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L’espace légèrement enfumé par les volutes vaporeuses alentours, imbibées d’une senteur âcre qu’elle ne connaissait que trop bien. L’envie soudaine de porter une cigarette à ses lèvres la saisit.

Cette accalmie étrangère causée par l’heure tardive (cela ne faisait nul doute, les lieux étaient davantage habités, habituellement), et qui la laissait cruellement aux prises avec les démons qu’étaient ses tourments. Elle aurait préféré y voir du monde. Apercevoir ces rassemblements bariolés, ses sens saisis par les cacophonies dispersées. Aujourd’hui, elle était seule, installée à une table isolée dans un silence qui lui causait presque un mal de tête. Il lui sembla même que la vue du paysage obscurci par la nuit à l’extérieur lui intimait de rentrer. De faire demi-tour.

Elle avait laissé s’écouler dix longues minutes sans toucher sa boisson, agitant distraitement son verre entre ses doigts et remuant son cocktail édulcoré avec une indolence qu’on ne lui connaissait pas, témoignant sa distraction. L’allure étonnamment languissante, son menton reposant dans le creux de sa paume fragile, la jeune femme aux longues bouclettes cuivrées se contentait de détailler sa liqueur, pensive.

La puissance de l’alcool contenu dans son verre commençait très certainement à saisir son esprit peu à peu, qui se faisait un peu plus nébuleux au fil des secondes qui défilaient. Pas assez pour que sa raison ne la quitte, cela dit. N’avait-elle pas demandé à ce que l’on y intègre qu’une très faible dose ? Sa mémoire fut alors l’instigatrice d’un ravivement de souvenirs soudain : elle ne sut pour quelle raison elle se remémorait une phrase d’une œuvre qu’elle avait lue par le passé. Sans même y prêter attention, elle répéta ces mots d’une voix chuchotée, sur un ton brisé, affaibli par la fatigue.

« Tant pis pour ceux qui craignent le vin, c’est qu’ils ont quelque mauvaise pensée qu’ils craignent que le vin ne leur tire du cœur. »

Un vague sourire saisit ses lèvres. Sa tête s’inclina un brin avec une mollesse flagrante, le regard perdu irréversiblement rivé vers cette boisson qu’elle ne se décidait plus à boire.

Jelila avait passé une mauvaise soirée.

N’étaient-ce pas là les aléas de la vie étudiante ?

Préférant s’épargner les souvenirs des reproches que l’on a pu lui adresser pour sa surveillance d’enfants, la porteuse de harqûs vida le contenu de son verre d’une traite : fini de se perdre en atermoiements inutiles : qui la regarderait ? Elle n’était qu’une silhouette parmi tant d’autres, et n’étaient-ils pas tous comme elle ici, après tout ?

Pour que la Maghrébine en vienne à penser ainsi, nul doute que ce n’était pas qu’un soupçon d’alcool qui avait été ajouté à son cocktail.

Un lourd soupir s'échappa d'entre ses lèvres. Jelila réfléchissait trop.

Elle éloigna son contenant (à présent vide) pour le mettre hors de portée de main, évitant de céder de nouveau. Fort heureusement, elle n’était pas encore entièrement saoulée, quoiqu’un brin éméchée. Dans une énième tentative de se distraire, elle navigua quelques secondes sur son téléphone, mais s'en lassa bien vite. Prise d’épuisement, elle croisa alors ses bras sur la table pour y enfouir son menton et observer, d’un œil curieux, les lieux un peu trop vides. Un peu trop silencieux.

Aujourd’hui, elle ne souhaitait pas rester seule.

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Peut-être ce soir, le bar était-il destiné à n’accueillir que les âmes égarées, en proie à la frustration ou au chagrin. Celles qui n’avaient peut-être pas l’impression d’être dans les bonnes grâces du Ciel, dernièrement. Pourtant elles savaient, malgré tout, que ces sentiments leur passeraient. Seules, néanmoins ? Elles avaient le droit d’en douter.

Des bruits de pas vinrent ébranler ce calme que Jelila ne supportait plus.

Les iris agitées de la Maghrébine avaient d’ores et déjà happé le regard moiré de ce jeune homme qui s’approchait de sa table, et dont la simple présence suffisait à administrer un peu de baume à ce cœur bien lourd, ce soir. Jelila l’a entendu, vu, et elle ne s’embêta pas à réajuster sa position un seul instant. Peut-être avait-elle fini par s’habituer à se présenter à lui dans un état plus que discutable : d’abord la cigarette, puis une détresse nocturne, à présent l’alcool. Voilà qu’il appelait son nom avec cette confusion qu’elle ne put décemment lui reprocher, et sa vision brumeuse s’éclaircit une seconde. Cette voix qui lui avait tant manqué s’était rapidement frayée un chemin jusque dans les méandres de son esprit nébuleux pour lui rappeler que tout de suite, Jelila n’était plus elle-même.

