Geralt n'aimait pas les Salles sur Demande.

Pour être exact, il n'aimait pas ce qu'elles représentaient.

Au cours des dernières décennies, voire des derniers siècles, les sorciers étaient devenus de plus en plus paresseux - de plus en plus dépendants de la magie, qu'ils utilisaient à tort et à travers, pour tout, tout le temps.
De prime abord, l'on pourrait se dire que ce n'était pas bien grave - après tout, si l'on a les moyens de se rendre la vie plus facile, pourquoi ne pas le faire ? -, mais les choses n'étaient pas si simples.
Cette accoutumance était telle que certains en perdaient le sens des réalités, usant - et abusant - de sortilèges même pour les actions les plus simples du quotidien, au mépris de toute notion d'effort ou de danger.

C'était, à son sens, l'une des causes principales de la cassure nette qui existait aujourd'hui entre le monde magique et le monde ordinaire. Ceux d'entre eux qui avaient grandi avec une baguette à la main et un sort au bout des lèvres, trempaient depuis toujours dans cet émerveillement permanent en étaient venus à le prendre pour acquis... Et étaient devenus incapables de comprendre ceux qui ne partageaient pas leur chance ; les problématiques et les enjeux d'une existence purement humaine, dépourvue de toute féerie.

Certes, c'était aussi aux enseignants - à Ilukaan comme partout ailleurs - d’œuvrer à ce que cet inquiétant phénomène ne prenne pas plus d'ampleur que ce n'était déjà fait, mais ils n'étaient pas les seuls concernés. Comment convaincre un élève de faire les choses à la main lorsque chez lui, tout se réglait par enchantement ?

Aussi, Geralt - bien que lui-même sorcier et fils de sorcier - mettait-il un point d'honneur à ne pas résoudre tous ses problèmes par des moyens surnaturels, juste parce qu'il en était capable. Un choix que beaucoup ne comprendraient pas, estimant qu'il ne faisait que se compliquer la vie pour rien, mais il l'assumait pleinement.
De toute façon, il avait déjà fait une croix sur le transplanage après avoir assisté à une expérience particulièrement malheureuse, et ne s'était jamais réellement senti à sa place sur un balai ; voilà déjà deux « privilèges » dont il n'aurait aucun mal à se passer.

Or donc, si ce n'était pas la raison pour laquelle elles avaient été créées, l'usage moderne que l'on faisait des Salles sur Demande entrait parfaitement dans le cadre de ce qu'il préférait éviter. Leur aspect pratique était indéniable ; il n'était pas étonnant qu'elles se soient répandues à ce point au fil du temps - pas plus qu'il ne l'était de constater qu'elles servaient désormais principalement à faciliter le rangement, hélas.

Ce n'était pas ce qui l'empêcherait de s'en servir, mais il lui était difficile de ne pas ressasser tout cela alors qu'il se tenait devant l'entrée. Car il n'avait pas d'autre choix s'il voulait initier les élèves au duel comme il se doit.
Bien qu'il sache où la trouver, Geralt n'avait encore jamais pris le temps de s'y rendre - ne serait-ce que parce que ce cours un rien particulier était, normalement, organisé de façon conjointe par les deux professeurs de Défense contre les Forces du Mal, et que la seconde place ne restait jamais prise longtemps. L'on aurait presque pu croire à une malédiction...

Difficultés techniques ou pas, il était cependant plus que temps de se pencher sur la question. S'il veillait à ce que ses différentes classes aient droit a au moins autant de pratique que de théorique lors de ses cours, repousser une créature et se mesurer à un autre mage étaient deux choses très différentes. Et quand bien même il était pour nombre d'entre eux peu probable qu'ils aient un jour l'usage de telles leçons, s'orientant vers des choix de carrière paisibles... On n'est jamais trop prudent.

Encore fallait-il réussir à y rentrer, cependant. Le sorceleur n'avait que rarement eu affaire à l'une de ces pièces enchantée. Durmstrang n'en possédait pas à l'époque où il y était encore élève - ce qui, certes, ne datait pas d'hier - ; aussi n'avait-il eu aucune occasion de se familiariser avec leur fonctionnement. Mais ce ne devrait pas être trop compliqué - du moins l'espérait-il.

Salle de Duel, hasarda-t-il au moment de tourner la poignée.

