L’agitation et les cris du public résonnaient encore dans sa tête. Comme imprimés dans sa mémoire telle une photographie sorcière, elle se souvenait les centaines de visages tournés vers le ring, les banderoles colorées et les fanions qui dansaient dans le vent, et les huées qu’avaient soulevées son entrée en scène. Derrière leur table, les juges avaient ce regard attentif, inquisiteur, prêts à noter chaque sortilège qui serait lancé, chaque erreur qui serait commise par les combattants. Elle n’avait pas droit au moindre faux pas.

Chaque jour depuis le tournoi, dès que son esprit dérivait, Eula repensait à ces affrontements. Les flèches lumineuses de Gorou qui fonçaient sur elle ; les pointes acérées qui effleuraient ses membres alors qu’elle s’efforçait de manier son ruban aquatique, sans trembler, sans faillir ; la chaleur d’une explosion qui roussissait ses cheveux et la repoussait, faisant s’évaporer la glace si rassurante qu’elle invoquait ; l’épée de roche d’Ichigo qui s’entrechoquait avec son arme cristalline ; et enfin la réaction rougeoyante, telle du magma au cœur d’une montagne, qui avait fait fondre son sortilège et l’avait contrainte à la défaite. Et si Eula avait accepté la victoire de son adversaire, encore aujourd’hui, elle cogitait, en silence.

Le tournoi n’avait été pour les étudiants qu’un divertissement, l’occasion de tester ses compétences et d’impressionner les élèves plus jeunes à l’aide de sorts inventifs et éclatants. Pourtant, pour la jeune noble, les combats auxquels elle avait pris part étaient d’une importance bien supérieure.

Depuis son entrée à Ilukaan, la pratique magique de la Lawrence s’était toujours effectuée dans la solitude. Les cours ne permettaient que trop rarement l’utilisation de sorts sur autrui, et les exercices s’effectuaient bien souvent sur des cibles ou des mannequins animés par la magie. Chaque incantation était toujours prononcée dans la plus stricte sécurité, pour des raisons évidentes, et toujours une à la fois. Une occasion manquée, de son point de vue. Comment pourraient-ils être préparés au monde extérieur ou au risque des combats réels dans ces conditions ? À chaque affrontement contre les pantins de leurs professeurs manquait la dose d’adrénaline qui révélerait leur potentiel. En classe, jamais Eula n’avait utilisé l’étendue de ses sortilèges de prédilection. Le tournoi avait été pour elle l’occasion de remédier à cela.

Elle ne l’avait évidemment pas pris au sérieux au point de blesser ses adversaires, puisqu’elle n’était pas Auror, et pas dans une situation de vie ou de mort. Mais la Cervirald désirait ardemment comparer son réel potentiel à celui de ses camarades, quitte à échouer, pour se rendre compte du chemin qu’elle avait déjà parcouru, et entrevoir le gouffre qu’il lui restait à franchir. Elle avait ainsi obtenu une réponse : elle avait contré et surpassé l’agilité et la rapidité de Gorou par la force brute, mais cette même force avait été insuffisante pour ébranler celle d’Ichigo. Elle n’était pas allée jusqu’à la finale. Malgré tout, même si elle avait regretté de ne pouvoir affronter son cousin dans un combat d’une beauté et d’une grâce éblouissante, elle n’était pas ressortie du ring avec les mêmes perspectives que lorsqu’elle y était entrée. Certains de ses sortilèges devaient être améliorés, polis, perfectionnés, et d’autres méritaient d’être adoptés.

Il lui arrivait encore de ressentir un frisson lorsqu’elle songeait à l’issue de son affrontement avec Gorou. Elle avait abattu d’un mouvement un Repulso sur le ring pour surprendre son adversaire, et l’onde de choc les avait tous deux repoussés. Eula avait pu sentir sa magie, dans sa forme et son énergie la plus pure, se libérer et la parcourir, sans contrainte, sans barrière. Cette sensation était impossible à décrire, et pourtant impossible à oublier. Depuis, chaque fois qu’elle y songeait, elle se demandait inlassablement : « N’y a-t-il pas un moyen pour moi de m’en servir ? »

