Le silence.

Apanage des bibliothèques, il permettait la pleine concentration dans le travail de chacun et c’était là l’atmosphère idéale pour potasser ses cours sans craindre d’être dérangé de quelque manière que ce soit.

L’on pourrait croire que Rengoku Kyojurô, aussi énergique et bavard était-il au quotidien, n’avait pas sa place entre les étagères serties d’ouvrages variés, sur des sujets précis et évoquant les paradigmes de quelque auteur.

À tort.

L’on oubliait bien trop souvent que l’aîné Rengoku n’était pas qu’une boule de feu, bruyante et explosive, qu’il était capable de se tenir correctement, d’être calme et tranquille quand les circonstances le demandaient.

Tête de classe, il l’était, sans aucun doute. Outre pour les patates douces rôties ou la dorade grillée au sel, le jeune homme possédait également un goût prononcé pour l’apprentissage constant, le perfectionnement physique et mental, telle était la voie destinée à quelqu’un de son rang et qui portait des aspirations similaires à celles qu’il nourrissait depuis l’enfance.

Il fallait dire aussi que l’aspirant Auror était un autodidacte. Il avait acquis l’habitude depuis sa jeunesse d’anticiper les leçons dispensées en classe de son propre chef, en feuilletant les ouvrages obligatoires et ceux conseillés avant qu’il en fût question lors des cours. Ses professeurs lui avaient souvent reproché de vouloir aller trop vite, à de nombreuses reprises, il les avait entendus blâmer une impatience certaine, tristement liée à la curiosité intellectuelle présente chez le blond qui évoquait les notions des chapitres suivants alors qu’il n’en était même pas encore question.

Toutefois, il ne s’en formalisait pas et continuait à faire ainsi, triste habitude qu’il avait conservée par le retrait de son père de ses responsabilités.
Néanmoins, il fallait dire qu’à part ces travers et le fait d’être un poil trop bruyant, le corps enseignant n’avait rien à lui reprocher. C’était un élève excellent, concentré, soucieux de bien faire, polyvalent, dévoué aux autres, ancien préfet qui continuait à donner de son temps pour porter assistance à autrui, qui n’avait jamais causé le moindre problème et qui ne discutait pas les ordres…

L’élève idéal en somme.


Ce jour-là, loin d’arborer un masque jovial et lumineux, Kyojurô parcourait ses doigts délicatement sur la tranche d’une rangée de livres. L’air fermé et concerné, il semblait à la recherche d’un ouvrage précis pour répondre à une question précisément posée lors d’un cours. Derrière lui volaient d’autres ouvrages dont il aurait besoin et qu’il avait enchanté pour qu’ils puissent le suivre jusqu’à sa table d’étude.

Il venait d’entrer en cursus universitaire et redoublait d’efforts pour effectuer ses devoirs et travailler ses cours.
L’Ursirre s’était spécialisé dans la voie des Aurors et de la défense magique, ambitionnant de mettre sa force du bon côté et de protéger ses pairs face aux menaces diverses qui pouvaient se tapir dans les ombres et les menacer, aussi inébranlable et solide qu’un mur et aussi lumineux qu’un Soleil.

Après tout, n’était-ce pas son devoir depuis sa naissance ?

Même s’il avait choisi ce cursus, cela ne l’empêchait pas de travailler les autres matières qui ne lui étaient plus enseignées.
Par passion, il continuait de dévorer les ouvrages d’Histoire de la magie. Parce qu’un bon Auror devait connaître les différents élixirs du monde magique, il s’intéressait à l’art précis des potions.
Et ainsi de suite.

Il fallait dire que si d’aventure, un élève demandait de l’aide dans n’importe quelle matière, Kyojurô était en mesure de porter assistance de manière plus que correcte.

Enfin non. Cela n’était pas tout à fait correct.
Ce qui faisait défaut au fils aîné de Shinjurô et Ruka était sans doute la créativité. Il s’engageait volontiers sur les sentiers battus mais avait plus de difficulté pour faire preuve d’imagination.
Toutefois, il admirait et consommait volontiers les œuvres d’autres, étant transporté par les créations de ses pairs.

Le fait d’être incapable de créer lui même faisait que Kyojurô s’extasiait avec facilité quand il voyait les fruits de l’imagination des autres.