Il ne savait si une commande vocale aurait la moindre utilité, mais il n'avait rien à perdre à s'y essayer. Tout au plus risquait-il les moqueries d'éventuels spectateurs ; par chance, le couloir était désert.
La porte s'ouvrit sans résistance, le laissant accéder à un immense local aux airs d'amphithéâtre, qui, d'une certaine façon, combinait ici les vocations martiales et éducatives que l'on prêtait à ce type de structure. Seule différence notable, les gradins étaient plus écartés de la scène qu'en temps normal, afin de prévenir tout risque.
En dehors de la fine couche de poussière qui s'était accumulée, les lieux étaient en parfait état ; il lui suffisait de remettre en place ce qui devait l'être et de les réorganiser selon son goût, et ils pourraient reprendre du service.

Bon, marmonna-t-il pour lui-même tout en retroussant ses manches. Au travail.

Bien que cela fasse deux ans depuis sa prise de fonction et qu'il soit désormais à la tête de l'une des Maisons, Geralt ne se mêlait que rarement au reste du corps enseignant. S'il lui arrivait de prendre part à l'une ou l'autre sortie lorsqu'elles lui étaient proposées, c'était avant tout par politesse, et il était rare qu'il s'y attarde. Ce n'était pas qu'il ait quoi que ce soit à leur reprocher : simplement, leurs vies étaient trop différentes pour qu'ils aient beaucoup de choses à se raconter.

Même s'il partageait leurs attributions, ça n'avait pas toujours été le cas ; là où la plupart d'entre eux s'étaient - supposait-il - toujours destiné à l'enseignement, il venait pour sa part d'un secteur autrement plus sombre. Par conséquent, il fallait s'attendre à ce que cela conditionne leurs relations dans une certaine mesure.
Oh, il n'avait pas la prétention de croire que tous savaient qui il était - il n'était pas connu à ce point-là - mais une partie, au moins, devait être au courant, et les bruits ne sont jamais longs à se répandre. Ce n'était de toute façon pas comme s'il comptait s'en cacher.

Et entre ceux que cela effrayait et ceux chez qui cela éveillait une fascination morbide, il ne savait quels étaient les pires - que ce soit parmi les enseignants ou les élèves, d'ailleurs.

De surcroît, ceux de ses collègues qui, à son instar, avaient une autre carrière avant de se lancer dans l'enseignement l'avaient, pour certains, fait au sein des Aurors - une profession avec laquelle il avait toujours eu du mal à s'entendre.
Certains lui reprochaient de venir occasionnellement marcher sur leurs plate-bandes ; d'autres n'aimaient tout simplement pas le voir opérer sans la supervision d'un quelconque gouvernement, magique ou autre. S'il s'agissait plus de frictions que d'un réel conflit - en tout cas la plupart du temps -, c'était bien suffisant pour en avoir une certain a priori.

Ainsi donc, non : à de rares exceptions près, Geralt n'était pas proche des autres membres du personnel. Cela ne les empêchait pas d'avoir des rapports cordiaux, mais cela s'arrêtait là. Et puis, le nombre de visages qu'il avait pu voir défiler en l'espace de seulement deux années le poussait de toute façon à croire que les liens tissés ne le seraient pas pour longtemps.
Alors oui, voir l'un d'entre eux venir vers lui de son plein gré - sans qu'il soit tenu de le faire, pour une raison ou pour une autre - avait toujours quelque chose d'un rien surprenant. L'entendant arriver, il se redressa donc, un siège encore à bout de bras.

Ah, Amaya.

Sans chercher à les connaître en-dehors des quelques anecdotes qu'il lui arrivait parfois de capter d'une oreille distraite, il avait au moins pris le pli de les appeler par leurs prénoms, ainsi que de les tutoyer. Ils ne l'avaient pas attendu pour le faire envers lui, et la réciproque permettait de créer une proximité illusoire qui semblait convenir à tout le monde. Mieux valait cela que de les voir sursauter à chaque fois qu'il entrait dans la pièce, comme cela lui était arrivé trop souvent au cours de ses années de Chasse.

Il n'avait pas perdu de temps pour se mettre à l’œuvre. Même si elle l'avait suivi de très près, il avait profité de ce bref intervalle pour se retrousser les manches et placer une partie des installations. À le voir faire, le mobilier pourtant encombrant semblait ne rien peser ; preuve en était qu'il ne se sentit pas obligé de poser le modeste banc qu'il tenait pour faire la conversation.

