Dans la fraîcheur naissante de la fin du mois de septembre, le restaurant italien Pasta Kedavra était tel un phare dans la tempête.

Il faisait déjà nuit sur Bloombury, et les fenêtres des différents établissements de la rue marchande s’étaient éclairées, espérant attirer par leur chaleur les clients transis par le froid. Malgré cela, la délicieuse odeur qui s’échappait de l’échoppe semblait déjà avoir ravi les narines et l’attention des passants. Une longue file d’attente débordait dans la ruelle, comme chaque week-end. Par chance, la demoiselle aux cheveux bleus qui se dirigeait vers l’entrée avait pris ses précautions, et avait réservé une table au Pasta Kedavra une semaine à l’avance.

Eula connaissait la réputation de l’établissement, ainsi que celle de son patron attitré, pour avoir échangé avec d’autres élèves et pour être venue y manger plusieurs fois. Sa première expérience avait d’ailleurs été des plus désagréables, puisqu’elle avait elle aussi été dans la même position que ceux qui patientaient à présent dans le froid, devant la porte. L’attente avait duré près d’une heure, mais elle n’en avait pas démordu, trop têtue pour décider d’aller manger ailleurs. Une fois devant le propriétaire, elle s’était simplement plainte comme elle le faisait toujours, jurant de se venger de cet affront à la première occasion. Déclaration à laquelle le patron avait simplement répondu avec un sourire amusé, et un « Oh ? Dans ce cas, je ferais mieux de surveiller mes arrières, à partir de maintenant ». Comme beaucoup d’autres, il ne prenait pas les menaces de Eula au sérieux. Et les plans de vengeance avaient vite été oubliés lorsque cette dernière avait pris la première bouchée du plat qu’elle avait commandé, qui se révéla être un vrai délice.

Eula fit connaître sa présence au comptoir placé près de l’entrée, et donna son nom à l’employé qui la reconnue immédiatement et lui fit signe d’entrer avec un sourire. Dans la file d’attente, certains levèrent un sourcil à l’entente de ce nom familier, qui résonnait dans la mémoire de quelque sang-purs. Elle ne s’embêta pas à scruter leur réaction ou les conversations qui s’ensuivirent, et s’engouffra à l’intérieur.
L’atmosphère chaleureuse et chic du restaurant l’accueillit avec son habituel brouhaha, et les effluves attirants qui s’échappaient des cuisines lui ouvrirent immédiatement l’appétit. Elle eut à peine le temps de respirer cette bonne odeur qu’elle fut rapidement alpaguée par la voix joviale et profonde du chef, Abbanzio Pizzi. De nombreuses rumeurs couraient sur cet homme et sur son passé, parmi lesquelles des soupçons sur son appartenance à la mafia italienne, et à son implication dans des affaires sordides. Mais Eula avait appris d’expérience à ne pas prêter attention aux bruits de couloir… bien que l’homme pouvait parfois dévoiler un visage des plus inquiétants lorsqu’on le contrariait. La demoiselle Lawrence avait préféré ne pas vérifier si les rumeurs étaient fondées ou non, juste au cas où.

Abbanzio lui indiqua sa table, dans l’angle près d’une fenêtre, avec sa politesse et son charme coutumiers, ajoutant qu’il était ravi de la revoir dans son établissement. Eula était pour lui devenue une habituée, ainsi qu’une critique culinaire assidue, avec laquelle il discutait parfois après le service. On pouvait dire que les deux Européens au passé troublant pour certains, et tous deux passionnés de cuisine s’étaient bien trouvés. Il la laissa s’installer, l’informant qu’il reviendrait une fois son invité arrivé.

Ah, oui. Son invité.

Le souvenir du week-end précédent la plongea dans ses pensées, ainsi que dans le froid des vagues de la côte de Bloombury. Elle se rappela les embruns qui aspergeaient le pont glissant de leur navire. Les ordres qui fusaient en tous sens. L’odeur de la poudre à canon et le bruit claquant du boulet qui jaillissait et se jetait sur la coque de l’équipage adverse. Et par-dessous tout, l’adrénaline qui l’avait prise à la gorge, avant que leur propre bateau ne se fasse couler par l’équipe de son invité, Byron Mill. Peut-être avait-elle eu tort d’accepter son challenge dans le feu de l’action. Sa fierté la perdrait sans doute, un jour.

