S’il y avait bien quelque chose que Caleb détestait, c’était les événements privés.

Oh, bien sûr, il s’y était habitué. Quand il commençait tout juste à être connu grâce à Mystery Phenomenon, son groupe de musique, on avait commencé à l’inviter lui et les autres membres à des réceptions, à des galas de charité, et toute sorte d’événements de ce genre. C’était Angel la première à arrêter de venir – elle avait toujours été plus courageuse et surtout plus anticonformiste que les autres, et quand quelque chose ne lui plaisait pas, elle arrêtait purement et simplement. Puis ça avait été au tour de Danny, quand il avait commencé à sortir avec Angel, puis Cassy avait abandonné à son tour, le laissant seul, lui, Beau Bishop (de son vrai nom Caleb Harper) seul au milieu des lions.

Heureusement que lui aussi était un lion.

Il portait l’image de son groupe sur ses épaules, et il en était conscient – après tout, c’était lui le chanteur, la figure centrale. Alors, pour ne pas leur porter préjudice, il avait continué à y aller. Ce n’était pas comme s’il n’aimait pas l’attention et les projecteurs, en plus. Et parfois, entre les interviews, les petits-fours et les verres de champagne, il trouvait quelqu’un avec qui discuter, ou une échappatoire bien plus concrète qui lui permettait de quitter l’événement. Pendant un temps, on lui accordait même des titres qui disaient que le Londonien avait « filé à l’anglaise ». Et, il devait l’admettre, ça l’amusait un peu.

Ce qui l’amusait nettement moins, en revanche, c’était quand on mettait son nez dans ses affaires. Ces événements étaient aussi l’occasion de voir qui accompagnait qui – et quand il avait commencé à sortir avec Celestina, ça avait fait les gros titres. Il s’en souvenait encore parfois et l’idée qu’il puisse lui arriver la même chose avec Melanthios lui tirait un frisson d’horreur. Jusqu’ici, il avait réussi à le préserver. Il n’avait pas envie que des paparazzi cherchent à découvrir qui était son petit ami actuel. Parce que s’ils fouillaient, et qu’ils trouvaient que Melanthios était un vampire… Ils allaient forcément le dévoiler. Et il savait à quel point l’autre professeur tenait à ce que ce soit tenu secret.

Il avait caressé l’espoir que rester invisible à Ilukaan serait plus facile. Après tout, Bloombury était une toute petite ville. Alors quand il avait quitté Londres pour se rendre à l’école pour enseigner, il pensait être plus tranquille. Il se trompait. Il ne s’en aperçut qu’en récupérant son courrier en revenant de cours, un soir. Une fine écriture penchée indiquait « Invitation » et il avait soupiré avant même de lire la lettre, car il reconnaissait bien ce genre de missive. Il était rentré chez lui, avait posé son sac et s’était installé dans son fauteuil après s’être débarrassé de son manteau et de son écharpe. Il avait regardé l’enveloppe blanche un long moment sans oser l’ouvrir, caressant du bout des doigts les angles pointus du papier. Puis il l’avait ouvert – vite, comme on arrache un pansement. De toute façon, il n’allait sans doute pas y échapper, et il préférait y aller sans faire d’histoire que de devoir trouver des excuses, ou même de voir quelqu’un devant sa porte venant « s’inquiéter » de son absence.

*

Caleb détestait les événements privés, oui. Mais il avait le devoir d’y aller. Comme d’habitude, il avait choisi avec grand soin sa tenue pour la soirée. Il avait une réputation à tenir, après tout. Il avait choisi un costume rouge, plutôt simple, qu’il portait avec une chemise blanche. Le noir ne lui allait pas vraiment, et il n’en portait que quand il n’allait pas bien. Il hésita un instant, devant son miroir, à faire quelque chose de ses cheveux, mais il les avait brossé calmement et était parti après avoir passé son long manteau noir, décoré de motifs de roses ici et là, et son écharpe rouge.

*

- Monsieur Bishop, monsieur Bishop !

Les flashs crépitaient dans la rue et il souriait – faisait bonne figure, allant même jusqu’à faire des clins d’œil ou saluer les journalistes d’un geste de la main. Après tout, même s’il détestait ce genre d’événement, il n’en restait pas moins qu’il adorait l’attention, et si on lui donnait sans même qu’il ne la demande, il n’allait pas cracher dessus. Et puis, charmer les autres, ça faisait aussi un peu partie de son boulot.

- Monsieur Bishop, est-ce que vous serez dans la nouvelle saison d’Amour, Gloire et Magie ? Tous vos fans veulent savoir !
- Malheureusement non, pas cette fois. Comme j’enseigne à Ilukaan et que je continue de composer pour Mystery Phenomenon, je n’ai plus vraiment le temps pour continuer ma grande carrière d’acteur !

