Des petites lèvres d’une enfant aussi haute que trois pommes s’échappe une mélodie de quatre notes, brève, mais douce. Un son agréable qui s’envole aussitôt dans les airs, se laissant porter par le vent, tandis qu’à l’horizon se dresse un coucher de soleil flamboyant. Ce son marquait la fin d’une journée de travail, où Rue avait tenu à accompagner son paternel afin de l’assister quelques heures dans ses tâches. Ce son harmonieux annonçait le retour d’un père et sa fille au foyer familial, où les attendait leur petite famille avec grande impatience. Ce serait l’occasion, pour Rue, de conter à nouveau à sa mère et à ses cadets ses exploits du jour après avoir travaillé dans les champs aux côtés de son père. On l’avait autorisé à semer quelques graines, à monter sur un tracteur en présence d’un adulte, et même à rendre une petite visite aux animaux dont s’occupaient les éleveurs. Son père étant un employé de longue date, son supérieur ne voyait aucun inconvénient à ce que Rue vienne observer leur travail de temps à autres. D’autant que sa présence était à peine perceptible, tant elle pouvait être discrète et silencieuse.

La petite est perchée sur un arbre, les pieds ballants dans le vide, et se dépêche de jeter un léger coup d’œil en direction de son paternel, qu’elle découvre, sans surprise, en train de commencer à ranger son matériel. Il lève le menton, et intercepte le regard de sa fille tant aimée, avant de lui adresser un grand signe de la main. Signe auquel la belle petite au teint mat s’empresse de répondre, dans un mouvement cependant plus réservé.

Rue était pleinement consciente du fait qu’elle possédait un père absolument hors du commun. Il était ce père de famille qui faisait preuve d’une dévotion infaillible pour les êtres qui lui étaient chers, et qui travaillait dur, sans relâche afin qu’ils ne sombrent pas dans le besoin. Rue avait toujours témoigné une admiration sans faille à son égard, sans cesse impressionnée par le travail monstre qu’il fournissait dans l’espoir de continuer à subvenir aux besoins de sa famille. En plus d’être un père, il était aussi un mari aimant et attentionné en qui coulait un sang spécial, méconnu des êtres humains ordinaires. Un sang de sorcier. Ce fut avec une femme, une belle sorcière également, qu’il établit son union douze années auparavant, avant d’aller s’installer dans l'Arkansas, état réputé pour sa faune et sa flore très abondantes, mais aussi pour ses grandes exploitations agricoles. Un couple fort, qui s’est formé grâce à un amour puissant. Peu de temps après leur union, naquit leur premier enfant, la fameuse Rue, qui dut son nom à une plante particulièrement appréciée pour ses propriétés thérapeutiques. 

Et effectivement, Rue allait s’avérer être la plante médicinale de sa famille. Et même plus encore.

Étant la première née d’une petite fratrie de six enfants, quatre filles et deux garçons, Rue s’est très vite vue attribuer le rôle d’aînée. Un rôle qu’elle incarnait presque parfaitement. Rue, c’est cette « grande » sœur qui, du haut de son mètre quarante-deux, a toujours fait de son mieux pour faire figure d’exemple, mais qui se laisse aussi souvent rattraper par son jeune âge, la poussant à s’autoriser quelques dérapages par moments, à l’abri du regard de ses cadets. C’est cette grande sœur qui fait de son mieux pour protéger les plus petits, mais qui aura nécessairement besoin d’être protégée aussi. Fort heureusement, la famille Barnett était forte et soudée. Ainsi, lorsque l’un des enfants avait besoin de soutien, il pouvait être sûr qu’il le trouverait auprès des membres de sa famille.

Ils coulèrent des jours heureux durant de nombreuses années, menant une vie rythmée par les  aventures des enfants, les démonstrations de magie que leur père s’autorisait à leur montrer, et toute une panoplie d’évènements qui laissaient penser que la famille Barnett était une famille absolument parfaite. Le père de Rue avait de grands projets en tête pour satisfaire davantage sa petite famille, projetant de monter sa propre entreprise spécialisée dans l’agriculture. Très enthousiaste à l’idée de rendre sa femme et ses enfants encore plus heureux, il mit tous les moyens en œuvre pour parvenir à ses fins. 

Cependant, quelques mois plus tard, durant une période hivernale, un changement notable dans le comportement du père se fit ressentir. Et malgré son jeune âge, Rue fut la première à le remarquer. Cela avait commencé avec des sourires fanés qui étiraient ses lèvres, et une attitude étonnamment passive. Puis, un père anormalement trop présent à la maison. Une mauvaise humeur presque constante, et une tension presque palpable au sein du domicile.

Ce fut lors d’une soirée plutôt calme, mais plongée dans une atmosphère étrangement tendue, que Rue intercepta une discussion qu’entretenaient ses parents. Un entretien qui lui paraissait beaucoup trop sérieux pour que ça soit normal. Ses frères et sœurs dormaient tous à poings fermés, et elle, elle était cachée dans les escaliers, à épier comme elle avait l’habitude de le faire. La petite avait une vue sur son père, assis à une table dans le salon, et dont l’expression laissait penser qu’il était au plus mal. Rue ne comprit probablement pas la moitié de ce qu’ils se dirent, mais la principale chose qu’elle put retenir fut la mention de problèmes financiers importants. En réalité, pour mener à bien son projet, le père de famille fut contraint de faire des emprunts, jusqu’à ce qu’il se rende compte du fait que son entreprise ne fonctionnait pas aussi bien qu’il l’avait escompté. Tous ses projets, tous ses espoirs s’étaient effondrés, sous le regard impuissant d’une enfant bien trop jeune pour assister à de tels évènements. 