Et bien, nous avons pris du retard pour ce qui est des cours de Duel. Je me suis dit qu'il serait bon d'organiser une remise à niveau. Ça profitera à tout le monde. Quoique gardant la main dessus, il daigna enfin se délester de son fardeau en l'appuyant sur le sol, moins par fatigue que par confort. Je sais qu'assez peu d'élèves se destinent à une carrière où ça pourra leur être utile, mais... On ne sait jamais sur quoi on peut tomber.

Il aurait été utopique de croire qu'ils s'étaient débarrassés des Mages Noirs. Les temps avaient changé, mais ça n'avait fait que les rendre plus discrets - plus retors. La plupart des Sorciers pouvaient passer leur vie entière - aussi longue soit-elle - sans en rencontrer un, ou du moins sans le savoir ; mais si cela devait leur arriver... Et bien, sans doute seraient-ils contents d'avoir de quoi se défendre.

Dûment éclairée sur les raisons de sa présence, elle choisit cependant de rester plutôt que d'en retourner à ses occupations. S'il en fut surpris, Geralt n'en montra rien - ne s'attendant, là encore, pas à ce que l'on recherche sa compagnie. Des années d'isolation - parfois volontaire, parfois non -, où ses particularités physiques étaient davantage prétextes à la superstition l'avaient habitué à ce qu'on le fuie plutôt que l'inverse. La plupart des rapprochements qu'il pouvait espérer étaient motivés par une curiosité malsaine plus que par une quelconque sympathie.

Non contente de demeurer dans la pièce, elle entreprit de lui venir en aide, sans y avoir été invitée - sans qu'il en ait eu le temps, même s'il en avait eu l'idée. Si cela n'était pas nécessaire, le geste n'en était pas moins louable, aussi n'émit-il aucune objection. Pourquoi pas, après tout ? Pouvoir en parler, avoir quelqu'un à qui partager ses idées lui permettrait peut-être de mieux définir ce qui n'était encore qu'un projet.

Non, répondit-il avec un rien d'amusement dans la voix. Je peux difficilement me permettre d'affronter des dizaines d'élèves à la suite. Je ne voudrais pas que certains se sentent laissés-pour-compte.

D'autant que l'expérience qu'il avait du combat magique n'était pas vraiment celle que l'on acquiert pour la beauté du sport. Ses duels, il les menait dans des situations à risque, contre des adversaires qui ne demandaient pas mieux que de le voir périr ; cela conditionnait évidemment sa façon de se battre. S'il pouvait certes s'adapter à un cadre pédagogique, plus l'échange durerait et plus il serait susceptible de retrouver ses réflexes. Son but était de les préparer, pas de les traumatiser... Même si l'expérience serait très certainement marquante, même sans cela.

Je compte les faire s'affronter entre eux. C'est encore la meilleure manière de me faire une idée de leur niveau global... De voir ce que l'on peut faire de mieux.

Oh, il ne doutait pas que certains de ses ouailles se passeraient bien volontiers d'un tel exercice, ne pensant pas avoir un jour l'usage de ce qu'il pourrait bien leur apprendre... Mais l'on ne prévoit pas toujours ce que l'on croise sur sa route, sorcier ou pas ; et il suffit d'une mauvaise rencontre. Si les bases qu'il entendait leur inculquer pouvaient faire la différence au moment critique, ils lui en seraient reconnaissants. Et si ce moment ne venait jamais... Et bien, tant mieux pour eux.

Le monde - ordinaire comme magique - avait changé depuis l'époque où lui-même avait fait ses classes, mais ce n'était pas pour autant qu'il comportait moins de dangers : ils étaient juste mieux cachés. Mieux vaut prévenir que guérir, et ce même si cela demandait justement de recevoir quelques ecchymoses. S'ils devaient apprendre, ils avaient tout à gagner à ce que ce soit dans un cadre sécurisé et non pas sur le tas. Qui sait combien de ses pairs seraient encore en vie - ou en pleine possession de leurs moyens - s'ils avaient eu la chance de recevoir une telle formation ? Rien ne forge plus que le feu des batailles, mais encore faut-il ne pas s'y consumer.

Bien sûr, ils auront droit à une démonstration. reprit-il en installant une nouvelle chaise, la poigne toujours aussi ferme - le geste était devenu un automatisme, se répétait sans qu'il y prenne vraiment garde. Je ne sais pas ce qui se faisait avant que j'arrive, mais ça ne peut qu'être utile, ne serait-ce que pour les premières années.

