Aussi loin qu’il se souvienne, Atsushi a toujours été entouré par des livres. Il faisait partie de ces enfants ayant su lire très tôt et il avait beau y réfléchir, il n'arrivait pas à trouver de souvenirs plus anciens que lui lisant des contes, appuyé contre la grande bibliothèque dans le bureau de son père. Il y a toujours eut beaucoup de livres chez eux, beaucoup de classiques de la littérature japonaise, sûrement parce que c’était la passion de sa mère, qui en avait fait son métier et enseignait cette matière dans un lycée. C’était aussi sûrement pour ça qu’Atsushi portait l’exact nom et prénom d’un grand auteur du début du XXème siècle, l’occasion avait dû être trop belle pour envisager l'appeler autrement. Enfin, tout ça n’étaient que des “sûrement” et ils le resteraient, ce n’était pas comme s’il pouvait lui poser la question. Atsushi n’avait jamais connu sa mère qui avait eu un accouchement très compliqué auquel elle n’avait pas survécu. Avec son père, ils ne parlaient jamais d’elle, leurs relations avaient toujours été assez froides et il n’avait jamais osé lui poser de questions à son sujet. Au fond de lui, il savait depuis qu’il était enfant que son père lui en voulait, qu’il soit en vie et pas elle, il n’avait jamais vraiment senti d’amour de sa part, uniquement du ressentiment. Il ne connaissait rien de cette femme, tout ce qu’il restait d’elle, c’était quelques photos et une immense pile de livres. C’était sûrement pour ça, qu’il avait passé toute son enfance à lire le contenu de cette bibliothèque, en lisant avec attention les livres qu’elle avait aimé, c’était un peu comme s’il tissait des liens avec elle à travers ces pages.

Si Atsushi aimait tant passer son temps libre dans ce bureau, c’était aussi pour profiter du calme et de la solitude qu’il offrait. Avant sa naissance déjà, ses parents étaient famille d’accueil et s’occupaient temporairement d’enfants et d’adolescents qui n’avaient personne d’autre pour prendre soin d’eux. Avant que sa mère ne tombe miraculeusement enceinte, ils ne pensaient pas pouvoir avoir d’enfants et compensaient ce manque en s'occupant de ceux des autres. Même après avoir perdu sa femme, son père continua à avcueillir de nouveaux enfants et ainsi la maison n’était jamais vide. Ces enfants ne restaient jamais très longtemps, certains quelques mois, d’autres quelques années tout au plus, créant ainsi une animation constante chez eux. Dans un sens, c’était une bonne chose, Atsushi n’osait même pas imaginer l’ambiance anxiogène qui aurait régné chez eux s’il avait été seul en tête à tête avec son père. Et pourtant, malgré la bonne humeur qu’ils emmenaient dans cette maison en deuil, il ne pouvait pas s’empêcher de jalouser ces enfants qui semblaient recevoir beaucoup plus d’affection et d’attention que lui. Si c’était pour voir son père agir de façon si chaleureuse avec eux et le laisser de côté, il préférait s’isoler au milieu des livres.




Atsushi était vite devenu un enfant timide et renfermé. Il ne parlait jamais aux repas de “famille” où tout le monde semblait tant s’amuser, il ne jouait jamais avec les enfants qui vivaient chez eux. A l’école également, par habitude, il restait seul dans un coin avec un livre. Tout le monde pensait qu’il était simplement un enfant solitaire et que ça n’avait rien de grave. La vérité était qu’il avait peur de cette solitude, il aurait tellement aimé avoir quelqu’un avec qui parler de ses problèmes, quelqu’un qui soit à ses côtés de ce quotidien froid et triste, quelqu’un lui disent que peu importe comment son père le regardait, il avait le droit d’être vivant. C’est une question qu’il s’était posée tout au long de sa vie, “est ce que je mérite que ma mère soit morte pour moi?”. Il n’avait jamais eu le courage de le demander à quelqu’un, il avait trop peur de la réponse, il valait mieux continuer d’avancer dans le doute que de vivre avec la pire des réponses possibles sur la conscience. Il se doutait bien de la réponse que lui aurait donné son père de toute façon. Il n’avait jamais eu de tact avec Atsushi, il était toujours là pour le rabaisser ou pour lui dire une remarque désobligeante. C’était soit disant pour l’endurcir, parce qu’il était un gamin pleurnichard et bon à rien, mais tout ce que ces paroles réussissaient à faire, c’était briser un peu plus sa confiance en lui.