Et il avait une appétence particulière pour le théâtre, fut-ce le Nô ou le Kabuki pour citer ses genres préférés. Mais il serait bien incapable d’improviser une scène totalement inédite.


Perdu dans sa recherche de livres, Kyojurô avait complètement occulté le reste de son environnement.



Son exclamation était forte et cela ne fit que montrer qu’il avait réussi à mettre la main sur l’ouvrage qu’il cherchait ; enfin !

Etant particulièrement dur de la feuille, il lui fut compliqué de comprendre au début qu'une intonation féminine et juvénile s'adressait à lui, l'incident de flûte arrivé bien des années auparavant avait laissé des séquelles durables à son oreille gauche.
C'était particulièrement incommodant quand on désire devenir Auror mais Kyojurô avait bien d'autres qualités pour compenser.

C'est le manque de réponse aux alentours, et surtout de présence, qui mit la puce à l'oreille de l'Ursirre, le faisant se tourner pour aviser la personne qui l'avait hélé.



Une demoiselle, plus jeune que lui, aux yeux brillants. Il ne fallut pas longtemps au plus âgé pour adresser un sourire aussi lumineux que leurs regards respectifs.



C'était l'explication qu'il partageait lorsqu'on relevait la couleur insolite et flamboyante de ses boucles. La raison réelle était plus cryptique et n'avait pas à sortir du clan Rengoku, à moins de vouloir un jour l'intégrer.
Puis c'était une approche bien moins sympathique.



Clama-t-il pour se présenter comme si les deux protagonistes ne se trouvaient pas au sein d'une bibliothèque, l'esprit si léger comme gonflé à l'air chaud.


Les injonctions au silence soudaines des élèves et du personnel le firent redescendre de son petit nuage et le ramenèrent très rapidement à la réalité du lieu dans lequel il se trouvait avec sa jeune interlocutrice.
L'aîné Rengoku poursuivit donc, d'un ton plus mesuré ; parce qu'il en était également capable.



Il n'était plus préfet pour cette année, mais c'était plus fort que lui. Son instinct de grand-frère reprenait rapidement le dessus et la demoiselle, qui devait être à peine plus âgée que Senjurô, semblait si adorable et lui inspirait tant de sympathie qu'il n'avait pas le coeur à l'éconduire.

Et de toutes manières, il ne le faisait jamais. Il devait bien accomplir son devoir d'aider les plus jeunes.

Et il le faisait avec passion et brio, comme tout ce qu'il entreprenait.

Kyojurô avait un faible pour les plus jeunes.

C'était un fait. Il les adorait et se pliait en quatre pour leur venir en aide s'ils faisaient face à la moindre contrariété. Comme Yoimiya devant lui, il ne pouvait résister à la lueur candide et pleine d'espoir que l'on voyait dans leurs yeux, de manière plus ou moins prononcée selon le caractère, selon qu'il était extraverti ou non.
Cette flamme qui brillait dans leurs iris, il n'y avait rien de plus beau pour l'aspirant Auror. Et il fallait dire que généralement, ses cadets renvoyaient inéluctablement à l'image de son propre petit-frère.

Décevrait-il Senjurô en refusant de l'aider ? Hors de question.
C'était pour cela qu'il se rendait disponible au maximum. En tant qu'aîné, il était de son devoir d'aider les jeunes bourgeons à s'épanouir, à trouver leur place, à la lumière.



C'était un euphémisme. Kyojurô faisait partie depuis le début de sa scolarité de la tête de classe, chaque année depuis la première. D'aucuns diraient qu'il était talentueux. Lui prétexterait son travail assidu par humilité. La vérité était qu'il s'agissait des deux, preuves en étaient ses résultats aux examens divers qui ponctuaient la scolarité d'un étudiant à Ilukaan : des Optimal à en perdre la tête.

Quel étudiant exemplaire était l'aîné Rengoku pour le corps professoral ! La demoiselle ne pouvait pas mieux tomber en demandant son aide.



Opina-t-il à la manière d'un samouraï, de façon quelque peu désuète.



Le jeune homme serra le poing d'un air déterminé en offrant son plus doux sourire et le plus lumineux.
Il y avait quelque chose d'à la fois réconfortant et galvanisant chez le premier fils Rengoku. C'était sans doute ce qui attirait les plus jeunes vers lui.