Un petit rire calculé de sa part, des soupirs déçus dans les rangs des journalistes. Il savait bien que la série n’avait pas besoin de lui pour être populaire, mais il savait aussi que beaucoup de fans de Mystery Phenomemon s’était mis à la regarder parce qu’il y apparaissait. On lui demanda s’il connaissait certains des secrets de la future saison, et il répondit que même s’il en connaissait, il n’en aurait pas révélé, puisqu’il détestait lui-même les spoilers. Puis, après quelques autres questions, on le laissa enfin pénétrer dans le bâtiment privatisé pour la soirée. Il soupira de soulagement. Car s’il aimait l’attention, il aimait aussi, parfois, qu’on le laisse seul.
Et ça faisait partie de ces journées-là, semblait-il. Il aurait voulu passer la soirée avec Melanthios, assis dans son fauteuil avec une tasse de thé dans les mains, devant un feuilleton à l’eau de rose ou un film trop intelligent pour lui mais que le vampire aimait bien. Ou il l’aurait laissé lire, et serait lui allé composer. Il lui restait encore quelques chansons à finir – des mélodies à peaufiner, des paroles à rédiger ou à corriger. Sans compter les travaux de ses élèves. Il leur avait demandé de composer quelque chose qui faisait penser à l’automne, avec l’instrument qu’ils voulaient, ce qui était volontairement très vague, pour voir ce qu’ils allaient proposer, et il aurait aimé avoir le temps de pouvoir écouter tout ça. Il le ferait plus tard, mais Caleb aimait être rapide dans ses corrections, leur dire rapidement ce qui allait et ce qui n’allait pas, leur conseiller certaines choses, leur faire approfondir d’autres. Enseigner était une vocation qu’il avait trouvée tardivement, mais il n’en restait pas moins qu’il aimait ce qu’il faisait.

A peine entré, on le débarrassa de son manteau et de son écharpe et on lui mit une coupe de champagne dans les mains. Il lança un bref regard à l’estrade, qui lui rappela pourquoi il était là : un gala de charité privé, où l’on attendait sans doute que les personnes célèbres et possiblement riches donnent quelque chose pour financer des recherches scientifiques. Il ne s’était pas encore penché sur le sujet, mais avec tout ce qui se tramait en ce moment chez les sorciers, il n’était pas sûr qu’il allait y participer. Il avait eu vent des rumeurs, des élèves dont la magie devenait soudainement fluctuante alors même qu’ils n’avaient jamais eu de problème jusqu’ici. Ça ressemblait presque à une épidémie, en plus, car les cas n’étaient pas si isolés qu’on aurait pu le croire. Ça avait fini par se calmer, mais tout de même… Peut-être était-ce une recherche pour éviter ces cas ? Mais dans le contexte actuel, où un parti conservateur sorcier semblait vouloir faire cesser tout échange entre le monde sorcier et moldu et où les gens s’interrogeaient sur l’origine de la magie, il y avait de quoi se questionner. Il n’avait pas eu le temps de chercher une réponse, mais ne doutait pas que ses collègues ou les élèves eux-mêmes finiraient par trouver le fin mot de l’histoire.

Quelques personnes montèrent sur l’estrade et on invita le « public » à s’asseoir dans les gradins. Il se retrouva installé à côté d’un jeune homme blond aux traits asiatiques. Il se tourna vers lui, un air un peu curieux au visage.

- Excuse-moi, est-ce que tu sais de quoi nous allons parler ? Je dois bien admettre ne pas m’en souvenir.

Bon, il n’avait pas lu, mais ce n’était pas nécessaire de le dire. Il plissa un peu les yeux, car en revanche, il se souvenait avoir déjà vu ce garçon quelque part. L’illumination lui vint soudainement.

- Tu es à Ilukaan, non ? Il me semble t’avoir déjà croisé dans les couloirs. Non, pas dans les couloirs… A la salle de musique ! Tu es un musicien ? Mais tu n’as pas choisi un cursus musical, sinon je t’aurais en cours. Que fais-tu donc ?

Il attendait la réponse, mais les lumières de la salle se tamisèrent tandis que la conférence commençait. Eh, tant pis, il saurait sans doute plus tard. Ce serait toujours plus intéressant que de discuter avec des gens qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam et qui s’intéressaient simplement à lui soit parce qu’il était beau, soit parce qu’il était célèbre.