Les enfants de passage chez eux n’aidaient pas. Ca aurait été si facile de se dire que son père était juste un homme froid et détestable, qu’il était le problème dans cette histoire, mais ce n’était pas le cas. Il n’était pas comme ça avec les autres enfants, il était affectueux avec eux, il ne leur faisait pas de méchantes remarques injustifiées et se comportait avec eux comme un bon père avec eux. Atsushi trouvait ça si injuste de sa part, parce qu’avec cette attitude il était forcé de voir que c’était lui le problème et que si son père était plus dur avec lui qu’avec tous les autres, c’était parce qu’il ne méritait pas sa gentillesse. Ca lui avait mis encore davantage en tête qu’il était moins bien que les autres. Certains enfants en profitaient bien. Dans sa vie, Atsushi avait vu passer beaucoup de gens de passage chez eux, autant de personnalités différentes parmi lesquelles il y avait des petits anges comme des crapules. Dans ce genre de foyer, être l’enfant biologique ce n’était pas particulièrement bien vu, ça attirait la jalousie de certains, même s’il n’y avait vraiment pas de quoi être jaloux. Ainsi, parmi la multitude d'enfants qu’ils avaient accueilli, il y en avait forcément eu quelques uns dans le tas qui en rajoutaient une couche quand son père le rabaissait. Atsushi était un enfant fragile, c’était si facile de le faire pleurer avec une petite remarque méchante et certains en profitaient bien




Il eut fallu attendre ses 8 ans pour qu’Atsushi en ait marre. Après tant d’années à se faire rabaisser par son père, à attendre qu’on lui dise que ce n’était pas sa faute si sa mère n’était plus et qu’il méritait de vivre, il était arrivé à bout. Qu’est ce qui s’était passé ce soir-là pour qu’il craque? En vérité, rien qui sortait de l’ordinaire. Il était rentré de l’école avec une mauvaise note et s'était fait disputer par son père pendant que les autres enfants étaient dans leur chambre. Il détestait se retrouver seul à seul avec lui, il mâchait encore moins ses mots quand il n’y avait pas de témoins. Atsushi se retrouvait en larmes, à devoir supporter en silence un énième discours sur le fait qu’il n’était qu’un bon à rien et une honte pour ce pays entier. Il en avait marre, oh tellement marre de toujours se faire rabaisser, d’avoir toujours l’impression d’être un minable qui ne méritait pas d’exister. Il aurait aimé, rien qu’une fois, que son père soit gentil et compréhensif avec lui, qu’il lui dise les mots qu’il avait besoin d’entendre depuis si longtemps. Il aurait aimé lui faire comprendre à quel point il vivait mal toutes ces remarques, il aurait aimé lui dire d’arrêter, mais comme toujours il restait immobile face à toutes ces critiques, tremblant la tête baissée, aucun mot ne voulant franchir ses lèvres.

Les lumières dans la pièce vacillaient au fil des mots de son père, blessant Atsushi autant que s’il avait été transpercé par un coup de couteau. Il avait envie de partir très loin d’ici, d’aller se cacher dans un endroit où il ne pourrait plus entendre aucun de ces mots. Il voulait fuir dans un endroit où il n’aurait plus jamais à entendre qu’il était inutile. Et pourtant ses jambes refusaient de bouger. S’il essayait de partir, il serait vite rattrapé et il avait peur de mettre son père encore plus en colère. Il aurait aimé pouvoir devenir invisible et disparaître de cette pièce. Soudain, une ampoule du plafonnier éclata, suivi d’une deuxième, chaque ampoule de la maison explosa successivement de manière à ce que le couloir, la pièce, le jardin se retrouvèrent dans le noir complet. Atsushi ne voyait plus rien, ce qui voulait dire que son père non plus. C’était l’occasion de partir très loin de ces réprimandes, de fuir le plus vite possible pour ne pas avoir à subir d’autres remarques pour ce soir. Avec l’adrénaline, il n’avait pas réfléchi un instant avant de s’élancer dans la direction de la sortie la plus proche. Evidemment, courir dans le noir complet ne s’était pas avéré être une très bonne idée, au bout de quelques pas il trébucha, perdant l’équilibre avant de tomber sur un radiateur allumé et très, très chaud. Est ce qu’un radiateur était censé être aussi chaud que ça? Probablement, vu que ce rapide contact avait réussi à le brûler assez gravement pour qu’il en garde des marques toute sa vie.




