La Reine de Carreau, l'incarnation du succès ; la figure féminine des opportunités, la divinité de la fortune qui sourit aux entreprises, aux commerces, aux projets d'avenir. Tu ne la vois pas, mais c'est ainsi que tu conçois la conseillère. Une intrigante impersonnelle, sans visage : tu ne discernes que son rôle. Celle qu'il faut impressionner - que cela te plaise ou non. Tes dossiers scolaires ne sont que des chiffres : au-dessus de dix, mais pas encore des atouts maîtres dans ta partie. Une stabilité espérée pour celui qui expose ses cartes.

“ - Bonjour.

Tu pues la cigarette, à peine tu l'as écrasée juste avant de venir. La nicotine imprègne tes doigts, risquant de jaunir légèrement tes dents. Tu pourras toujours les blanchir, au pire. Tu ne t'en fais pas - les soucis de santé, c'est pour les autres. Tu t'assois, les jambes écartées, ta main posée comme support sur l'un de tes genoux. On est loin des bonnes manières, mais tu te tiens à peu près correctement, c'est déjà ça. On est loin de l'image que l'on pourrait se faire en lisant ton dossier, loin de l'héritier de la caste "supérieure".

Ta gorge est encore engourdie, affectée par le froid canadien qui n'épargne pas tes cordes vocales, les rendant rauques sous l'effet de l'air glacial. Tu tousse, tu avales difficilement, tu te rattrapes après quelques sons maladroits. On pourrait presque croire à une mue, celle d'un adolescent en rut. Mais loin de là, tu parviens finalement à te ressaisir avant de lui répondre.

“ - Café noir, si vous avez, bien sûr. S’il vous plaît.

Même en la regardant en face, ses traits restent indistincts, alors tu te concentres sur le timbre de sa voix. Tu pourrais presque reconnaître certains de tes clients du casino. Quant à ses vêtements, comment dire ? Ce n'est pas vraiment top. Tu ne cherches pas à juger, mais clairement, ce n'est pas ton style. Pas que tu attendes vraiment d'une conseillère d'orientation qu'elle soit un mannequin prêt à défiler à Nice. Enfin bon, tu ne peux pas encore porter de jugement définitif, en dehors des impressions habituelles.

De toute manière, ce n'est pas son moment à elle : c'est le tien. Tu as l'impression qu'elle prend trop de place dans ta tête, déjà, alors qu'elle n'a presque rien dit. Peut-être que c'est parce que tu n'as pas envie d'être là. Qui sait. En fait, toi tu sais, et c'est effectivement la bonne réponse. Tu aurais pu faire tes recherches sur internet, mais autant faire bosser le personnel de l'école. Après tout, papa et maman ne paient pas pour rien, pas vrai ?

“ -  Une fois mes études terminées, mon ambition est de devenir parfumeur-créateur. J'ai déjà reçu des offres d'emploi de grandes entreprises, mais ma principale préoccupation est de savoir comment procéder si je décide de créer ma propre entreprise. Ce n’est pas vraiment en potions approfondies qu’on apprend ça.

Ton arrogance transparaît dans ta voix, mais ton visage affiche simplement un sourire commercial. C'est évident, tu ne te sous-estimes pas. Tu as toutes les raisons de le faire, sans exagération. Tu possèdes le budget, le travail, le nom adéquat, tout ce dont le monde a besoin, surtout ce qu'il désire. Tu te ravis un peu, réalisant que cette impression peut ne pas être la meilleure.

“ - Et étant donné votre goût raffiné en matière de parfum, juste à l’odeur, je présume que vous possédez sans doute une grande expertise dans ce domaine.

Ah, ça te ressemble davantage. Le faux-semblant, celui qui considère que son parfum n'est rien d'autre que classique : conçu pour un public et acheté par le public en question. Le public devant toi, celui qui aime recevoir des compliments de jeunes hommes comme toi, car c'est ce qu'on attend de toi. C'est ce que le monde veut, et c'est ainsi qu'il tourne, car tu veux le faire mouvoir.

L'arôme du café noir, une tentation amère qui chatouille tes narines. Émanant de la machine, capturé dans un gobelet en carton, il est imprégné d'une saveur que tu remarques et détestes à la fois. Tu portes le gobelet à tes lèvres - bien trop brûlant, mais peu importe. Tu en as désespérément besoin, ne serait-ce que pour détourner ton attention pendant quelques instants.

“ - Je vous remercie.

Le marché de la parfumerie est largement façonné par la distribution sélective. Quel que soit ton plan d'action, tu dois tenir compte du fait que tes produits, qu'ils proviennent d'une grande marque ou de ta propre création, seront distribués par des entreprises de distribution. Ce n'est pas une mauvaise idée de s'adresser à des professionnels ayant déjà de l'expérience dans le domaine, mais tu aurais préféré obtenir une réponse directe sans devoir passer par tout le corps enseignant de l’école.

