A family of two.

La période qui suivit le décès de Gregory Edgeworth générèrent des souvenirs pour le moins altérés, voire quasi-inexistants dans l’esprit de son fils, Miles Edgeworth. La brutalité de son départ et surtout, la présence de Miles à ce moment précis avaient généré des traumatismes d’une violence que le garçon ne mesurerait pas avant des années. Pendant des semaines, il avait souffert d’un mutisme sélectif, ne parvenant à laisser échapper que quelques mots lorsqu’un besoin absolu se faisait ressentir. Il lui semblait parfois que sa propre voix lui brûlait la gorge, comme si parler risquait de consolider cette réalité qu’il aurait voulu rejeter de toutes ses forces.

Mais, enfant déjà, Miles avait une conscience très aiguisée et adulte (sans que cela ne constitue un réel avantage) de son environnement et de l’inéluctabilité de certaines choses. Il était voué à grandir, le soleil continuerait de se lever tous les matins, certaines choses disparaîtraient pour être remplacées par d’autres – bref, l’aiguille du temps ne pouvait faire machine arrière. Elle avançait, impitoyable, inarrêtable, quand bien même on la suppliait de s’arrêter, ne serait-ce qu’un instant.

Alors il se laissait faire. Il se laissait entraîner par des adultes qu’il ne connaissait pas. Il n’avait pas beaucoup pleuré, et on louait son stoïcisme et sa maturité comme s’il ne s’agissait pas là d’un signal d’alarme que l’enfant en lui subissait une agonie à la fois rapide et interminable.

La maison des Von Karma n’était qu’une étape de plus dans ce long processus.

Miles trouvait l’endroit froid, presque hostile. La chaleur du petit appartement qu’il partageait avec son père semblait à des lieues de cette grande bâtisse aux allures de scène de tournage de film historique. C’était la première fois qu’il venait chez quelqu’un qui avait des elfes de maison, et il n’osait pas leur demander quoi que ce soit. Il osait à peine toucher à quoi que ce soit, en réalité : il se contentait de dormir dans son lit, manger les repas qu’on lui servait, et se plonger dans des livres le reste du temps. Retourner à Ilukaan représentait à la fois une souffrance et une libération : l’école était plus accueillante, mais il devait aussi y affronter le regard des autres, les questions, et sa propre incapacité à maintenir ses liens.

Lorsqu’il rentrait chez les Von Karma, cependant, hormis le regard constamment scrutateur du maître de maison, il sentait sur lui un deuxième regard, curieux, un peu farouche, celui de Franziska. Il était toujours très poli avec elle, mais il lui avait fallu un peu de temps pour apprendre quelques rudiments d’allemand.

Il s’était habitué à ses incursions courtes dans sa vie de tous les jours, tout aussi curieux d’elle qu’elle pouvait l’être de lui. Il était l’intrus, cependant : il savait qu’il était arrivé dans sa vie sans qu’elle ne s’y attende, et préférait la laisser venir à lui – à un rythme qui ne lui déplaisait d’ailleurs pas, puisqu’il était lui-même quelque peu en retrait ces derniers temps.

C’était un après-midi pluvieux, ce jour-là. Il était assis sur un fauteuil et lisait un livre de sortilèges, concentré, lorsque le grincement aigu de la porte attira son attention, ainsi que l’apparition, dans l’interstice, d’une silhouette qu’il commençait à bien connaître.

- Bonjour, Franziska.

A family of two.

Miles vit bien le mouvement rapide de Franziska, qui ressemblait trait pour trait à celui d’un animal sauvage que l’on surprend dans son approche. Il ne pouvait lui en vouloir : cette maison n’était pas propice aux débordements d’affection chaleureux et aux entrées et sorties insouciantes des quartiers de chacun. Lui-même n’était pas particulièrement avenant, il en convenait, mais… Lorsque son père était encore de ce monde, il rayonnait d’une présence bienveillante mais pas intrusive, qui poussait Miles à sortir de sa chambre pour échanger avec lui. Ici… Sa chambre n’était qu’un maigre rempart face à la froideur insidieuse qui habitait ces murs.

Il fallut quelques instants avant que la cadette Von Karma ne pousse la porte, plantant fermement ses pieds affublés de petites chaussures parfaitement lustrées sur le sol de la chambre de Miles. C’était la première fois qu’elle venait dans cette pièce et se présentait de manière aussi effrontée à lui, sans aucun doute. Il n’allait pas s’en plaindre : le manque de contact humain l’affectait tout particulièrement, lui qui pourtant n’était pas de nature sociale. Surtout, en réalité, le manque de contact avec d’autres enfants.

- Qu’est-ce que tu lis ?

Le jeune garçon baissa les yeux vers son livre, lequel était constellé de schémas traçant des mouvements de baguette complexes, sans doute un peu trop avancés pour son niveau. Son allemand était devenu correct, sans qu’il ne puisse tenir des conversations traitant de sujets spécialisés – néanmoins largement assez pour répondre poliment aux sollicitations de Manfred Von Karma, ou pour discuter avec sa sœur adoptive.

- Un livre de sortilèges. Je l’ai trouvé dans la bibliothèque. Tu veux venir voir ?

C’était une manière, pour lui, d’ouvrir la porte – de proposer une approche sans la brusquer. Il n’était pas tout à fait certain qu’elle comprenne du livre tous les tenants et aboutissants, mais qu’importe – lui non plus ne saisissait pas tout, surtout en raison du décalage linguistique. Ce genre de lecture faisait en revanche suffisamment travailler son esprit pour que celui-ci ne se lance pas dans des spirales infernales dont il était épuisant et long de sortir.

Ça le dépassait largement, à son âge. Sans doute aurait-il dû bénéficier d’un suivi plus long, plus avancé, mais Manfred Von Karma n’était pas vraiment du genre à s’attarder sur ces détails. Sans être obstinément brusque, il avait fait comprendre à Miles qu’il voulait bien lui laisser un peu de répit, mais que ses résultats scolaires ne pouvaient en pâtir.

Cela arrangeait presque l’enfant : en se lançant à corps perdu dans ses études, il pouvait empêcher les fondations de son esprit de s’écrouler. Il avait même déterminé qu’en se concentrant de force sur des livres d’histoire de la magie ou de botanique particulièrement ardus, il pouvait faire cesser ces crises de larmes intempestives qui le prenaient parfois, lorsque personne n’était là pour le voir, au milieu de la nuit, dans un lit bien trop grand pour lui, et une chambre qui n’était la sienne que par désignation.

Miles réitéra, sans se départir de la qualité posée de sa voix :

- Si tu veux venir, tu peux t’asseoir près de moi.