“Boire du champagne et afficher un beau sourire” ? La réponse spontanée de son interlocuteur le fit rire franchement, action qui lui attira quelques regards désapprobateurs alors que les lumières se tamisaient peu à peu. Eh bien, tous ceux qui étaient là semblaient tirés à quatre épingles, et il en vint presque à se demander pourquoi on l’avait invité lui. Il était évident qu’il se démarquerait vite dans un événement de ce genre : il parlait fort, riait, prêtait parfois fort peu attention à ce qui se passait autour de lui. Ce n’était pas parce qu’il était une star, ou parce qu’il aimait se faire remarquer : c’était tout simplement sa personnalité. Il avait toujours été comme ça : joyeux, exubérant, tête-en-l’air.

Mais pas assez tête-en-l’air pour que le visage de l’autre ne lui évoque pas quelque chose. Après avoir envisagé de l’avoir simplement croisé à Ilukaan, il se souvint que l’endroit où il l’avait déjà vu était la salle de musique. Il faut dire que c’était comme sa deuxième maison : il avait bien son petit appartement à Bloombury, ainsi qu’une chambre à Ilukaan (qui était inutilisée si ce n’était pour entreposer des choses dont il avait besoin pour enseigner), mais il passait le plus clair de son temps à la salle de musique et dans sa salle de cours lorsqu’il était à l’école.
Étrange, cependant - il ne voyait pas ce visage dans ses classes. Le jeune homme lui confirma qu’en effet il ne suivait pas ses cours, puisqu’il faisait partie du cursus sportif. Owen Knight, un cycliste… Il suivait à peu près le sport, de plus ou moins loin, et ce nom ne lui était pas totalement étranger. Il n’était donc pas si étonnant qu’il se retrouve là lui aussi - sans doute leur poserait-on des questions sur leurs vies à Ilukaan plus tard. Il n’avait pas vraiment hâte - étant donné les dernières informations, il craignait qu’on ne leur pose des questions auxquelles ils ne sauraient pas comment répondre.

Caleb afficha un sourire à la fois fier et amusé lorsque l’élève lui dit le connaître. Il était tellement partout qu’il aurait été difficile de faire autrement : sur les affiches des concerts annoncés, à la télévision pour des interviews ou des apparitions dans des séries, et évidemment, à Ilukaan, donc Owen l’avait sûrement aperçu plus d’une fois lui aussi. Mais il semblait s’ennuyer ici, comme sa phrase suivante le lui confirma, et à nouveau le reste tira un rire au professeur. Eh bien, ce jeune homme ne perdait pas le nord. Il lui faisait un peu penser à lui lorsqu’il était plus jeune, même s’il était vite tombée sur celle qui allait devenir sa fiancée avant de mourir. Il passa distraitement sa main là où se trouvait habituellement sa chaîne lorsqu’il pensa à elle - mais leurs alliances ne s’y trouvaient plus depuis quelques semaines. Il apprenait à faire le deuil d’une mort survenue des années avant - il était passé à autre chose - il n’avait plus besoin de s’accrocher à ce souvenir pour trouver un semblant de bonheur. Un faux bonheur qui s’effaçait doucement alors qu’il devenait à nouveau capable d’avancer maintenant et d’être vraiment heureux.
Caleb remarqua distraitement que la conférence avait commencé, mais il n’y accorda pas plus d’attention que ça. Mais tout comme Owen, on l’avait sûrement invité pour son image, pour attirer le regard et l’attention d’éventuels fans intéressés par les sciences, sûrement pas pour qu’il participe - et il le savait bien.

- Je connais quelques actrices de ton âge, puisque j’ai eu l’occasion de tourner avec elles. Je pourrai peut-être te les présenter dès que la conférence sera terminée, même si je n’ai aucune idée du temps que ça va prendre.

Il regarda vaguement s’ils connaissaient quelques visages parmi les invités, avant de se tourner vers Owen lorsque celui-ci lui demanda s’il était seul ici. Il n’aurait pas été difficile d’imaginer qu’il évoquait les autres membres du groupe, même s’il n’en avait pas parlé. Caleb hocha simplement la tête. Il aurait aimé être accompagné, bien sûr, ne pas montrer qu’il était le seul volontaire à subir toute cette mascarade, mais il n’avait pas le choix.

- En effet, je suis seul. Les autres membres de mon groupe sont plus… anticonformistes, disons. La charité, ils y participent d’eux-mêmes en donnant à des associations, et ils détestent ce genre d’événements et qu’on utilise leur image. Je déteste ça moi aussi, mais je suis obligé de m’y soumettre. Je ne veux pas qu’on ait mauvaise presse, ni donner une mauvaise image à Ilukaan en ne me présentant pas. De plus, si je n’étais pas venu, on serait venu me chercher, et je tiens encore un peu à ma vie privée.

