Elle marche dans la vaste demeure des Kujou. Les photographies dépeignent chaque membre de la famille, à différentes étapes de leur vie.

De ses premières années d’existence, avant même qu’elle n’intègre le clan Kujou, la vie de Sara ne comportait pas d'évènement notable.
Ses parents biologiques ? Elle ne sait pas à quoi ils ressemblent et ignore tout d'eux, y compris de pourquoi elle a été abandonnée. Pour elle, ce ne sont même pas des ombres, vagues, diffuses.
Les regrette-t-elle ?

On ne peut pas regretter ce que l'on pense ne jamais avoir connu.

À l’aube de sa vie, ils lui avaient laissé un prénom, un collier, un masque et un éventail et l'avaient laissée dans ce sanctuaire, tenu par des moines, gardiens des montagnes, les héritiers d'un ordre de Yamabushi local que l’on appelait “Tengu de Gokayama” dans la région et dont elle gardait les us religieux. Auprès d'eux, elle avait appris à vivre dans un environnement hostile, à comprendre la montagne et à tirer à l'arc, mais jamais ils n’avaient évoqué la question de ses géniteurs.

Était-ce sa famille pour autant ?
Pas vraiment...

Ce dont elle se souvient en revanche, c'est de la pluie et du tonnerre dans la forêt bordant Gokayama, près du temple où elle avait été laissée et où elle passait beaucoup de temps. C’était une enfant opiniâtre, têtue, bagarreuse. Quand les moines descendaient en ville et qu’elle les accompagnait, cela se soldait souvent par une altercation avec un autre enfant croisé en ville.

Puis ce quotidien changea drastiquement.

C'était un jour d'été, les chaleurs intenses des derniers jours avaient présagé la tempête de ce 14 juillet, date à laquelle elle avait vu le jour, sept ans plus tôt.


L'air se rafraîchissait tandis que l'averse tombait et que le tonnerre grondait.

Ce jour-ci, elle s'était encore faufilée hors des murs pour observer les gouttes tomber du ciel.

Un oisillon tombé du nid, elle n’avait jamais été quoi que ce soit d’autre.
Ses sandalettes aux pieds, elle progressait dans la montagne qu’elle connaissait si bien à présent, domaine des yokai, au sein de laquelle les Hommes étaient à peine tolérés.

C’est ce jour-là que se manifestèrent ses pouvoirs. Pour empêcher un pélerin de tomber dans un ravin à cause des sentiers glissants. Pas de quoi mourir sur le coup, mais assez profond et escarpé pour se mettre dans une situation bien inconfortable et dont le sauvetage serait difficile à entreprendre.
Dans l’urgence de la situation, l’enfant tendit la main et invoqua une bourrasque par magie, ce qui permit à l’homme de flotter, sans beaucoup de délicatesse mais c’était mieux que rien.

Au moins il était sain et sauf.

Il s’avéra que celui que Sara avait sauvé était issu d’un ancien clan magique, dont les pouvoirs s’étaient dissipés avec le temps, laissant quelques traces mais pas beaucoup de puissance quand il fallait invoquer des sortilèges.

Des notables de Nara, impliqués dans l’administration provinciale magique depuis des siècles, à la Commission Tenryou, les Kujou.

Inutile de dire que le potentiel de Sara avait éveillé tout l’intérêt de Kujou Takayuki qui se mit en tête d’adopter l’enfant.

Auprès des Yamabushi de Gokayama, il déploya nombre de belles paroles pour les persuader de laisser l’enfant à sa famille, invoquant un meilleur environnement familial pour que la petite fille puisse s’épanouir, en tant que cadette adoptive de ses fils, Masahito et Kamaji.


Encore aujourd’hui, Sara ignore si Takayuki avait réussi par aura charismatique, sa position ou l’appât du gain des Yamabushi, mais ces derniers la laissèrent partir et elle quitta donc Gokayama, non sans regrets.

Passer des montagnes à la ville fut un choc assez important pour l’enfant. D’autant que les coutumes des Kujou étaient bien éloignées de celles des gardiens des montagnes qui l’avaient vue grandir jusque-là.

Elle devait se montrer noble, à la hauteur du nom qu’elle portait dès à présent. La leçon fut apprise dans la douleur, Takayuki s’efforça de lui faire entrer ça dans la tête. Ce ne fut pas facile et elle en portait encore aujourd’hui les séquelles.

La jeunesse est comme de la terre glaise, elle peut changer à volonté avant de se figer définitivement avec les années.
Sara devint finalement ce que les Kujou voulaient qu’elle soit.

Pour elle, il y avait bien de l’honneur à faire partie de cette famille bien qu’il n’y avait aucune chaleur entre eux. Elle ignorait tout ce qui se tramait dans l’ombre et n’en a toujours pas connaissance encore aujourd’hui.

Elle demeurait loyale aux engagements évoqués par les Kujou à la lumière et les suivait aveuglément, sans se méfier.
Après tout, ils ne pouvaient qu’oeuvrer pour le bien commun, n’est-ce pas ?

Ses pouvoirs s’étant révélés particulièrement tard pour être admise à Mahoutokouro, il avait fallu trouver une autre voie pour les développer. En cela, il fut décrété qu’elle suivrait sa scolarité loin de Nara, loin de montagnes, dans une ville du Canada, à Bloombury.

À Ilukaan.


Restant adamante face à la Fontaine, Sara, onze ans en ce jour de septembre, s’approcha d’un pas solennel, gardant le visage fermé, l’expression trop sévère pour une enfant de son âge.

Elle observa son reflet pendant que le hurlement d’un ours retentit dans le Dôme et que l’ondée bougeait sans qu’il n’y eut la moindre perturbation.

Le vilain petit canard des Kujou était donc envoyé dans la maison de l’Ours, apanage des sorciers ayant choisi les sorts de défense comme magie de prédilection.

Se mettre au service des autres, tel qu’on lui avait souvent dit… Là était sa voie, et ce n’était qu’un signe supplémentaire pour l’emprunter.

(c) Ilukaan