Néanmoins, elle n’avait pas eu d’autre choix que d’accéder à sa requête : si elle perdait la bataille, elle inviterait Byron au restaurant. Bien que le goût de la défaite lui était resté en travers de la gorge, elle n’avait cependant pas lésiné sur les efforts. D’aucuns auraient emmené le Lupy au Poutine King, par économie d’argent aussi bien que de courtoisie. Eula, elle, avait choisi un restaurant italien chic qu’elle appréciait, et qu’elle savait réputé pour sa bonne cuisine. Elle avait même fait des efforts sur sa tenue, qui se voulait décontractée, mais aussi élégante. Voilà comment elle comptait se venger de la défaite causée par Byron et son équipe – et par l’amusement qu’elle avait ressenti lors de la partie, ce qu’elle n’avouerait jamais : en lui offrant la soirée la plus agréable possible. Elle jurait qu’avant l’arrivée du dessert, le jeune homme en pleurerait de gratitude.

La demoiselle inspira pour se relaxer, s’imprégnant de l’ambiance animée et conviviale de ce lieu, et elle attendit. Il valait mieux pour Byron qu’il n’arrive pas en retard !

Eula consulta sa montre pour la troisième fois depuis qu’elle était arrivée, et constata que ses craintes en arrivant étaient tout à fait justifiées : Byron était en retard. De quelques minutes seulement, certes, mais pour la jeune femme, c’était déjà rédhibitoire. Sans doute aurait-elle dû s’y attendre connaissant l’insouciance du jeune homme, mais c’était un premier affront à ajouter à la longue liste de choses qui risquaient de tourner mal ce soir-là. Grognant légèrement, elle tenta cependant de ranger ses premières pensées de vengeance au fond de son esprit. Peut-être avait-il une bonne raison d’être en retard : une mauvaise circulation sur la route, un oubli de dernière minute en quittant son dortoir, ou peut-être avait-il glissé sur le verglas de la rue et s’était-il écrasé les fesses par terre en grimaçant de douleur. Cette dernière possibilité l’obligea à étouffer un rire cruel dans sa main. Elle ne devait pas se montrer aussi mesquine, alors qu’elle s’était promis de faire passer à Byron la meilleure soirée de sa vie pour lui faire regretter ses agissements. Peut-être même se sentirait-il coupable de l’avoir fait attendre si elle se comportait gentiment.

Très exactement six minutes étaient passées depuis l’heure prévue du rendez-vous, lorsque Byron entra enfin dans le restaurant. Eula n’eut aucun mal à le remarquer, bien qu’elle ne comprit pas tout de suite qu’il s’agissait de lui. Et pour cause, la couleur de sa tenue était si criarde que presque tous les regards de la clientèle furent attirés par son éclat orange alors qu’il se dirigeait vers la table de la Cervirald. Ce n’est que lorsqu’il s’arrêta près d’elle que la jeune femme se rendit compte qu’il s’agissait de son invité. Une avalanche de critiques assaillirent son cerveau alors qu’elle observait d’un œil rond l’accoutrement de Byron. Son costume avait la coupe serrée et flatteuse d’un habit sur-mesure, mais contrastait avec sa coiffure de mauvais garçon, plus décontractée que chic. Le tout donnait un résultat très hétéroclite qui pourtant, sans que Eula parvienne à comprendre comment, fonctionnait.

Quelques murmures charmés parcoururent les tables avoisinantes, les yeux curieux des clients se fixant aussi bien sur Byron que sur la Cervirald. Car il fallait s’y attendre, la tenue du jeune homme avait attiré l’attention non seulement sur lui, mais aussi sur sa camarade, dont l’élégance n’était pas en reste, bien que plus sage. Son excellente ouïe perçut donc les compliments dirigés sur leur personne, tout en relevant une certaine pointe de moquerie face aux contrastes que leur duo opposait au reste de la salle. Ils donnaient l’impression de deux riches héritiers en rendez-vous galant.