Sa relation avec Melanthios Black, le professeur de botanique, n’était clairement pas un secret pour les élèves, mais il avait l’impression qu’ils étaient plutôt respectueux. A vrai dire, étant donné que chaque professeur était un expert dans son domaine, et que certains étaient des personnes très connues en terme général, ils ne devaient plus être étonnés lorsqu’ils arrivaient en option musique ou en cursus Arts Magiques et finissaient par le rencontrer lui. Ça devenait banal - tant mieux pour lui. Bien sûr, il restait les fans et les graines de paparazzi, mais lui-même finissait par devenir un professeur avant tout, plutôt qu’une célébrité. Peut-être se lassaient-ils juste. Peut-être n’arrivaient-ils pas à mettre la main sur des informations réellement intéressantes. En tout cas, il n’avait jusqu’ici pas eu à se plaindre - et s’il le faisait, les photos ou les messages disparaissaient vite.

Un “chut” à voix basse mais suffisamment clair fusa dans leur direction - il n’avait pas pris conscience du bruit qu’ils faisaient. Il prit sa baguette, et lança un Assurdiato rapidement. Ainsi, ils ne dérangeraient personne et ne seraient dérangés par personne non plus.

Il ne savait pas s’il devait ou non remercier les cieux de l’avoir lancé dans une conférence qui ne l’intéressait pas : d’un côté, il aurait préféré s’y connaître, car il aurait pu s’investir et participer à la hauteur de ses compétences sur le sujet, mais d’un autre côté, la situation actuelle lui permettait d’apprendre à connaître quelqu’un de nouveau, et de s’amuser un peu. Il savait fort bien que les relations comptaient dans son milieu, que ce soit des chanteurs ou non. Et Owen devait le savoir aussi bien que lui - surtout s’il comptait alpaguer les jeunes actrices ou mannequins qui, elles non plus, n’avaient pas trop l’air de savoir ce qu’elles faisaient là, d’ailleurs.
Caleb soupira légèrement en constatant cela - est-ce que ces jeunes n’avaient pas des agents qui pouvaient leur dire quoi faire ou non ? Ou même des parents ? Il était bien content que ses parents aient conquis le milieu dans lequel il évoluait à présent avant lui. Le fait qu’ils soient des musiciens reconnus qui s’étaient fait une place au cinéma peu à peu lui avait sans doute évité beaucoup de problèmes et de déconvenues. C’était grâce à eux qu’il avait pu se lancer dans l’aventure sans craindre quoi que ce soit. Il leur avait fait bien plus confiance qu’aux autres membres de son groupe ou même qu’à sa fiancée. Quand il s’était agi de sa carrière, il s’était toujours tourné vers eux (et encore aujourd’hui, c’était sa réaction spontanée). Alors quand il voyait de jeunes artistes qui semblaient livrés à eux-même dans ces conférences qui ne les intéressaient pas, ça l’attristait un peu.

Il mit un moment avant de se rendre compte que la conférence s’était arrêtée - pas parce qu’elle était finie, mais parce qu’il semblait qu’une petite pause était la bienvenue pour tout le monde. Il se demanda un instant s’il pouvait aller fumer une petite cigarette - c’était une habitude qu’il essayait vraiment de perdre, mais il avait tendance à le faire quand il s’ennuyait ou qu’il était submergé par le travail et le stress. Mais il jeta un oeil à Owen, et décida de ne pas être une mauvaise influence. Aurait-il aimé que Leandro, son propre fils, prenne exemple sur un professeur qui fumait ? Certainement pas. Au moins il restait le champagne. Il se redressa, renoua correctement ses cheveux, lissa machinalement les manches bouffantes de sa chemise et adressa un regard et un sourire à l’élève.

- Vite, avant qu’il ne reste plus de petits-fours !

Il avait conscience que ce qui se passait là resterait ensuite derrière eux - il leur faudrait ensuite reprendre une attitude correcte, une distance élève-professeur normale, mais pour le moment il voulait juste s’amuser un peu. Avoir l’impression d’être un adolescent à nouveau, en prendre un sous son aile peut-être. Guider les plus jeunes avait toujours été une vocation. Il ne serait pas devenu professeur autrement. Il se dirigea vers le buffet de sa démarche sautillante, presque guillerette, prenant une coupe de champagne au passage. Il se fraya un chemin parmi les autres invités, s’excusant tout au long de son passage pour les coups de coude pas tout à fait involontaires qui se perdaient ici et là. Il réussit à mettre la main sur quelques apéritifs et en attrapa plusieurs pour les ramener ensuite à Owen et s’éloigner un peu de la foule agglutinée au bord des tables.