Les journées passèrent, et Rue continuait d’espionner les conversations de ses parents, accentuant son inquiétude quant à leur santé. Ils semblaient terrassés par toutes ces mauvaises nouvelles qui s’enchainaient jour après jour, et rien ne semblait pouvoir les remettre sur pieds. Même si les plus petits étaient encore trop candides pour s’en rendre compte, ils percevaient quelque chose d’anormal dans le comportement de leurs parents. Heureusement, Rue était là pour les rassurer et atténuer leurs inquiétudes. Leurs journées passées à l’école leur permettaient d’éviter de se retrouver trop souvent confrontés à la tristesse qu’éprouvait leur père. 

Ce fut lors d’une énième soirée passée à écouter aux portes, qu’un évènement des plus inattendus survint pour la jeune Rue. Trop concentrée dans la discussion de ses parents, personne n’avait pas remarqué que sa petite sœur âgée de huit mois seulement avait, d’une  manière totalement inconnue, quitté son lit. Comment avait-elle pu escalader son lit à barreaux ? C’était là des choses qui pouvaient arriver. Un grincement du haut des escaliers attira l’attention de l’aînée, qui réagit en une fraction de seconde, se précipitant en direction des marches. Ce fut avec horreur qu’elle aperçut sa sœur à l’étage, qui s’apprêtait à poser sa main dans le vide, et qui n’allait pas tarder à être la victime d’un accident tragique. Dans un mouvement presque désespéré, Rue tendit ses mains en sa direction, tout en ayant l’espoir qu’un miracle survienne. Et le miracle survint. Aucun bruit sourd provoqué par une violente chute ne se fit entendre. Rue gardait ses mains tendues, et sa petite sœur flottait dans les airs, un sourire innocent aux lèvres. 

Cet évènement aurait pu être passé sous silence si Rue n’avait pas laissé échapper un cri surpris. Ses parents, alertés par le hurlement de l’enfant, accoururent à toute vitesse. Ce fut à la vue de ce terrible spectacle, qu’ils comprirent qu’il s’agissait de la toute première manifestation des pouvoirs de leur fille aînée. Plus encore, ils se rendirent compte du fait que, au-delà de tout problème financier, ce qui leur importait le plus était la sécurité et le bonheur de leurs enfants. Ce jour-là, Rue avait prononcé une phrase qui marquerait l’esprit de son père à jamais : « Quoiqu’il arrive, papa, je serai toujours fière de toi ». Ce fut dès ce jour que le père de famille récupéra espoir, et recommença à travailler sans relâche, faisant de son mieux pour que sa petite famille ne manque de rien. 

Puis, vint le fameux jour où l’école de Rue dut être choisie. Elle manifesta immédiatement son inquiétude quant aux frais de scolarité, chose qui serra le cœur de ses parents. À son âge, elle n’avait pas à se soucier d’un tel problème ! En envoyant son dossier d’inscription, ils sollicitèrent, par la même occasion, l’aide du directeur, en demandant une bourse d’étude pour que leur fille puisse étudier dans les meilleures conditions possibles. Quelques semaines plus tard, à leur grand soulagement, ils reçurent une réponse favorable. Bien que très enthousiaste à l’idée de rejoindre une école aussi prestigieuse, Rue n’était toujours pas convaincue. Elle savait pertinemment que la bourse ne servirait pas à couvrir tous les frais de scolarité, et ses inquiétudes se dirigeaient sans cesse vers parents plus que vers elle-même. Ce fut après une longue discussion avec sa mère, qui lui expliqua à quel point ils seraient fiers d’elle si Rue consentait à suivre le chemin que lui indiquait son propre cœur, qu’elle finit par accepter. Car Rue avait des rêves, et ses parents le savaient. Passionnée d’horticulture, elle avait toujours manifesté son désir de suivre cette voie un jour. Et tous savaient que le large panel de matières proposé par Ilukaan permettrait d’élargir le champ de possibilités de la petite. 

« Et bien Rue, je t’attends ! »

Avec une agilité déconcertante, Rue descendit de l’arbre sur lequel elle était perchée depuis quelques minutes, pour rejoindre son père qui l’attendait en bas. Son départ pour Ilukaan était prévu pour demain. Elle jeta un dernier coup d’œil en direction du champ de blé qu’elle connaissait par cœur maintenant, et qui lui ravivait tant de souvenirs. Elle esquissa un sourire, et saisit la main de son père, avant de prendre le chemin qui les conduirait à leur domicile.

[i]Sa petite famille lui manquerait terriblement. Mais si son départ lui permettait de réaliser ses rêves, comme sa mère le lui avait dit, alors elle essaierait de partir sans se retourner. Après tout, elle pouvait voir ce départ comme une nouvelle aventure !

(c) Ilukaan