Comme si rien ne s'était passé.


Comme si, il y a une dizaine de jours à peine, Aventurine Gaiathra n'avait pas percé son masque et remarqué, suite à un de ses épisodes de toux sanguinolentes, que Ramuda n'était pas en pleine forme. Comme si le Cervirald n'avait pas été insolent, presque méchant dans son insistance pour ne pas continuer la conversation, de peur que celui qu'il appelait son ami ne découvre le pot-aux-roses, ruinant de ce fait tous ses efforts pour garder le secret de sa maladie pendant plus de dix ans. Comme si leur relation était authentique, et pas construite à partir de faux-semblants et de cachotteries.

Mais ça, ne l'avaient-ils pas tous deux remarqué il y a des années ?

Alors, en ce samedi après-midi printanier, l'aspirant designer, ennuyé, n'avait pas cillé avant d'envoyer ce SMS au blond. Pour plusieurs raisons, il ne lui avait pas beaucoup parlé cette semaine. La principale : Ramuda était occupé avec ses cours... Et avec un petit projet dont la date limite approchait à grand pas. (Un cosplay pour la Bloombury Expo ? Peut-être bien.) La seconde ? Il voulait donner à son ami le temps d'oublier leur dernière interaction, bien sûr.

Puisqu'Aven avait accepté son invitation, une fois que le ciel s'obscurcit, le garçon aux cheveux roses pénétra l'antre des jeux de chance. Ils s'étaient donné rendez-vous sur place. Loin d'être un aussi fidèle client de cet établissement de vices et de désespoir que l'Italien, Ramuda halta son trot peu après son arrivée (le gardien de sécurité lui avait demandé à voir sa carte d'identité, par ailleurs, pour des raisons évidentes). Il ne savait pas où ils se retrouveraient exactement. Ici, à l'entrée ? Ou... Peut-être bien que son élève de rap s'était présenté un peu d'avance et avait déjà commencé à ruiner des rêves. Sa chance était, après tout, pratiquement inégalée. Personne ne voulait lui faire face au poker, ni jouer à la même table que lui au blackjack... Du moins, personne qui connaissait moindrement la vie nocturne de la ville sorcière. Ramuda avait, au fil de leurs sorties, vu un nombre conséquent d'innocents jeunes adultes et de touristes perdre des montagnes de jetons contre Aventurine... Et il s'était éclaté.

Le bonhomme à la tignasse couleur barbe-à-papa s'éloigna du centre du hall d'accueil et se colla à un mur, non loin, mais pas au coeur de la foule non plus. Il laissa tout son poids retomber contre le marbre, puis fouilla dans sa poche, de laquelle il ressortit une sucette qui finit bien vite dans sa bouche. Il croisa ses mains derrière son dos avec désinvolture. Pour cette soirée, il s'était habillé un peu plus chic que d'habitude, d'un manteau holographique violet et un boa à plumes cyan. Impossible de le manquer.

D'une façon ou d'une autre, son ami viendrait à lui. En personne ? Entendrait-il les cris de ses dernières victimes ? Un appel sur son portable ? Seul l'avenir le dirait. En tout cas, Ramuda était là à temps, excité à l'idée de passer un bon moment avec Aven (pendant lequel il ne lui poserait pas de questions délicates, hein ?), et prêt à filmer un jackpot ou deux.

L'accoutrement tape à l'oeil du blond permit à Ramuda de le reconnaître presque instantanément. Les fréquentateurs du casino avaient tendance à s'habiller avec opulence, excentricité, des vêtements de marque ou tous en même temps (moins à Bloombury que dans les grandes villes moldues comme Las Vegas, n'exagérons pas). Toutefois, peu portaient autant de plumes de paon, de boas brillants et surtout de lunettes aux verres teintés qu'Aventurine.

Il était était arrivé au casino avant l'heure de leur rencontre, comme Ramuda l'eût pensé. Cet homme vivait pour les jeux de chance, il respirait les paris et le risque : même si son ami de petite taille ne lui avait pas proposé de passer la soirée avec lui, il serait sûrement venu détrousser de pauvres innocents malchanceux.