- Je ne sais pas ce que tu aimes, donc j’ai essayé de prendre des trucs diversifiés.

Enfin, s’il arrivait à attraper quelque chose avant que Caleb n’engloutisse tout - lui n’était pas vraiment difficile en ce qui concernait la nourriture.

L’attitude désinvolte de l’adolescent amusait grandement Caleb. Quand il lui proposa de lui présenter certaines des jeunes femmes présentes, Owen refusa, et déclara préférer user de son propre charme. Le professeur sourit - décidément, il lui faisait vraiment penser à lui durant ses jeunes années. Parfois, il rêvait de remonter le temps, de redevenir jeune et de prendre lui aussi cet air rebelle qui contrariait tant les adultes. Combien de professeurs de magie avait-il fait fulminer, à l’aide de ses amies, lorsqu’il étudiait encore à Poudlard ? Combien de professeurs de musique s’étaient arraché les cheveux à cause de ses retards, la plupart survenus parce qu’il était en train de draguer les filles du cours précédent ? Combien d’adultes, encore, l’avaient enguirlandé pour une bêtise ou une erreur quelconque ? Caleb, plus jeune, n’avait pas été un enfant de chœur. Il faut croire qu’on s'assagit vraiment en grandissant.

- Bien sûr que cela permet de rencontrer du monde. C’est pour agrandir leur réseau que la plupart des personnes viennent à ce genre d’événement. Même si tu fais parti du milieu du sport, ça peut t’être très utile de connaître des gens qui sont dans d’autres domaines. Ne serait-ce que des photographes ou des journalistes…

En tout cas, dès que les lumières revinrent, il prit ça pour le signe qu’il pouvait se relever et ne se fit pas prier pour se diriger tout droit vers le buffet. Au vu du monde réuni dans cette salle de conférence, tout allait partir en moins de deux. Même si, Bloombury étant une ville sorcière, il ne doutait pas vraiment que tout revenait au fur et à mesure. Il parvint à récupérer une assiette qu’il remplit de petits-fours, avant de ressortir de la foule pour retrouver Owen, à qui il la tendit. Il s’imaginait que si son fils devait se retrouver dans ce genre de situation, il aimerait bien qu’on l’aide. Même si cela signifiait simplement lui apporter de quoi se nourrir. Un nouveau sourire se dessina sur ses lèvres lorsque le plus jeune s’empara d’une crevette. Sourire qui s’élargit lorsqu’Owen suggéra de partir.

- Eh bien… nous y avons fait notre apparition, alors je n’y vois pas d’objection.

Qu’est-ce qui le poussait à rester ici ? Pas grand-chose à vrai dire. Encore une fois dira-t-on que le Londonien aura filé à l’anglaise. Il engloutit quelques petits fours avant de reposer l’assiette sur le buffet, lorsque la foule s’en éloigna pour recommencer à écouter la conférence qui venait de reprendre. Caleb fit signe à Owen de le suivre. Il avait bien repéré les issues en arrivant, qui ne nécessitaient pas de passer “par la grande porte” et qui leur permettraient ainsi de se dérober sans déranger qui que ce soit. L’air extérieur lui fit le plus grand bien, tandis qu’il prenait une longue inspiration. Il resserra néanmoins un peu son manteau sur lui - la température était plus basse que lorsqu’ils étaient arrivés.

- Avais-tu une idée d’endroit où aller, ou voulais-tu simplement quitter le gala ? Dans tous les cas, je pense que nous devrions aller manger avant que je ne te raccompagne à Ilukaan.

Professeur, il le restait à chaque instant. Bien sûr, c’était le week-end, et Owen n’avait sans doute aucune obligation de couvre-feu, mais il ne tenait pas à le savoir ailleurs qu’à l’école pour la nuit, quitte à l’accompagner jusqu’au petit jour s’il le fallait. Ou à lui payer un repas, visiblement. La soirée ne faisait sans doute que commencer, après tout !

A son avis, Owen était un peu trop désinvolte. Il ne se souvenait plus de la façon dont il agissait à son âge, mais la vérité, c’est que le jeune cycliste avait sans doute un agent qui s’occupait de tout ce qui était journalistes et autres. Lui n’avait pas eu la même chance à l’époque. C’était différent aujourd’hui, mais quand il avait commencé la musique, c’était principalement ses parents qui l’avaient aidé à se lancer dans le milieu et à se faire connaître. Il faut dire qu’ils savaient quels pièges éviter - ils travaillaient depuis de longues années déjà dans l’industrie musicale, à cette époque. Même s’ils “se contentaient” de faire des musiques pour des films, ils étaient bien assez connus pour avoir vécu quelques petits troubles durant leur carrière, et étaient bien déterminés à ce que leur fils ne tombe pas dans ces travers. Il n’avait finalement eu un agent que lorsque son groupe, Mystery Phenomenon, avait commencé à être connu.