Quelques jours plus tard, des personnes en uniforme étaient venus chez eux. Atsushi s’était dit qu’il s’agissait d’une équipe d’une compagnie d’électricité qui venait enquêter sur la drôle de surtension électrique qui avait cassé les ampoules et fait surchauffer le radiateur. Il n’en était rien. Ce jour là, ce sont des membres du ministère de la magie japonais qui étaient venu les prendre à part, son père et lui. Ce qui s’était passé ce jour-là n’avait rien d’un problème électrique, c’était de la magie. N’importe quel enfant aurait sauté de joie en apprenant être un sorcier comme dans les livres, même Atsushi aurait pu apprécier le fait de se sentir spécial s’il n’y avait pas eu le regard glacé de son père. Quand on lui apprit qu’il allait falloir envoyer son fils dans une école de magie pour qu’il apprenne à maîtriser ses pouvoirs, tout ce que cet homme avait retenue c’est qu’en attendant Atsushi pouvait être un danger pour les autres et pour lui-même. Le programme de Mahoutokoro commençant à l’âge de sept ans, il était un peu tard pour qu’il puisse y entrer, il avait donc été décidé qu’il allait étudier à l’école de magie internationale située au Canada, sans qu’il ait eu son mot à dire sur son avenir. Est ce que c’était une façon de se débarrasser de lui? L’envoyer à l’autre bout de l’océan et ainsi pouvoir se concentrer sur les enfants qu’il préférait à lui? Pour Atsushi c’était la seule option envisageable. Être un sorcier, ce n’était pas vivre une aventure fantastique digne d’un conte, c’était juste supporter ce quotidien solitaire encore trois ans avant qu’on dispose de lui comme un vieux jouet dont plus personne n’a besoin. La réalité était si triste par rapport à la fiction.

Ces trois ans passèrent sans qu’il y ait quoique ce soit de pertinent à raconter. Rien n’avait changé, au final être un sorcier n'était pas une nouvelle excitante et les jours s'enchaînaient comme si rien ne s’était passé. Le jour du départ était arrivé lentement sans être spécialement attendu. Atsushi avait préparé ses bagages et dedans il y avait principalement ces livres que sa mère aimait tant, en grande partie des oeuvres de l’écrivain qui lui avait donné son prénom. Il allait se retrouver bien seul au Canada et il sentait que plus que jamais, il allait avoir besoin des peu de choses qui le liaient encore à elle. Le trajet en direction de l’aéroport s’était fait dans le silence sans que personne ne s’en plaigne. C’est à la dernière minute que son père prit la parole. Son fils allait s'engouffrer dans un couloir réservé aux passagers pour partir à l’étranger pour plusieurs années où ils n’allaient presque pas se voir, il devaient bien avoir une dernière remarque à faire… “Atsushi, quand tu te retrouveras tout seul dans cette école, s’il te plaît, ne te déteste pas. Si tu dois haïr quelqu’un alors détestes moi à la place.” Ah, ça c'était inattendu. C’était la première fois en onze ans qu’il avait réussi à vraiment lui parler.




Pendant le voyage, Atsushi avait relu en boucle le flyer présentant l’école qu’ils avaient reçu, et pourtant aucune relecture ne pouvait le préparer à la réalité des choses. Le campus d’Ilukaan était bien plus impressionnant que ce qu’il avait imaginé, il sentait qu’il allait vite s’y perdre. Cependant cette sensation de grandeur n’avait rien d’angoissante, ça ne l’aurait vraiment pas dérangé de passer quelques heures à errer entre les beaux bâtiments pour chercher son chemin. Tout le stress concernant son départ qu’il avait accumulé ces trois dernières années semblait s’être envolé pour laisser place à un peu de magie. Il avait redouté le jour de sa rentrée à Ilukaan, il s'attendait à ce que ce soit un jour triste passé à se sentir abandonné par sa famille, pourtant il n’en fut rien. Attendant sagement dans le dôme au milieu de ce qui allaient devenir ses camarades de classe, Atsushi se sentait pour la première fois étrangement à sa place.

Tout le monde avait l’air plus ou moins nerveux en patientant près de la fontaine. Après tout c’était un simple regard dans son eau qui allait déterminer dans quelle maison ils allaient passer le reste de leur scolarité. Atsushi savait très bien que peu importe le résultat, ça ne changerait pas grand chose, que plus tard toutes les options et tous les cursus lui seraient accessibles, et pourtant il y avait quand même une maison qu’il voulait intégrer plus que les autres.  Les élèves défilaient dans la file devant lui et il croisait les doigts pour rentrer à Ursirre, la maison de la magie défensive. Il aurait tant aimé pouvoir devenir quelqu’un capable de protéger les autres, de les défendre, d’être là pour eux, peut être que comme ça il pourrait se sentir moins inutile. C’était vraiment la maison qu’il lui fallait, mais malheureusement pour lui, ce n’est pas le reflet d’un ours qui apparut dans la fontaine quand ce fut son tour. Le cri d’une chouette retentit à travers le dôme et il eut du mal à cacher sa déception en allant prendre place auprès des autres Strixyst. Cette déception disparut bien vite devant l’accueil de ses aînés, tout le monde avait l’air si gentil... Il ne fallait pas se laisser abattre dès le premier jour, comme dit, à la finale les maisons importaient peu, il pourrait toujours s’orienter vers la magie défensive plus tard. Ilukaan était un nouveau départ et aucune fontaine ne pourrait l’empêcher de devenir quelqu’un dont il puisse être fier.