La demoiselle avait toujours apprécié concevoir ses propres sortilèges. Certains n’étaient encore qu’à l’état de projets, d’hypothèses, de simples notes griffonnées dans un carnet lorsqu’elle avait un moment ; des idées esthétiques et des mouvements de baguette qui traversaient parfois son esprit et qu’elle effectuait malgré elle lorsqu’elle était seule, juste pour imaginer comment cela rendrait. D’autres se concrétisaient à mesure que son talent pour la magie grandissait. Elle avait imaginé le Protego Regalia, un sortilège de protection qui pouvait prendre la forme désirée par son enchanteur, avec pour seule limite l’imagination de ce dernier. Le Repulso Regalia quant à lui, avait la capacité de donner à cette protection une consistance, et de repousser son adversaire à chaque impact. L’association des deux avait été très efficace contre Gorou, mais la seconde option demandait une force non négligeable et une maîtrise de l’escrime que Eula ne possédait pas encore – et c’était sans doute ce qui lui avait fait défaut dans son combat face à Ichigo. Ainsi, cet instant suspendu où elle avait lancé le Repulso, où le sol s’était fissuré et où l’onde dévastatrice avait parcouru le ring était resté dans un coin de sa tête. Elle avait réfléchi à une manière d’en faire un sortilège concret, esthétique et puissant. Comment réunir la magie nécessaire pour assommer l’adversaire ? Comment palier à l’onde qui risquerait de repousser le lanceur du sort ? Comment surprendre l’adversaire ? Et comment s’en servir en toute circonstance ? Ces deux dernières questions, Eula se les était posées mainte fois, à chaque nouveau sortilège qu’elle assimilait. Plus elle avançait dans sa pratique, et plus il lui apparaissait évident que l’utilisation d’une baguette était un frein au potentiel immense qu’offrait la magie.

C’était cette réflexion qui avait amenée Eula là où elle se trouvait, un samedi de janvier, dans une des nombreuses salles de club de l’école, à attendre quelqu’un ; un quelqu’un qui, elle l’espérait, pourrait lui enseigner les rudiments de la magie sans baguette, et des sortilèges informulés.

Trouver ce quelqu’un n’avait pas été une mince affaire. Eula côtoyait principalement des élèves de son âge, ou de la même année qu’elle, ainsi la majorité de ses amis n’avaient pas encore touché à ce type de magie plus complexe ; et Eula ne se souvenait pas que parmi ses rares connaissances plus âgées, l’une d’elle soit particulièrement douée dans ce domaine. Il lui avait donc fallu enquêter auprès de ses camarades, certains à qui elle n’avait jamais adressé la parole, pour dénicher un élève qui s’y connaissait. C’était après s’être fait rebuter de nombreuses fois – comme toujours en raison de sa réputation exécrable – et avoir essuyé son lot de regards vides ou indifférents qu’elle avait finalement obtenu un début de réponse. « Ying Wei, chez les Strixysts, est plutôt doué là-dedans, je crois ! » Le petit sourire en coin de son interlocuteur, imité par tous ses comparses, ne lui avait bien sûr pas échappé. Mais elle n’avait pas la tête à leur demander pourquoi ils semblaient se moquer d’elle. Elle espérait simplement qu’ils ne l’avaient pas piégée, et que ce Ying Wei était aussi apte que les élèves le prétendaient. Elle s’était ainsi servie du groupchat de l’école pour accéder à son profil et lui envoyer un message privé, lui demandant avec toute la politesse dont elle était capable s’il accepterait de lui donner un cours sur la magie informulée et sans baguette. La réponse ne s’était heureusement pas faite attendre, et le rendez-vous avec l’étudiant avait rapidement été fixé. Comme toujours, Eula n’avait pas perdu de temps en palabres. L’identité et la personnalité du Strixyst restaient donc pour le moment un mystère. Et alors qu’elle commençait déjà à s’échauffer dans la salle, effectuant quelques sortilèges aquatiques en patientant, la Cervirald espérait que son professeur serait une personne sérieuse, logique et raisonnable.