Sans crier gare, Ramuda sautilla en direction de son ami, les bras grands ouverts, jusqu'à foncer sur lui de tout son poids. Dommage pour Aven, si désinvolte, et pour la pièce avec laquelle il jouait. Il connaissait le Japonais depuis longtemps, c'était de sa faute s'il n'avait pas retenu que ses salutations habituelles se composaient d'un tacle (euh, non, d'un câlin). Après une petite seconde, la bestiole rose se recula, laissant le blond voir son visage presque dégoulinant de jovialité. Son teint, cette fois, paraissait beaucoup plus rosé que lors de leur dernière rencontre, un signe qu'il allait mieux.

— Merciiii ! ~ Toi aussi, ta tenue te va bien ! Je dirais même qu'elle est super-duper classe. J'ai presque peur que tu me voles mes onee-san ! Le nom qu'il donnait aux femmes avec qui il essayait de coucher, oui. (Ou qui étaient ses mannequins, ou avec qui il avait des rencards de fois. Bref. Ses connaissances.) Je décooooonne... Ce soir, pas de dames ! C'est que toi et moi. Pour ponctuer sa phrase, il adressa un clin d'oeil à son ami.

La nouvelle selon laquelle des boissons alcoolisées gratuites entameraient leurs aventures du jour eut pour effet de tant enthousiasmer Ramuda, homme dont la taille du porte-monnaie était une préoccupation et grand fan de cadeaux, qu'il ne put s'empêcher de rebondir sur place. Il attrapa donc son ami par le bras et le tira, commençant à marcher en direction du bar tout en lui répondant. (Évidemment que, même s'il n'allait pas souvent au casino, il savait où se trouvaient bar et restaurant, les deux incontournables.)

— Yay ! T'es le meilleur, le plus cool, le plus stylé pote au monde, pas étonnant que madame chance t'aime autant ! Pour la question, il hocha simplement de la tête. Je vais bien... Encore mieux maintenant que je suis en ta compagnie ! Et toooi ? T'as passé une bonne semaine ?

Une réponse sur le ton de la blague à la question qui avait créé un malaise lors de leur dernière rencontre ? Yup ! Autant tout faire pour éviter de recommencer cette expérience désagréable.

Après un court instant, Ramuda aperçut au loin l'enseigne du bar. Il s'approcha donc du comptoir, se tira un tabouret et s'y assit. Il commença immédiatement à balancer ses pieds en l'air puisqu'ils ne touchaient pas le sol. Ses coudes sur le bar et ses mains sur ses joues, il chantonna un peu pendant qu'il réfléchissait à ce qu'il avait envie de boire. Niveau alcool, ses goûts variaient beaucoup : la bière, surtout la japonaise, l'avaient introduit à la beuverie, à cause des fêtes d'ados. Cependant, il aimait aussi beaucoup les cocktails, notamment ceux hyper-sucrés contenant du jus de canneberges, des fraises, des ananas, des bonbons...

— Je veux... Un Cosmopolitan !

Il jeta un coup d'oeil à Aven. Qu'il aille chercher sa victime et la fasse payer ! Oh, Ramuda se délecterait de voir un inconnu payer son verre. Pas besoin de débourser, et l'expression faciale d'un perdant honteux lui donnait toujours envie de ricaner.

L'image mentale d'Aven portant une robe de soirée pailletée amusa Ramuda. Bien que la proposition n'eût pas été sérieuse ne serait-ce qu'une seconde, il ne put pas s'empêcher de réfléchir à quelle coupe et couleur lui irait le mieux. Qui sait, un jour peut-être le Cervirald aura-t-il envie d'offrir un petit quelque chose à son ami. (Bien que des vêtements faits main ne puissent pas vraiment être qualifiés de "petit quelque chose". À l'occasion, Ramuda savait être généreux avec ceux qui avaient la persévérance de l'approcher et de rester à ses côtés.)

— Attention à tes paroles, Aven ! ~ Je pourrais presque croire que tu flirtes avec moi. Évidemment, son ton se voulait léger et taquin. Les belles femmes accompagnaient rarement Ramuda  avec des intentions platoniques, son pote lui avait pratiquement tendu une perche avec ce petit commentaire !