Être à Ilukaan s’était avéré être plus amusant que ce qu’il avait imaginé. Entre les différentes activités proposées au sein du campus et les événements organisés par le conseil, il y avait toujours une bonne ambiance qui régnait sur l’école. Les dortoirs étaient aussi une expérience sympathique, bon, il y avait bien un élève dans sa chambre qui passait son temps à lui faire de mauvaises blagues et à abuser de sa naïveté pour lui raconter tout un tas de bêtises, mais à part lui il y avait surtout des élèves plus âgés qui l’aidaient et lui donnaient des conseils. Petit à petit Atsushi s’ouvrait aux autres, au point qu’au bout de quelques années il ne restait en apparence plus rien de l’enfant timide et renfermé qu’il était. Il avait passé sa vie entière à attendre que quelqu’un vienne lui tendre la main et illuminer sa vie. Il avait fini par en avoir marre d’attendre et était devenu cette personne à la place. Il était toujours plein de bonne humeur, toujours souriant, toujours là pour venir en aide à ceux qui avaient besoin de lui. Il se comportait avec les autres comme il aurait aimé qu’on se comporte avec lui quand il vivait encore avec son père et ça l’aidait plus qu’il ne l’aurait pensé. Quand il rendait service aux autres et se montrait gentil avec lui, il se sentait mieux par rapport à lui-même, il ne se sentait pas inutile et dans ces moments, toutes les méchancetés que son père lui avait dit semblaient disparaître de son esprit. Quand il faisait de bonnes choses et rendait le sourire aux gens, il se disait que sa mère n’était pas morte pour rien.  Ses années à Ilukaan auraient pu se passer comme le reste de sa vie, à s'apitoyer sur son sort dans une bibliothèque mais il avait décidé que les choses seraient différentes, il avait décidé de changer, il avait décidé d’essayer d’être heureux.

Atsushi avait beau être devenu quelqu’un de très sociable, tout n’avait pas changé pour autant. Il faisait partie de ces gens qui sont “amis” avec tout le monde sans vraiment être particulièrement proche de quelqu’un et cette proximité lui manquait un peu. Il aurait aimé avoir quelqu’un à qui se confier, à qui parler du fait que malgré tous ses efforts il continuait de se détester et de se déprécier. Il n’y avait personne à qui il aurait osé dire ça. Les gens l’appréciaient parce qu’il était toujours souriant et serviable, qu’est ce qu’on penserait de lui s’il racontait des choses aussi tristes? On venait le voir pour retrouver le moral, pas pour entendre ses problèmes de confiance en lui. Il gardait tout au fond de lui et continuait d’avancer sans arrêter de sourire.




Sa septième année à Ilukaan s’était terminée et il avait fallu choisir un cursus universitaire. Atsushi y avait beaucoup réfléchit, et depuis le jour de sa cérémonie, son envie d’être quelqu’un capable de protéger les autres n’avait pas diminué. Au contraire, elle s’était renforcée avec les années, il n’y avait rien qui le faisait se sentir mieux que de venir en aide aux autres et il savait que c’était sur cette voie qu’il devait se diriger. Il avait toujours été un élève moyen, et il savait qu’il se dirigeait vers des cursus difficiles, mais il s’en fichait. Il s’en serait voulu d’avoir laissé passer sa chance, il avait décidé que plus tard il ne voudrait rien regretter, il pourrait toujours avoir des remords d’avoir fait le mauvais choix, mais il ne voulait jamais regretter d’être resté à ne rien faire. Il avait déjà passé tellement de temps à être inactif, il ne voulait plus jamais laisser passer une occasion de vivre pleinement sa vie.

Il avait déposé deux vœux à la fin de l’année, pour le cursus Auror et défense magique et pour le cursus Justice magique. A la finale, il n’avait été pris qu’en Justice magique mais ça lui importait peu. Il avait essayé et il était déjà ravi d’avoir eu un de ses vœux. Son père n’avait étrangement rien dit sur le fait qu’il n’avait été accepté que dans un seul cursus. Leurs relations s’étaient arrangées depuis son arrivée à Ilukaan. Ils n’étaient pas devenus proches pour autant mais l’ambiance entre eux était moins froide et tendue qu’avant et Atsushi faisait l’effort de rentrer de temps en temps pour les vacances. Il continuait en secret d’espérer que si un jour il réussissait à devenir un grand détective qui aide les autres, il pourrait rendre son père fière de lui. Que ça fonctionne ou non, Atsushi comptait bien faire de son mieux pour réussir ses études. Depuis la rentrée, il avait même trouvé des élèves des années supérieures de son cursus qui étaient prêts à l’aider et lui donner des conseils. Il allait tout donner cette année et ne pas en regretter une seule seconde. Il savait que s’il continuait comme ça et qu’il souriait à la vie, le futur ne pouvait qu’être radieux.

(c) Ilukaan