Lesquels n'avaient, logiquement, pas encore eu la chance d'assister à un tel spectacle ; pas ici, en tout cas. Il était grand temps d'y remédier.

Et pour ça, je suppose qu'il va falloir que je trouve un partenaire. Pour être honnête, je n'y ai pas encore réfléchi.

Le sorceleur se doutait bien que cela demeurerait une occasion spéciale, le cursus ne prévoyant plus autant de place pour la discipline que cela avait pu être le cas à une époque ; il fallait que ça compte. Mais qui sait, si cela s'avérait aussi fructueux qu'il pensait pouvoir l'espérer... Peut-être des aménagements pourraient-ils être fait. Peut-être.

Une chose à la fois.

Moins peur ? Oui, certainement.

Alors même que cela faisait trois ans qu'il enseignait à certains d'entre eux, il y avait encore des élèves pour se laisser intimider par sa présence. Conscient de cet effet, il ne se privait pas d'en jouer. Avec modération, bien sûr : le but n'était pas non plus de les traumatiser. Mais si cela pouvait en faire rentrer certains dans le rang, pourquoi s'en priver ?
Hélas, contrairement à ce que l'on pourrait croire, les élèves les plus turbulents étaient souvent ceux des classes les plus avancées, pas les premières années qui pâlissaient à son approche. C'était une image qu'il lui avait fallu mitiger un tant soit peu lorsqu'il était devenu directeur de maison, afin de paraître accessible à ses petits protégés.
Au fond, il n'y pouvait pourtant pas grand chose : son apparence et sa réputation, principaux facteurs de cette crainte instinctive, n'étaient pas de ceux sur lesquels il pouvait influer. Enfin, même les plus impressionnables finissaient généralement par s'y faire ; il n'avaient de toute façon guère le choix.

Je ne m'en fais pas trop. J'ai dans l'idée qu'ils sont nombreux à avoir besoin de se défouler. Au moins cette fois auront-ils une bonne raison de le faire...

Oui, avec un peu de chance, plutôt que de l'employer à des frasques en tout genre, certains verraient là l'occasion de canaliser leur trop-plein d'énergie de manière un peu plus productive. La plupart des cours étaient pensés pour inculquer aux élèves une forme de contrôle ; pour leur apprendre à réprimer leurs pouvoirs plutôt qu'à leur laisser libre cours.
Or, Geralt était d'avis que tout sorcier en vient tôt ou tard à se demander de quoi il est vraiment capable au cours de cet apprentissage - à s'interroger sur la portée de ses pouvoirs. Au travers de cet exercice, il entendait leur donner le moyen de le vérifier... Et, s'il le fallait, d'apprendre à se craindre eux-mêmes.

Certes, ce ne serait pas du goût de tout le monde, mais trois années d'observation lui permettaient de supposer que la majorité d'entre eux seraient réceptifs à cette idée. On ne peut de toute façon pas plaire à tout le monde, et il n'était pas payé à répondre à leurs caprices. Son rôle était de leur enseigner non pas ce qu'ils avaient envie d'apprendre, mais ce qu'ils avaient besoin d'apprendre : la nuance pouvait avoir son importance.

Il savait Amaya plus ancienne que lui dans ce milieu, sans pouvoir dire à quel point exactement. De toute évidence assez pour savoir comment les choses se passaient avant son temps. Rien de très inhabituel. Trop conventionnel à son goût, même, à vrai dire - ce qu'il s'abstint de préciser, même s'il pensait que sa collègue serait du même avis au vu de ses commentaires. Aussi se contente-t-il d'acquiescer roidement.
À trop vouloir préparer ses pensionnaires au monde moderne, Ilukaan oublierait-elle de faire d'eux de véritables sorciers ? Cependant, ce n'était sans doute pas un cas isolé. S'il imaginait mal Durmstrang abandonner sa rigueur quasi-militaire, la plupart des écoles concurrentes devaient présenter des programmes similaires - ne serait-ce que pour ne pas être accusés d'inciter les élèves à faire preuve de violence. Le monde magique était censé s'être civilisé, assez pour que ses citoyens n'aient pas besoin de savoir comment s'en prendre les uns aux autres.
Ses monstres, hommes ou bêtes, n'avaient malheureusement pas entendu la nouvelle.