En tout cas, ils décidèrent de partir, d’un commun accord. L’air extérieur était agréable sur sa peau. Il se sentait toujours un peu étouffé dans ce genre d’événement. Il ne s’en rendait pas compte tant qu’il était dedans, mais chaque fois qu’il sortait, cela lui faisait le plus grand bien. Il s’étira un peu, avant de remettre correctement son manteau. Le vent du Canada était glacial, surtout en novembre. Il se tourna vers Owen, pour lui demander s’il souhaitait manger. Lui en tout cas avait une faim de loup. Il n’avait pas beaucoup mangé avant de venir, et il ignorait que la conférence trainerait en longueur - même s’il aurait pu le deviner, s’il avait été un tant soit peu plus intelligent : c’était toujours comme ça. L’élève lui indiqua qu’il connaissait des endroits où manger, bien qu’ils soient coûteux. Caleb haussa légèrement les épaules, sourire aux lèvres. S’il y avait bien une chose qui ne l’inquiétait pas, c’était l’argent. Il en aurait toujours plus que nécessaire.

- Dans ce cas, je te suis. Je dois admettre que même si je travaille à Ilukaan depuis un moment, je ne connais pas très bien les restaurants de Bloombury. J’ai tendance à beaucoup voyager, même entre mes cours… Si tu me demandais de bons restaurants à Londres, à Paris ou à Milan, je saurais te répondre sans hésitation, mais à Bloombury, ou même au Canada en terme général, je suis un peu perdu. J’ai voulu aller dans un restaurant avec mon fils, une fois, mais le Poutine King donnait des jouets qu’il aimait avec le menu enfant et je n’ai pas eu le cœur de le lui refuser, alors on s’y était arrêté. Je dois dire que la poutine était excellente, cela dit.

Il suivait Owen avec attention. Il ne s’agissait pas d’avoir un moment d’étourderie, car il se connaissait bien et savait que s’il se laissait distancer, ne serait-ce que de quelques mètres, il risquait de perdre la trace de l’élève. Il saurait sans doute rentrer chez lui, ou à Ilukaan, mais ce n’était tout de même pas son but actuel. En attendant d’arriver à l’établissement choisi par Owen, il se décida tout de même à lui faire la discussion.

- Tu n’es pas dans mon cursus, j’imagine que tu suis celui de Sports et Jeux magiques, non ? Mais… le cyclisme, c’est moldu, non ? Est-ce que tu fais du cyclisme magique ? Est-ce que c’est différent ? Je dois admettre que je ne m’intéresse pas beaucoup au sport, en général, à part pour les grandes compétitions… Mais je suis obligé, pour savoir quelles dates choisir pour mes tournées. En plus, comme les compétitions sont différentes dans le monde sorcier et le monde moldu, c’est encore plus compliqué. Mais au moins, quand je ne suis pas chez les sorciers, je peux être chez les moldus, et inversement !

Il préparait toujours des spectacles différents, avec son groupe. Il n’était pas question d’utiliser de magie trop visible dans les concerts moldus, alors qu’ils pouvaient se lâcher dès lors que le public était au courant que la magie existait.

Oh… Maintenant qu’Owen le disait, ça semblait évident qu’il ne pouvait pas manger de poutine, en effet. Caleb avait la chance d’avoir un métabolisme rapide, et de ne pas prendre beaucoup de poids (même s’il fallait tout de même admettre que la danse, qu’il pratiquait régulièrement, aidait aussi), alors forcément, il avait parfois du mal à se mettre à la place des autres. Il imaginait que quelques centaines de grammes pouvait changer l’équilibre nécessaire sur un vélo, influencer la vitesse ou quelque chose comme ça. Mais il n’en savait fichtrement rien et à vrai dire, ne se posait pas vraiment la question. Alors il enchaîna plutôt sur les cours. Il n’aimait pas laisser des blancs dans les conversations.

Ils se retrouvèrent devant le Pasta Kedavra, le temps de leur discussion. Il jeta un œil au menu, machinalement, à l’entrée, tout en écoutant l’élève, mais on leur trouva vite une table et il suivit le serveur qui les installait. Une fois à table, Owen reprit. Il comprenait bien les raisons qui le poussaient à favoriser le cyclisme moldu. Le sport était très différent de l’art, finalement - là où le mental et les efforts étaient ce qui devait primer d’un côté, de l’autre, c’était la créativité et l’extravagance qui jouaient le plus. Dans les deux cas, il s’agissait d’en mettre plein la vue aux spectateurs, en revanche. Cela ne changeait pas - c’était comme ça qu’on devenait célèbre : en attirant les regards.