Il ajouta sur un ton plus doux et tranquille :



D'un geste débonnaire, il indiqua la sortie pour que Yoimiya ouvre la marche et il la suivrait d'un pas tranquille, observant la jeune fille. La manière dont elle se tenait, dont elle maniait sa baguette.

En effet, il y avait des pistes d'amélioration, il les évoquerait clairement et lui donnerait des conseils pour appuyer ses dires.

Enfin tout d'abord…



Il croisa ses bras musculeux sur son torse en avisant la blondinette.

Quand Kyojurô s'émerveillait sur l'intérêt d'un sujet, il ne mentait pas.

C'était un garçon d'un naturel curieux, qui l'a toujours été, prompt à apprendre toujours plus, qui avait dévoré les ouvrages de la bibliothèque familiale qui étaient à sa disposition... Il s'était même enhardi à emprunter ceux qui semblaient inaccessibles, tant par la complexité des sujets qu'ils couvraient que par leur place, haut dans la bibliothèque. Certains étaient même très bien cachés, comme si cela avait été voulu. Oh il n'avait pas vraiment compris ces derniers qui étaient très métaphoriques (les symboles étranges et variés se succédaient, c'en était cryptique). Heureusement qu'ils étaient illustrés d'estampes, mais celles-ci étaient pour le moins intriguantes. Kyojurô avait beau les tourner pour mieux les comprendre, il n'en était rien.

Un jour son père l'avait surpris alors qu'il avait le nez dans l'un de ces ouvrages. Bien entendu, il lui avait demandé des précisions sur ce qu'il n'avait pas compris, en toute innocence... Et jamais le garçon ne l'avait vu si en colère que ce jour-là ! Il s'était pris la correction de sa vie, lui qui avait été un garçon si obéissant et ne posant jamais de problème, il sut qu'il avait fait une bêtise.
En quoi ? Il n'en avait pas la moindre idée, mais il n'avait plus remis la main (ou les yeux) sur ce genre d'ouvrages, il ne voulait pas mettre son père en colère après tout, le pauvre, c'était bien assez difficile pour lui.

Et en bon frère aîné, Kyojurô avait formellement défendu à Senjurô de faire la même erreur que lui (ce qui ne risquait pas d'arriver, le benjamin de la fratrie était bien moins téméraire et assertif que son frère mais mieux valait prévenir que guérir !)


Quoi qu'il en était, Kyojurô, bras croisés, observait les mouvements de baguette de la jeune demoiselle Naganohara et son intuition ne l'avait pas trompé.

L'agressivité, l'impatience... C'étaient bien là des ingrédients dangereux que l'on ne manquait pas d'utiliser en tant que sorcier et il fallait y prendre garde, c'était loin d'être des sentiments à prendre à la légère.




Son visage était sérieux, comme désirant dispenser une leçon, mais ne s'était pas départi de sa sympathie et sa bienveillance sempiternelles. L'Ursirre s'approche de la jeune fille, sans tenir compte d'une quelconque distance sociale qui était chère à bien des individus.

Oh à ce niveau, l'aîné Rengoku pouvait paraître sans gêne mais il n'y pensait tout simplement pas.




Il ne mâchait pas ses mots. Ses paroles étaient d'une franchise qui pouvait sembler destabilisante à bien des égards, mais il faisait ça pour aider et en aucun cas pour descendre son interlocuteur. Bien loin de lui cette volonté.




Il pose une main, quelque peu marquée par l'entraînement au kendo sur le poignet de la Cervirald, délicatement, et poursuivit d'une voix mesurée et douce.



Kyojurô lâche la demoiselle et réfléchit quelques secondes. Cette dernière phrase était sans doute un peu cryptique.



Il pose ses mains sur ses hanches et éclate d'un rire léger, franc et solaire qui fut bientôt coupé par un croassement rauque de corbeau.

Derechef, l'héritier des Rengoku tend le bras pour accueillir son familier et dénouer une petite missive accrochée à sa patte. Ses yeux rougeoyants sous le soleil parcourent cette courte lettre avec rapidité.



Le jeune homme tourne les talons, adresse un petit signe à sa cadette et disparaît, aussi rapidement que des flammes dans une campagne touchée par la sécheresse.