Elle ne lui offrit aucune réponse.

Mais elle était heureuse de le voir.

Sans ouvrir la bouche pour le moment, elle lui tendit un sourcil curieux avant de le juger d’un œil perplexe : lui, puis ce qu’il tenait entre ses mains, un vague sourire aux lèvres. Non, face à elle, il ne faisait effectivement pas bonne figure. Mais à l’heure actuelle, ce n’était pas comme si elle s’en souciait plus que cela. Aussi égoïste ce sentiment puisse-t-il être, elle était presque soulagée de voir qu’elle n’était pas l’unique intoxiquée ici.

« Tu seras étonné aussi d’apprendre que j’ai épuisé mon paquet de cigarettes. Tu en as une pour moi ? »

La question lui échappa avec un naturel déconcertant. Jelila jugea qu’il était tout de même temps de se redresser - pas trop vite, pour éviter qu’un mal de tête ne la saisisse. D’un geste furtif de la main, elle jeta sa crinière rebelle dans son dos, tout en se retenant très certainement de laisser évacuer sa frustration par le biais de ses larmes (vu la manière dont ses cils papillonnaient). Dans l’espoir de se distraire, elle fit mine de river son attention vers son verre - vide - qu’elle saisit entre ses mains décorées de ces arabesques florales qu’on lui connaissait bien maintenant.

« Ça … pourrait aller mieux. » répondit-elle avec un furtif haussement d’épaules, de cette voix subtile qui semblait prête à se fêler à tout moment. Elle aimerait cela dit profiter de sa présence sans qu’il n’ait besoin de la consoler à chaque fois, peut-être finira-t-il par s’en désespérer. Elle avait si peu l’occasion de le rencontrer, et ces derniers temps, Jelila s’était surprise à vouloir le voir plus que de raison. « Ça passera. » ajouta-t-elle alors, en essayant tout de même de lui adresser un sourire qu’elle voulut rassurant.

Tandis qu’elle se décalait dans l’optique de lui laisser un peu de place, sa curiosité (et son souhait de laisser de côté l’objet de ses tourments pour le moment) la poussa à relever un instant son regard en direction de cette autre personne mentionnée par Solomon et à qui elle fut brièvement comparée. Ses prunelles entrèrent alors en contact avec les caractéristiques physiques de ce jeune homme qui … lui rappelait terriblement quelqu’un.

Étrangement, dans sa tête, sa figure demeurait indistincte. Terriblement vague. Son esprit était-il encore plus pris par l’alcool qu’elle ne l’avait pensé ?

Mais le frisson qui la parcourut fut instantané.

Son regard agité, qu’elle peina à détacher de cette silhouette lui inspirant un malaise absolument incontrôlable, demeura alors irréversiblement rivé vers Aaron. La nuit, le froid, l’irréel. C’était tout ce qu’il lui évoquait. Un enchevêtrement d’impressions négatives qui l’avait saisie sans même qu’elle n’ait le temps de comprendre pourquoi.

« Aaron, tu dis … ? » laissa-t-elle échapper presque sans réfléchir.

Un soubresaut la secoua subitement, comme si elle réalisait son erreur, et s’empressa de tourner le dos à ce Lupy à la chevelure aussi sombre que celle dont elle s’était fait l’image dans ses cauchemars. Par-dessus le marché, il avait fallu qu’elle choisisse une table placée droit devant la sienne, à quelques mètres à peine. Elle porta une main à sa tempe, comme dans une tentative vaine de dissimuler son visage.

Ce fut un murmure plaintif qui lui échappe, un bruissement aiguë, à peine audible, à la manière d’une souris qu’on aurait prise au piège.

« C’est vraiment Aaron. »

Ses paupières closes, comme si elle contrait intérieurement des images qu’elle préférait s’épargner, elle n’accorda que peu d’importance à l’embarras dans lequel elle plongeait de son plein gré.  

« Je l’ai regardé. Il m’a vu ? Dis-moi qu’il ne m’a pas vue. »

Elle le pressait d'un regard presque implorant, lui intimant de lui fournir la réponse qu’elle souhaitait : après cela, Solomon ferait diversion, et Jelila en profiterait pour fuir.

Ne s’agissait-il pas là du meilleur plan qui soit ?
Si seulement on faisait en sorte de lui faciliter la tâche.