Quand Owen parla de prendre des risques, en disant que c’était bien ce qu’il préférait, Caleb ne put retenir un sourire. Qu’est-ce qu’il comprenait et appréciait cet état d’esprit !

- Bien sûr, prendre des risques est toujours le plus intéressant, surtout quand cela se voit récompensé, en effet. Nous en prenons régulièrement, dans mon groupe de musique, quand on tente de nouvelles choses. Nous avons beau être un groupe de rock, cela ne veut pas dire que nous devons écarter les sonorités différentes, mais certains fans se montrent assez… réfractaires, parfois, je dois dire. Mais nous sommes récompensés par ceux qui restent et ceux qui arrivent ! Et nous jouons la musique qui nous plaît, au moins.

Cela lui faisait penser qu’il devait encore finir de composer quelques chansons avant de pouvoir préparer le prochain album, mais avec ses cours, il avait du mal à prendre le temps. Il attrapa l’un des menus sur la table, observant avec attention les plats proposés. Il reconnaissait tous les plats : il avait vécu en Italie un bon moment, quand il sortait avec Celestina. Alors son choix fut vite fait : il choisirait un risotto en plat, et un tiramisu en dessert. Il lança un regard à Owen.

- Si tu as choisi, je pense que nous pouvons commander. Est-ce qu’il y a des plats que tu ne peux pas manger sur cette carte ? Comme… les pizzas ou certaines pâtes ? Est-ce qu’il y a quand même des moments où tu peux te permettre quelques écarts ? La vie de sportif me semble bien compliquée… Oh, désolé si je t’ennuie avec mes questions, je suis simplement un peu curieux.

Lui qui avait l’habitude de vivre dans le faste, si bien au niveau des vêtements qu’au niveau de la nourriture et de tout ce qui pouvait être considéré comme superflu, il avait du mal à se voir se priver volontairement de quoi que ce soit.

La réponse d’Owen le fit rire. Il imaginait sans peine ce que des “coéquipiers fous” pouvaient donner, étant donné que les membres de son groupe avaient eux aussi assez peu de limites. Oh, ils vieillissaient, gagnaient en maturité, c’est vrai, mais cela ne les empêchait absolument pas de s’amuser et de foncer quand ils avaient l’intuition qu’une idée folle était bonne malgré tout. De plus, tout comme Caleb, Owen semblait être le leader de son équipe. A partir du moment où il arrivait à les gérer, tout se passerait bien, il n’en doutait pas. Il sourit légèrement quand le jeune homme lui indiqua que ce n’était tout de même pas toujours facile de garder une bonne image de l’équipe, comme pour dire “Je comprends”. Parce que lui aussi avait parfois du mal à conserver la bonne réputation du groupe, car s’ils se calmaient avec le temps, ils restaient quand même tous de fortes têtes, qui pouvaient très vite se faire remarquer, d’autant plus avec leurs looks androgynes et leurs allures rock - à une époque où certains moldus semblaient de moins en moins enclins à l’inclusion (du moins aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, pays de résidence des membres du groupe), ça faisait une bonne excuse pour se plaindre de ceux qui ne rentraient ni dans les normes de genre, ni dans les normes de sexualité.

En tout cas, il ne reprit pas plus longtemps sur le sujet, préférant plutôt se concentrer sur le repas. Il prit un menu, et en tendit un à Owen, mais son choix fut vite fait. Alors il lui posa des questions, curieux comme toujours des gens et des univers qu’il ne connaissait pas. Quand Owen lui expliqua qu’il préférait éviter tout écart afin de conserver une certaine rigueur, Caleb hocha la tête, compréhensif à nouveau.

- Je dois dire que je suis assez admiratif de la force d’esprit que tu dois avoir pour résister aux tentations. A ta place, je ne sais pas comment je ferais. Enfin, je suppose qu’à ta place, j’aurais aussi l’habitude et je serais entraîné également !

Quand il lui indiqua ce qu’il désirait manger, il leva le bras pour interpeller un serveur afin qu’il vienne prendre leur commande. Il demanda son risotto, ainsi que les pâtes à la crème d’Owen, et une carafe d’eau. Il aurait aimé prendre un cocktail, ou du vin, mais ignorait si c’était dans les habitudes du jeune homme - et puis ils avaient déjà eu une coupe de champagne, plus tôt dans la soirée, il ne fallait peut-être pas abuser. Il avait parfois peur de retomber dans d’anciens travers, même si sa vie se passait nettement mieux que quelques années en arrière. Le repas arriva bien vite sur leur table, et Caleb s’empara aussitôt de ses couverts.