Qu'ils soient intéressés était possible : cela ne faisait pas nécessairement d'eux les meilleurs candidats. Il ne les connaissait pas assez pour en juger, et c'est bien là le problème. S'il ne doutait pas qu'ils soient capables de le défendre - s'il l'espère, à tout le moins -, encore flallait-il pouvoir le faire de manière didactique.
Déjà sceptique à son propre sujet, Geralt devait avouer l'être plus encore concernant certains d'entre eux, surtout ceux dont les domaines de compétence ne requéraient pas un minimum de finesse dans leur pratique de la magie. Plus il y songeait, et plus Amaya lui semblait être sa meilleure option.

Et bien ma foi, si ça ne te dérange pas... Je pense que ça peut être une bonne idée, opina-t-il finalement. En l'absence d'un deuxième professeur de Défense contre les Forces du Mal, tu es probablement la plus qualifiée... Et ça peut être l'occasion de leur montrer certains sorts avancés.

Là où des matières comme les potions ou la botanique se marieraient assez mal avec celle-ci, quant à elles. Il lui semblerait plus légitime de la solliciter si elle pouvait en profiter pour dispenser ses propres leçons. Ainsi, ils y trouveraient chacun leur compte, et il n'en serait que plus facile de coordonner leurs horaires.
Finissant de placer les dernières chaises, le sorceleur se retourna pour observer la pièce, repérant par avance les endroits où il lui faudrait ériger des barrières de protection le moment venu. Aussi spacieuse soit-elle, un sort mal contrôlé pouvait être plus dangereux encore qu'une balle perdue. Il ne laisserait rien au hasard. Quant à ses questions, c'était pour lui l'occasion de vérifier s'ils étaient aussi en phase à ce propos qu'elle avait pu lui en donner l'impression.

Ce que je veux leur apprendre, ce n'est pas tant qu'ils doivent s'incliner à quarante-cinq degrés pour saluer leur adversaire que comment réagir si on s'en prend à eux. Le duel mondain n'a plus vraiment cours : l'étiquette peut toujours servir pour briller en société, mais nous savons tous les deux que si quelqu'un, quelque part, pointe un jour une baguette vers eux dans une ruelle sombre, il ne demandera pas la permission. C'est à ça que je veux les préparer... Même si je ne compte pas le présenter de cette manière.

L'entrée en matière était rude, mais elle était - pensait-il - l'une des rares à pouvoir l'entendre sans qu'il doive se soucier d'arrondir les angles. En tant qu'ancienne Auror, elle devait avoir vu son lot d'horreurs ; savoir que le monde n'est pas aussi sûr qu'on voudrait le faire croire, que ça n'arrive pas qu'aux autres. Qu'on n'est jamais trop prudent ou trop bien préparé. Il s'appuya sur le dossier de l'une des chaises, comme pour en éprouver la solidité.

Tous n'ont pas le même âge ou le même niveau. Certains apprennent des sorts en-dehors des cours, d'autres essaient peut-être déjà d'en créer. Je trouverais injuste de les priver d'une partie de leur arsenal au nom d'une égalité des chances qu'ils ne risquent pas d'avoir si ça leur arrive un jour. Alors oui, je veux voir tout ce qu'ils peuvent faire quand on les laisse faire... Le coin de ses lèvres se releva subtilement. Bien sûr, dans la limite du raisonnable.

Geralt acquiesça silencieusement, préférant ne pas risquer le moindre commentaire.
La plupart des Aurors qu'il avait croisé dans sa relativement longue vie - présente compagnie exceptée - lui avaient donné l'impression que leur parcours était encore trop tendre.
Bien sûr, c'était en bonne partie parce que bon nombre s'étaient fait tuer sous ses yeux - ou mutiler d'une façon ou d'une autre - après avoir péché par arrogance, quand ils ne se bornaient pas à lui mettre des bâtons dans les roues sans faire grand chose d'autre.
Hélas, les faquins de ce genre constituaient une bonne partie des branches de la profession qu'il lui avait été donné de fréquenter - rarement par choix.
Il se pouvait qu'il soit partial.

La quantité effarante d'agents que le Ministère avait à former pour faire régner l'ordre n'était, à son sens, pas une excuse pour négliger leur préparation individuelle - pour faire de l'élevage en batterie.
Les gens comme lui étaient peut-être infiniment moins nombreux, mais au moment d'être lâché dans la nature, chacun était pleinement capable de se débrouiller par ses propres moyens.
Rares étaient ceux à entreprendre leurs Épreuves, et plus encore ceux qui arrivaient au bout, mais ceux qui s'en montraient capables en sortaient changés à jamais ; prêts à affronter tout ce que le monde aurait à leur jeter.