Au moins, le secteur de la parfumerie bénéficie d'une stabilité due à la croissance de la cosmétique dans les ménages depuis un certain temps. C'est le moment idéal pour agir ; ton projet est loin d'être un coup de tête, d'autant plus que tu sembles être bien informé dans ce domaine.

“ - Non, l'idée de posséder ma propre franchise avant d'avoir travaillé pour une autre entreprise ne me vient même pas à l'esprit. Il est essentiel de se faire un nom dans le domaine avant de se lancer dans un tel projet ; je refuse de me retrouver à vendre des produits de qualité médiocre en ligne, tel un revendeur.

Tu te redresses brièvement, appuyant ton dos contre le dossier de la chaise. La dureté contre tes lombaires, tes poignets appuyés sur le bureau, tu tiens toujours le gobelet chaud entre tes doigts. Une envie de savoir plus la traverse, mais que dire de plus ? Tu ne te poses pas vraiment la question, toi, tu n'es pas maître de tes désirs, ils viennent et c'est tout. Tu ne te creuses pas vraiment la tête pour savoir pourquoi : c'est ainsi, et c'est très bien comme ça.

“ - Euh, oui, enfin...

Tu es un peu pris au dépourvu, car tu n'y as pas réfléchi, ce qui semble être une erreur de ta part, car d'habitude tu sais toujours quoi répondre. Tes doigts hésitent un instant. Tu te reprends, improvisant pour t'en sortir.

“ - C'est assez évident : j'ai une bonne connaissance du sujet. Je l'apprécie et je le trouve assez captivant. C'est un peu comme la mode, en apparence simple et superficielle, mais en réalité, c'est un domaine complexe avec une histoire riche et fascinante.

Tu préfères ça : paraître intelligent, expert, débiter beaucoup de mots pour ne finalement rien dire de concret. C'est bien d'être compétent dans un domaine, mais est-ce suffisant pour en faire un projet ? On pourrait aussi se demander s'il faut vraiment apprécier un sujet pour en faire son métier. Aux yeux de l'école, oui, mais pas forcément aux yeux de la société.

“ - Peut-être même plus que les potions, car ici ce n'est pas l'effet qui compte, mais l'odeur ; et avec tant de choses qui ont déjà été faites, il est de plus en plus difficile de créer quelque chose de véritablement unique.

Tu te grattes la joue, sentant les poils rasés de quelques jours sous tes doigts. Tu prends une gorgée, puis une autre. Tu passes le temps comme tu peux. Tu n'as pas vraiment d'informations encore, juste des orientations vers d’autres adultes de l’école, et tu te retrouves à devoir parler, te sentant stupide de ne pas savoir répondre à des questions aussi simples.

“ - Si je n'y arrive pas, je pense me tourner vers les métiers du casino.

Tu changes de sujet.

“ - Je suis croupier, en ville, et je dois dire que j'apprécie ça. Néanmoins, je n'ai pas du tout exploré cette piste.

Tu as trouvé : C'est elle, la reine de carreaux, celle qui fait face à toi. Tu es presque sûr de reconnaître cette manière de parler, ce ton si caractéristique. Même si l'alcool a légèrement altéré sa voix, tu peux encore percevoir sa présence, ses cartes à la main. Perdue dans la noirceur de la nuit, sous les éclats artificiels des néons, qui servent de constellations à cet univers d'avidité qui te sert de palais, elle est une adepte du casino. Ah, quelle ironie plaisante ! Tu lui offres un sourire malicieux, peut-être un brin moqueur, mais sous cette façade, tu gardes une part de mystère, un jeu dissimulé.

“ - Un job intéressant, oui.

Depuis un certain temps déjà, tu as arpenté les couloirs de cet univers, un univers que tu connaissais bien avant d'en devenir l'hôte. Tu étais le croupier, celui qui avait le monde à ses pieds, celui qui permettait aux âmes errantes de parier leurs fortunes et leurs destinées. Tu connais le jeu du pouvoir, le frisson de tout perdre et pourtant de recommencer encore et encore. Dans cette maison de débauche, la maison est toujours gagnante. Mais est-ce là que tu envisages de passer toute ta vie ? Non, bien sûr. Mais c'est néanmoins un divertissement des plus captivants. Imaginer être propriétaire de tels établissements, eh bien, ça laisse entrevoir un avenir bien plus à ton goût.

“ - Depuis ma majorité, environ. On y voit de nombreuses personnes, des élèves, des commerçants… Même des membres du personnel.

Le paquet est posé sur la table, et tu annonces tes mises. Tu laisses planer un sous-entendu peu subtil avant de rassembler tes affaires. D'un geste, tu décroises tes jambes, puis tu termines ton gobelet de café d'un trait, comme on avalerait un shot de tequila. Sans hésitation, tu lui adresses un sourire avant de reprendre la parole, adoptant peut-être une attitude plus familière.

