Leur affrontement avait la grâce d’une danse, et la dureté de la glace ; chaque mouvement pesé, maîtrisé, se limitant à faire reculer l’adversaire sans le blesser, à tenter de désarmer sa main inattentive ne serait-ce qu’une seconde. Un relâchement de la part de l’une ou de l’autre, et leur joute prendrait fin. Et à en juger par la longueur de l’échange encore en cours, ni Eula ni Kanao ne semblaient prêtes à céder la victoire.

Les coups s’échangeaient avec fugacité et puissance, laissant peu de temps à la réflexion. L’instinct était seul maître, un regard suffisant pour jauger l’adversaire, parer, riposter, esquiver, et les frottements au sol se multipliaient alors que le tapis leur servant de ring était traversé en tous sens par leurs pas réactifs. Le bruissement furtif de leurs piétinements était d’ailleurs l’un des seuls bruits que l’oreille puisse percevoir dans ce combat, à l’unisson de leur respiration discontinue et du claquement du bois de leurs épées ; d’un côté un sabre japonais, à la courbe fine et aérienne, de l’autre une lourde et droite épée européenne. Malgré cette disparité d’armes, un équilibre surprenant avait été trouvé, ainsi le duel ne semblait-il pas inégal.

Cependant, la voix de l’expérience était sans conteste la plus forte, et les quelques mois d’entraînement autodidacte de la Cervirald n’auraient su se mesurer aux réflexes gravés dans la chaire de la demoiselle Tsuyuri. Un mouvement de travers, et le défaut avait été noté et exploité en une seconde par la manieuse du sabre. D’un coup sec et contrôlé, elle envoya valser pour la cinquième fois l’épée de Eula, qui sortit du tapis dans un raclement.

Cinq à un pour elle, nota mentalement la sorcière aux cheveux bleus en reprenant son souffle, avant de retourner ramasser son arme. Loin de se décourager, elle ne montra pas signe d’inconfort avant de retourner se planter devant son adversaire, qui l’attendait de pied ferme malgré sa posture douce et détendue. Ce combat n’était pas ce à quoi s’attendait Eula, et elle regrettait amèrement de s’être laissée abuser par l’apparence frêle de Kanao. Elle plongeait désormais sans mal dans le regard empli d’ardeur et de discipline de la combattante, ce dernier lui assurant que malgré sa maîtrise, elle ne la sous-estimait pas, et ne la ménagerait pas.


Jamais Eula ne s’était imaginée affronter si coriace adversaire alors qu’elle se dirigeait vers le gymnase ce matin-là. Son objectif n’avait pas tant été de s’adonner à une joute contre un des membres du club d’escrime, que de renforcer les bases qu’elle s’était elle-même inculquées depuis bientôt un an. Sa défaite face à Ichigo lors des demi-finales de duels lui avait laissé un amère goût de déception, auquel elle se raccrochait toujours par souci de motivation. Mais loin d’en vouloir à celui qui l’avait vaincue, elle avait pleinement assimilé cet échec et sa détermination à développer sa magie et sa force n’avait fait que croitre. Se morfondre n’avait jamais fait partie de son caractère, ainsi préférait-elle absorber ses erreurs pour un jour les rendre au centuple. Et elle comptait bien renouveler cet affrontement avec son aîné dans un futur proche.

Mais avant de ne pouvoir accomplir cette vengeance, il lui fallait comprendre sa défaite et ce qui lui avait fait défaut pendant ce duel. Après analyse scrupuleuse du combat qu’elle avait livré, il lui apparaissait évident que la Lawrence était destinée à perdre, peu importe le domaine. Son inventivité en magie n’avait pas été en reste, mais elle avait eu l’audace d’employer des sortilèges qui n’étaient encore qu’au stade d’expérimentation, et pour cause, elle en avait été la conceptrice. Un bouclier magique à la forme définie et ciselée, un Repulso que l’on pouvait manier telle une arme blanche ; elle avait passé des heures à imaginer et pratiquer ces incantations. Sa force physique n’avait cependant pas été à la hauteur de ses ambitions, car c’était dans une déflagration impitoyable que sa magie s’était brisée sur celle d’Ichigo. Sa maîtrise de l’escrime n’avait pas été suffisante pour espérer ébranler le niveau de son adversaire, et elle avait perdu.