Par la suite, comme toujours, l'Italien répondit de façon élusive à la question. Une bonne semaine, dit-il : pas de précisions, pas de moments clé à souligner ni d'anecdotes. Pour la bonne mesure, il changea même de sujet pour ramener la conversation à l'instant présent ! Le garçon aux cheveux roses ne chercha pourtant pas à creuser davantage. Si Ramuda se mettait à gratter pour révéler un peu de la vie personnelle d'Aven, il savait que l'autre lui rendrait, et il était prêt à tout pour éviter cette catastrophe.

Une fois qu'il eut décidé de sa consommation du soir, le jeune homme posa les yeux sur son ami, qui oeillait la carte. Il se doutait que l'autre savait déjà quoi prendre. Quand ils sortaient, il commandait souvent le même cocktail, contrairement à lui. Ramuda ne buvait presque jamais deux fois la même concoction en l'espace d'un mois. Cette variété garantissait qu'aucune d'entre elles ne deviendrait ennuyeuse à ses yeux !

Aven se chargea de commander pour eux deux - pratique. Pendant ce temps, Ramuda balança ses jambes en l'air, amusé du regard incrédule que le serveur lui lança. Pourquoi y-a-t-il un enfant ici ?, semblait-il se demander. On l'observait souvent comme s'il était un éléphant parmi les giraffes quand il sortait dans des endroits réservés aux adultes - au début, il était fatigué d'être pris pour un bambin et de devoir montrer ses cartes d'identité à tout le monde, mais, après quelques années, il s'y était habitué. Maintenant, il ne faisait plus qu'en rire.

— Hehe... Pauvre monsieur Tremblay... Je le plains presque !, ajouta-t-il, le sourire aux lèvres, une fois qu'ils furent à nouveau seuls. Bien sûr, Ramuda se délectait de la défaite de cet étranger. S'il ne s'était pas stupidement frotté à plus fort que lui, il n'aurait pas eu à vider son porte-monnaie ! Mais moi je veux tout lui faire payer ! Ça lui apprendra une leçon dont il a sacrément besoin : on ne joue pas contre le maître des lieux... Sauf si on est prêt à perdre. Il gonfla les joues en disant cela. Lui n'était pas riche, contrairement à son interlocuteur ! Ses dettes, bien qu'en baisse depuis deux ans, pourraient faire peur à plus d'un des (étrangement nombreux) avares d'Ilukaan. Puisqu'on lui donnait l'occasion de s'amuser sans débourser un sou, il essaierait de la saisir et d'en profiter au maximum.

La proposition suivante d'Aven intéressa Ramuda, qui déposa le poids de sa tête dans l'une de ses mains et tapota le comptoir des doigts de l'autre, en pleine réflexion. Ils étaient au casino, il était normal de jouer... Mais contre un des meilleurs joueurs de l'histoire de Bloombury ? Même sans pari, il ne ferait que perdre... Il pourrait essayer de tricher, mais ça n'en valait pas spécialement la peine, et il n'était pas venu préparé pour. Ça serait donc une partie à la loyale, pour le fun uniquement.

Le fun. Ouais. Il s'amuserait, hein ? Après un instant, le Japonais hocha de la tête.

— Yup, je veux bien ! En toute amitié, il se redressa un peu pour mieux laisser tomber sa tête sur l'épaule de son ami. Qu'est-ce que tu es clément, oh grand seigneur de la chance... Je ressortirai d'ici amusé, alcoolisé et pas fauché !

Il releva sa tête avant de continuer à parler. Ramuda ne connaissait pas énormément de jeux de chance, encore moins qui se jouaient sur le comptoir d'un bar, mais leurs verres prendraient sûrement au moins quelques minutes avant d'arriver. Il ne croyait pas en leurs capacités conversationnelles pour les remplir. (Non pas que lui et le blond étaient ennuyeux, mais de quoi parleraient-ils ? De leur vie personnelle ? Jamais. Peut-être que Ramuda pourrait l'inviter à la Bloombury Expo pour voir son spectacle de chant et danse en cosplay de magical girl... Mais il pourrait aussi lui envoyer un SMS à cet effet plus tard !)

— Est-ce que tu as des dés sur toi ? Trois, spécifiquement. J'aimerais jouer... Roulement de tambour imaginaire. Au Cee-lo ! Tu connais les règles ?

Ce jeu, bien que plus populaire en Asie, est tout de même souvent joué dans le cadre de paris. Simple, rapide... Bref, parfait.