La silhouette familière du paquet, habillée de rouge, évoque une certaine nostalgie, un lien encré en toi où chaque bouffée est synonyme de liberté. Les lettres blanches imprimées sur le fond rouge criard rappellent une époque révolue, une époque où le tabac était synonyme de glamour et de mystère. Tu espères encore l'incarner, cette époque. L'objet du dandy, celui du chic d'antan, d'un gentilhomme qui ne se prend pas pour personne.

“ - Et bien, ça me va parfaitement, pour les cours, je vous remercie. Il nous reste quoi, une quinzaine de minutes ?

D'un geste fluide, tu plonges ta main dans la poche de ta veste pour en retirer un paquet de Marlboro. D'une habitude presque machinale, tu lui tends une cigarette blonde, semblable à celles que l'on trouve dans tous les débits de tabac du coin. Depuis que tu as mis les pieds à l'université, tu te permets ce genre de gestes plus décontractés. Les professeurs sont beaucoup plus détendus à ce sujet. Après tout, tu es considéré comme un adulte désormais.

“ - Une cigarette, ça vous tente ?

Tu te relèves avec nonchalance, comme pour signifier que tu en as terminé ici, alors autant en profiter un peu. Tu as tendance à prendre les choses avec un certain détachement, surtout quand tu rencontres l'un de tes clients.

Il existe deux types de réponses à ce genre d'approches : il y a les profs rigides, ceux qui se considèrent au-dessus des élèves alors qu'ils sont tout aussi adultes, et il y a ceux qui te traitent comme des égaux, avec qui tu peux plaisanter, passer un bon moment - voire même fumer. Tu avais eu clairement l'impression de faire face à la seconde option, surtout après l'échange que vous avez eu la dernière fois. Tu déglutis, tu ne peux pas voir son visage, et c'est probablement mieux ainsi.

Tu fais glisser le tube de nicotine entre tes doigts, comme tu le ferais avec un jeton de casino, avant de le remettre dans son paquet. D'un petit coup léger mais sec, tu réalignes le paquet sur la table avant de le ranger dans ta poche. Tu relèves les yeux, juste un peu, naturellement, mais sans révéler tes pensées les plus profondes. Autant être honnête, ça t'agace un peu, et tu laisses cela se lire légèrement sur ton visage, mais tu restes poli, tu ne vas pas franchir la ligne.

Tu soupires légèrement, à peine perceptible. Assez pour retrouver ta posture habituelle, un sourire qui revient sur ton visage. Un sourire commercial, celui du croupier, celui qui veut en finir rapidement, cachant derrière son ton mielleux l'envie de partir au plus vite.

“ - Okay.

Tu réponds sans prétention, sans irrespect. C'est neutre, mais il n'y a pas d'excuses dans ton ton - principalement parce que, à tes yeux, tu n'as rien fait de mal, ni de bien d'ailleurs. Tu déglutis légèrement, l'irritation te chatouille un peu, mais tu gardes cela sous contrôle. Tu ne vas pas agir de manière inappropriée, rien qui puisse te reprocher par la suite.

“ - Je crois que j’ai eu toutes les réponses dont j’avais besoin. Je vous remercie.

Tu ajoutes, comme une sorte de punition, du moins à tes yeux, condamnant ton interlocuteur à la distance, à la solitude. Tu espères de manière injuste qu'elle ressente le poids du silence dans ce bureau misérable, dans cette vie misérable. Tu sais bien que ce ne sera pas le cas ; sa vie ne se résume pas à cette discussion. Elle va probablement se plonger dans son téléphone pour passer le temps. Mais cela ne t'empêche pas d'imaginer les choses à ta manière alors que tu t'apprêtes à détruire tes poumons. C'est ainsi que tu trouves du réconfort, dans la petitesse des autres.

Tu as des défauts, mais c'est ce qui te rend humain. Tu n'as pas pour vocation de souhaiter le bonheur des autres ; tu perçois l'injustice là où elle n'existe peut-être pas réellement. C'est une facette de ta personnalité que tu gardes secrète, te réconfortant en te disant que chaque rencontre est teintée de jugement et tout le monde est mauvais à sa façon, comme si cela justifiait les conflits du monde. Tu trouves que ceux qui pensent autrement sont hypocrites ou font semblant. Tu te plais à penser que tu n'es pas serin.

“ - Je préfère ne pas vous faire perdre plus de temps, je vais y aller. Passez une bonne fin d’après-midi.

Tu dis en récupérant tes affaires. Tu ajustes ta redingote correctement, ne lui laissant qu'une vision de ton dos, de tes lombaires souffrantes, sans jamais te retourner. Tu avances vers la sortie avec cette confiance qui te rend si méprisable. Tu ne te retournes pas car tu as terminé ici. La conversation est épuisante, tout comme ton interlocutrice. Tu n'attends rien de plus que des retours sur les cours qui te seront utiles, rien de plus, rien de moins.