Mais ces rivalités n'avaient pas leur place ici. Encore moins alors qu'elle se proposait de lui venir en aide - et allait peut-être pouvoir faire figure d'exception. Qu'elle ait eu la lucidité de laisser cette carrière derrière elle jouait déjà en sa faveur. Laissant de côté ces considérations, il finit par reprendre la parole :

Ça a du bon comme du mauvais. Ils sont techniquement mieux préparés, mais plus habitués au confort d'un encadrement. Ils volent moins vite de leurs propres ailes. Ça peut leur jouer des tours. Penchant subtilement tête sur le côté, il l'avisa du coin de l’œil. Une semaine après avoir passé mes ASPICs, j'étais déjà jusqu'au cou dans les chupacabras. Littéralement.

Ce n'était pas de la vantardise ; il avait depuis longtemps renoncé à promouvoir les mérites de ce qu'il faisait. Les résultats parlaient d'eux-mêmes - et il ne faisait pas ça pour la reconnaissance qu'il pouvait en tirer. Il travaillait dans l'ombre à ce que les choses qui y prospèrent ne posent jamais les pieds dans la lumière - ou quelque autre appendice que ce soit. Quiconque ne supportant pas l'ingratitude n'était pas fait pour suivre cette voie.

Cela va sans dire. Mais on demandera tout de même à madame Nordskov de libérer son emploi du temps. Juste au cas où.

La prévenance d'Amaya était légitime, mais ils ne pourraient jamais parer à toute éventualité. Un sorcier un tant soit peu créatif pouvait élaborer les pires tortures à partir des sortilèges les plus élémentaires. Quand l'on manie de telles forces, il est effroyablement facile d'oublier à quel point un corps humain est fragile - et leur en faire prendre conscience était d'une indéniable importance. Leur bon sens resterait, en principe, la meilleure des limites. Et... Aussi triste à dire que ce soit, ce serait l'occasion pour eux de constater si certains de leurs élèves exprimaient déjà des idées dangereuses.

Absolument pas, avoua-t-il avec un zeste de dérision. À vrai dire, ils en ont tant perdu l'habitude que je m'attends à ce que la plupart essaient de jouer les tire-au-flancs. Je ne préfère pas présumer du taux de participation.

Et après tout, c'était bien normal : tout le monde n'est pas fait pour la violence. L'avoir côtoyée toute sa vie ne le lui avait pas fait oublier.
Aussi, négocier de rendre la participation obligatoire lui aurait paru délicat, aussi formateur que ce soit. Il espérait simplement que ceux qui se dispenseraient de l'exercice prendraient au moins la peine de venir y assister ; si rien ne remplaçait la pratique à ses yeux, il y avait des bienfaits à observer également.
Savoir analyser avec pertinence une situation dangereuse et les meilleures façons d'y réagir faisait aussi partie de ce qu'il était censé leur enseigner. Les « Forces du Mal » peuvent prendre bien des formes.

Mais ce n'est pas une mauvaise idée, conclut-il après quelques incantations supplémentaires - chacune faisant danser des reflets irisés sur leur environnement quelques secondes durant avant qu'ils s'étiolent, comme absorbés par la matière. La combinaison de défenses magiques qu'il avait mise en place était peu ou prou celle que l'on aurait appliqué à un camp fortifié : cela ferait l'affaire, dans un premier temps. Songeur, il ajouta : Je devrais peut-être trouver un prix pour les motiver...

Ça, au moins, ce n'est pas un problème de mon côté. s'amusa Geralt.

De mémoire d'homme, on n'avait jamais vu de Sorceleur assis derrière un bureau. Il y avait si peu d'entre eux encore en activité que l'on avait besoin de tous sur le terrain, sans exception.
D'une certaine manière, ne trahissait-il pas la profession en consacrant une partie de son temps - et non des moindres - à l'enseignement ? Enfin. D'une certaine manière, il avait également fait plus que sa part au cours des quarante dernières années.
Parmi ses frères d'armes, rares étaient ceux à vivre aussi longtemps qu'il l'avait fait, et, par conséquent, à avoir le temps de développer le même genre de palmarès - de créer leur légende, souvent involontairement.