Il lui fallait désormais remédier à cela, et Shinobu Kochô lui avait offert la parfaite opportunité de développer les compétences qui lui avaient manqué : elle l’avait invitée à venir découvrir le club d’escrime. Si Eula avait refusé – pour épargner son emploi du temps déjà bien chargé – de rejoindre le-dit club, l’idée de venir observer les combattants la tentait fortement. Si certains membres se révélaient d’un excellent niveau, elle ne pourrait en tirer que de bons enseignements, ce qui d’après les dires de son amie japonaise, était le cas.

Le couloir était évidemment désert alors qu’elle s’approchait des portes coulissantes du gymnase. Les élèves profitaient sans doute encore des extérieurs et de la chaleur de l’été déclinant, plutôt que de s’enfermer à l’approche de la rentrée. Shinobu lui avait pourtant affirmé qu’un membre du club pouvait toujours être trouvé le samedi dans l’espace sportif. Eula ne tarda pas à découvrir que tel était le cas, car son ouïe perçante capta de loin le son fulgurant du bois frappant une cible, et le murmure de quelques conversations de bretteur à bretteur. Ne souhaitant pas surprendre les occupants déjà présents, elle frappa brièvement à la porte avant de l’ouvrir sans plus de cérémonie. Les regards qui se tournèrent de concert vers elle et le silence qui se fit petit à petit dans la salle ne relevaient à ses yeux que d’une habitude, bien que cette fois ce ne furent pas des œillades emplies de reproches qui se posèrent sur sa personne. Seule la curiosité animait les yeux de ses camarades, qui se demandaient sans doute ce qu’elle faisait là.

Avant de manifester ses intentions, la Cervirald se laissa quelques secondes le loisir d’observer le gymnase, transformé par le club en un véritable dojo d’entraînement pour fines lames. Le sol aux teintes orangées, marqué par les limites du terrain de basket, avait été recouvert de tapis fermes mais protecteurs ; des mannequins magiques s’alignaient le long du mur, prêts à en découdre avec les étudiants qui s’efforçaient de parer et de rendre les coups ; et un arsenal impressionnant d’armes diverses reposait dans toutes sortes de malles, supports et présentoirs. Le regard de la demoiselle fut d’office attiré par une belle claymore en bois, à l’air relativement lourde – mais pas assez pour que Eula ne sente l’envie de la manier se manifester en elle.

Son inspection terminée, la Cervirald posa des mains décidées sur ses hanches et déclara, accompagnée de son aplomb habituel :

« Bonjour à tous. Pour ceux d’entre vous qui ne me connaissent pas, je m’appelle Eula Lawrence. Enchantée. Contrairement à ce que vous pourriez penser, je ne viens pas rejoindre le club d’escrime. Votre présidente m’a simplement autorisée à venir observer un de vos entraînements pour en apprendre plus sur le maniement des armes. Vous n’êtes pas forcés de vous préoccuper de ma présence. Cependant, si l’un d’entre vous acceptait de me servir de tuteur, je lui en serais reconnaissant. »

Cette déclaration sembla teinter de confusion le visage des membres du club. Certains ne reconnurent leur interlocutrice qu’à cet instant précis, et la simple mention de son nom ne les encouragea pas à manifester leur enthousiasme quant à sa présence. D’autres eurent l’air gêné, déjà couplés à un autre étudiant ou trop pris par leur propre entraînement pour oser s’avancer et lui proposer leur aide. Le silence qui s’ensuivit laissa entendre à Eula qu’elle devrait peut-être rester simple spectatrice, pour le moment.