- Bon appétit !

Il sourit à Owen avant d’entamer son plat avec enthousiasme. Il n’avait pas vraiment l’habitude de faire ce genre de sorties avec des élèves, et en fait, ne se sentait malheureusement pas très proche des élèves en terme général. Pourtant, il aimait les enfants, avait toujours eu un bon contact avec eux - il repensait parfois avec nostalgie à l’époque où il enseignait la musique, avant d’être professeur à Ilukaan. Il aurait aimé que les élèves viennent davantage se confier à lui, ou même lui poser des questions, notamment les Strixyst. Il avait l’impression de ne s’occuper d’eux que quand il y avait un problème, alors qu’il aurait aimé aussi accompagner les moments de joie.

Il écoutait avec attention ce que disait Owen. Evidemment, c’était toujours une histoire d’habitude à prendre. Mais certaines habitudes étaient plus faciles à prendre que d’autres - même si les plus difficiles étaient accompagnées d’avantages, ça n’empêchait pas qu’il fallait “prendre le pli”, comme le disait l’élève. Il mangeait son plat (délicieux, d’ailleurs), tout en réfléchissant à ses mots. Mais s’il comprenait si bien Owen, c’était parce que lui-même avait dû faire des sacrifices quand il s’était lancé dans la musique. Alors, certes, il faisait ce qu’il aimait, mais il est vrai qu’il devait toujours répéter, pour ne pas perdre sa voix, pour ne pas perdre l’habitude de ses différents instruments non plus. C’était un temps très important, investi dans sa passion, mais un temps qu’il ne pouvait malheureusement pas prendre pour autre chose. Combien de fois avait-il regretté d’être en tournée simplement parce qu’il ne pouvait pas voir son fils durant de longues périodes, alors qu’être sur scène avait toujours été son désir le plus cher et un plaisir de chaque instant ?

Il fut tiré de ses pensées quand Owen précisa tout de même qu’il y avait beaucoup de bonnes choses que les sportifs pouvaient se permettre, ce qui le fit sourire. Il l’ignorait, mais en même temps, ça lui semblait logique, maintenant qu’on lui disait. Sans doute pouvaient-ils se permettre des douceurs dans des doses légères, ou bien avec les ingrédients les plus caloriques / mauvais substitués par d’autres. Il se demanda un instant si les “plusieurs repas par jour” évoqués par Owen voulaient dire qu’ils étaient différents de ceux qu’on prenait habituellement ; était-ce différent de la liste petit-déjeuner, déjeuner, goûter, et dîner ? Prenait-il ses repas d’une autre manière, comme on pouvait le faire dans d’autres pays ? Caleb n’était pas sans savoir que dans beaucoup de pays, on ne fait que deux repas par jour : le petit-déjeuner, très conséquent, pour tenir la journée, et le dîner. Mais ça aussi, au fond, c’était une question d’habitude, se dit-il.

Le repas se passa, entrecoupé de questions de Caleb et d’Owen y répondant, jusqu’à ce qu’ils terminent leurs desserts. Alors qu’il se redressait pour aller payer et partir, le Lupy lui dit qu’il faisait des covers, ce qui le fit sourire à nouveau.

- Vraiment ? C’est merveilleux.

Et il était sincère lorsqu'il disait ça. Il adorait voir les gens porter de l'attention à la musique, de quelque façon que ce soit. Il paya les deux repas - ce n’était pas ce qui allait le ruiner, surtout ici dans ce petit restaurant de Bloombury. Les prix lui semblaient plus que raisonnables, mais il savait que beaucoup d’élèves se rendaient ici, alors il fallait bien que les prix le soient pour les attirer. Une fois à l’extérieur, il prit une grande bouffée d’air frais avant de reprendre la parole.

- Des covers, tu disais ? Je serais ravi d’écouter tout ça, si tu le permets. Mais pas ce soir, plutôt demain ! Il commence à se faire tard. D’ailleurs… Je vais te raccompagner à Ilukaan. Tu es grand, mais je m’en voudrais qu’il t’arrive un problème sur la route alors qu’on pourrait l’éviter !

Ils continuèrent donc leur chemin jusqu’à l’école (sans encombre, comme il fallait s’y attendre), et une fois devant la grille, Caleb sourit à Owen.

- Eh bien, moi qui m’attendais à passer une soirée quelque peu ennuyante, je dois dire que ça n’a pas du tout été le cas ! Je reviendrai te voir dans la semaine pour que tu me fasses écouter tes covers. Passe une bonne soirée !

Et après un petit signe de la main et un énième sourire, il fait demi-tour, pour retourner à Bloombury, en direction de son appartement.