Parfois, il lui arrivait de se demander s'il était normal qu'il soit encore en vie ; non pas qu'il estime devoir ne pas l'être, mais parce que la longévité moyenne de ceux qui suivaient le même chemin - un chemin tortueux - était d'ordinaire considérablement plus courte. C'était à se demander s'il faisait quelque chose de travers.
Mais c'était ce qui lui permettait d'être ici à cet instant - d'avoir cette conversation, ces projets et tout le reste. Non, il ne regrettait pas d'être encore en vie ; il se demandait juste s'il en avait vraiment le droit alors que tant d'autres étaient tombés, fauchés avant l'heure.
Une réflexion qui le traversait plus souvent qu'il ne voulait bien l'admettre. Les effets du grand âge, sans doute ; s'il n'y prenait pas garde, il finirait par radoter autant que Vesemir.

Je l'espère, en tout cas. dit-il en se grattant la barbe - un geste qui était rapidement entré dans ses habitudes lorsqu'il s'était décidé à la laisser pousser, il y a de cela quelques années. Et lui qui ne supportait pas d'en avoir une, jadis... Les temps changent. C'est pour leur bien, après tout.

Oui, il ne demandait pas mieux que de se tromper - de voir les volontaires se bousculer. Il en allait de leur éducation, de leur préparation. Même si, d'une certaine manière, il s'agissait aussi de leur faire comprendre que ce n'était pas un jeu ; que les duels auxquels ils risquaient de prendre part - à moins d'en faire leur métier - risquaient d'être plus dangereux qu'ils n'auraient pu le prévoir.
S'il n'y avait pas de mal à ce qu'ils les abordent avec une certaine légèreté tant qu'ils le pouvaient encore - après tout, nombre d'entre eux étaient encore jeune ; cette innocence fanerait bien assez vite sans qu'ils aient besoin de le précipiter -, ils devaient intégrer rapidement la notion que ce ne serait pas toujours un jeu. Que savoir y faire pourrait leur sauver la vie, littéralement.
Des idées bien difficiles à faire passer en ces temps de paix, mais il ne tenait pas non plus à leur mettre des coupures de presse sorcière et les terribles histoires qu'on y trouvait parfois sous le nez pour appuyer son propos. Ce serait, au fond, une bonne manière de juger de la maturité de chacun.

Je suppose, oui. concéda-t-il, songeur, lorsqu'elle proposa de diviser les participants en plusieurs catégories. Lui-même n'avait, dès son plus jeune âge, jamais rechigné à s'en prendre à bien plus grand que lui, par la magie ou par autre chose, mais tous n'avaient pas un tempérament aussi va-t-en-guerre que lui autrefois... Ou encore maintenant, d'après certains. Et puis, si ça peut réduire le risque de blessure...

Ce n'était pas parce qu'ils avaient du personnel médical sur le qui-vive qu'ils devaient prendre tous les risques. Geralt n'avait peut-être qu'un rapport distant avec le principe de mise en danger, sa propre école n'en ayant qu'une définition très vague à l'époque, mais n'était pas non plus entièrement dépourvu de bon sens - même s'il ne fallait pas trop en faire, au risque de ruiner les bienfaits de l'exercice. Un cadre trop sécurisant n'aurait pas que du bon.

On verra bien. Ce n'est pas tant la récompense qui compte que l'envie qu'elle suscite. Je devrais pouvoir négocier quelque chose avec la direction. Les élèves avaient déjà accès à la plupart des fournitures magiques courantes, pour peu qu'ils aient les moyens de se les payer. Si le but était de les avoir par l'appât du gain, il allait falloir innover - pourquoi pas quelque chose dont ils ignoraient eux-mêmes avoir besoin. Cela méritait réflexion, mais il avait tout le temps d'y penser.
Estimant son œuvre achevée, Geralt jeta un dernier regard à la salle ; il faudrait sans doute faire des retouches de dernière minute, mais les bases étaient posées. Ainsi se dirigea-t-il vers la sortie, sans presser Amaya d'en faire de même - mais pour sa part, il en avait fini ici jusqu'à nouvel ordre. À vrai dire, je pensais plutôt attendre qu'ils reviennent. Je ne pense pas que les familles apprécieraient de les avoir dans le plâtre pour les fêtes de fin d'année, si les choses devaient mal tourner. Et puis, ils ne pourront pas dire ne pas être assez reposés...