être pour cela qu’il lui avait envoyé un message plutôt formel, comme une sorte de rédemption pour avoir échoué à ne pas avoir convaincu sa famille. Bien que, dans l’état des faits, cela ne changerait rien pour la jeune femme.

Qui savait quel malheur et quelle sanction allait tomber sur la Violette. Rien que d’y penser, des frissons parcouraient sa moelle épinière. Dans son cas, il savait pertinemment que cela aurait conduit à un déshéritage total et un internement dans le domaine et ses alentours pendant un bon moment. Au fond de lui, il espérait que les Strocker seraient plus cléments, en essayant ces gros doutes sur le sujet dans un placard. Une chose était certaine, c’était que son inquiétude et ses tourments envers l’artiste n’allaient pas s’envoler de sitôt. Décidément, ils étaient déjà liés pour le meilleur et pour le pire, nul besoin de mariage pour cela.

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Colton rentre alors dans son dortoir, les cernes grosses comme les valises qu’il rapporte avec lui. Il n’a pris le temps de les masquer ni de les corriger, cela ne lui serait d’aucune utilité. Puis, il n’a honnêtement pas la force. La seule force qu’il trouve est celle d’aller se coucher directement dans son lit, sans même prendre le temps de défaire ses bagages. Il fixe alors le plafond, se demandant ce qu’ils trouveront dans cette descente aux enfers.