Elle retint un soupir à la pensée qu’ils seraient l’attraction de la soirée, avant que son regard ne tombe sur les accessoires fièrement portés par le Lupy : un trident en guise de collier, et une bague à l’effigie d’une boussole. Ces bijoux ne manquèrent pas de lui rappeler la raison de ce rendez-vous, et elle se demanda si Byron les avait ajoutés à son habit pour la narguer, plus que pour embellir son accoutrement orange de pointes de bleu complémentaire. Elle manqua de déroger à la règle qu’elle s’était fixée pour cette soirée et de lui envoyer une réplique cinglante quant à ce choix, mais Byron fut plus rapide et parla avant qu’elle ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Il esquissa une courbette exagérée et clairement moqueuse pour accompagner ses mots.  

« Madame Lawrence, je vous salue bien bas et vous remercie pour votre invitation qui m’a bien surpris. »

Mais quel idiot. L’envie de se cacher sous la table devint soudainement très tentante pour la demoiselle. Il avait utilisé le nom de famille de Eula alors que toute cette attention était déjà fixée sur eux. Cela ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd, puisque quelques clients qui avaient déjà entendu ce patronyme se mirent à murmurer entre eux, leur excitation redoublant en comprenant que la riche jeune femme en rencard n’était autre que la tristement célèbre Eula Lawrence. La rumeur ne manquerait pas de se répandre, et les habitants de Bloombury allaient s’imaginer que la cadette Lawrence sortait avec des excentriques, ce qui ne ferait qu’ajouter à son palmarès. Il lui fallut faire tous les efforts du monde pour rester courtoise, et elle lui indiqua sa chaise avec un semblant de sourire crispé.

« Bonsoir, Byron. Je t’en prie, installe-toi. Je suis heureuse de voir que tu t’exprimes avec les termes propres à l’étiquette, pour une fois. »

Son compliment dissimulait clairement du sarcasme et un reproche au langage habituellement peu raffiné du Lupy, que son camarade ne manquerait sans doute pas de noter. Ou peut-être préférerait-il l’ignorer pour ne faire que l’agacer un peu plus.

Une fois son invité installé, Eula ouvrit elle aussi la carte pour choisir son menu, avec prudence cependant. Contrairement à ce que pouvait penser Byron, elle ne roulait pas sur l’or. Elle avait coupé les ponts avec son clan voilà des années déjà, et vivait principalement de la bourse gracieusement offerte par l’école. Elle devait d’ailleurs se mettre en recherche d’un travail étudiant sous peu pour enfin gagner son indépendance financière. Sans compter que ce rendez-vous tombait en fin du mois de septembre, ainsi ses dépenses avaient-elles déjà grandement amputé son budget. Si elle s’était préparée à accepter toute demande culinaire que pourrait faire Byron, elle devrait de son côté serrer la ceinture et faire taire son habituel appétit. Elle espérait que le directeur de l’établissement ne ferait pas de remarque quant à cela, et ne lui demanderait pas si elle était malade.

« Tu as le droit de commander ce qu’il te plaît. Je t’ai assuré que j’assumerai l’intégralité de ce repas, alors ne te prive pas. »

Étrangement, elle ne s’inquiéta pas sur ce point. Byron ne rechignerait sans doute pas à profiter de la situation, et Eula ne l’en empêcherait pas, car elle avait sa fierté. Une promesse était une promesse, à ses yeux. Une fois son plat choisi, elle referma et posa sa carte avant d’observer plus en détail la tenue de son camarade, qui lui piquait toujours les yeux.

« Ton choix de coloris est… intéressant. Tu n’as pas dû passer inaperçu en venant ici. »

L’alliance des tons bleus et orangés avaient beau dénoter une certaine connaissance de la théorie des couleurs, elle détonnait tant avec les teintes hivernales que Byron avait dû faire figure de sapin de Noël lumineux en se rendant au restaurant. Elle était certaine qu’il n’en avait pas honte, cependant, et qu’il assumait entièrement son accoutrement. Accompagné de son assurance naturelle et de son visage rebelle, cette apparence lui donnait l’air d’un véritable playboy. Ce qui, elle était sûre, n’était pas pour déplaire à certains. Mais ce n’était pas son cas.