En attendant son futur « professeur », Eula avait ouvert son exemplaire personnel de « Pratique magique dans la vie quotidienne » sur un des pupitres vides. La méthode pour produire des sortilèges informulés y était expliquée plus en détail que dans n’importe lequel de ses livres de sortilèges, chose évidente puisque ce sujet ne figurait pas au programme de la huitième année. Cependant, bien que les explications soient plus approfondies, elles n’en restaient pas moins obscures aux yeux de la sorcière aux cheveux bleus. Elle avait beau se concentrer, visualiser le sort devant elle, rien ne sortait de sa baguette. Elle avait la désagréable impression de réutiliser son ancienne baguette, qui ne lui obéissait jamais. Excédée, elle finit par pousser un soupir frustré, avant d’entendre la grande porte de la Salle sur Demande s’ouvrir dans son dos. Elle referma donc son livre et s’avança vers le nouveau venu, un jeune homme asiatique aux longs cheveux noirs et soyeux et au faciès fin, avenant. Au vu de sa démarche confiante lorsqu’il s’avança vers elle, il s’attendait à la trouver là. Il n’y avait donc aucun mystère concernant son identité.

« Eula ! C’est bien toi ? Je suis Wei Ying ! Tu m’as demandé de venir pour t’aider sur quelques trucs avec la magie, c’est ça ? T'as l'air de déjà être en forme ! On va pouvoir bien s'entraîner aujourd'hui ! »

Comme elle le pensait, il s’agissait bien de l’étudiant à qui elle avait écrit un message. Elle était soulagée qu’aucune raison extérieure n’ait empêché Ying de lui venir en aide – une réputation désastreuse, par exemple. Posant ses mains sur ses hanches, Eula hocha la tête.

« En effet, c’est bien moi. Je suis Eula Lawrence. Enchanté, Wei Ying. »

Elle se demanda un instant si « Ying » était son prénom ou son nom de famille ; dans le doute, elle préféra utiliser son nom complet. La demoiselle vint croiser les bras contre sa poitrine, dans une attitude qui aurait pu sembler agacée à toute personne qui ne la connaissait pas. En réalité, elle jaugeait son interlocuteur, comme espérant déceler en lui le talent qui lui faisait défaut.

« Je te remercie d’avoir répondu si promptement à ma demande. J’ai effectivement besoin de ton expertise en tant qu’élève plus âgé. J’ai ouïe dire que tu étais doué en sortilèges informulés et en magie sans baguette. Ce sont des compétences que je souhaite acquérir également, mais… – elle fronça légèrement les sourcils, lâchant un soupir – Je me retrouve actuellement dans une impasse. Je n’arrive pas à assimiler la technique pour y parvenir. Cela faisait longtemps qu’un sortilège ne m’avait pas donné autant de fil à retordre ! »

Nulle vantardise de sa part, c’était simplement la vérité. Le début de sa scolarité avait été marqué par des difficultés à utiliser sa magie en raison de la baguette qui lui avait été assignée sans son consentement par son oncle Schubert. Un sorcier maniant une baguette qui ne lui était pas destinée était condamné à ne jamais pouvoir exprimer son plein potentiel, voire pire, à causer des catastrophes sur son passage. Eula n’avait pas fait exception, et il lui avait fallu des années avant de parvenir à plier cette fausse-amie à sa volonté, des efforts aidés par l’affirmation de son identité que ses professeurs n’avaient pas manqué de remarquer. Ce n’était qu’en quatrième année qu’elle avait enfin acquis sa véritable baguette, et son don pour la magie s’était épanoui depuis lors. Peut-être l’utilisation d’un outil qui n’était pas le sien avait-elle agit comme un handicap, et une fois ce dernier surmonté et écarté, la pratique magique lui avait sans doute semblée beaucoup plus facile, naturelle et libératrice. Depuis cette époque, Eula ne mettait jamais longtemps avant de comprendre et maîtriser un sortilège. Sans compter qu’elle ne ménageait pas ses efforts et étudiait toujours avec application, même si elle se sentait plus à l’aise qu’avant.

Elle retourna vers le bureau où son livre reposait toujours, désormais clos, et l’attrapa pour en montrer la couverture à Ying.

« J’ai tenté de commencer avec les sorts informulés, car cela me semble être le plus simple des deux. J’ai étudié les méthodes d’apprentissage classiques des neuvièmes années, mais cela n’a rien donné. Je me suis donc rabattue sur un système moins rigide, en essayant de m’en servir dans ma vie de tous les jours, avec des sorts simples qui peuvent m’aider au quotidien. Mais là encore, les résultats ne sont pas brillants. »

Utiliser des Accio pour démarrer était généralement recommandé. Parvenir, par un simple besoin, à déplacer des objets de son environnement était le B.A.-BA de la magie sans incantation. Cela pouvait aller d’ouvrir les rideaux à faire venir à soi un manuel, d’une rapide pensée et d’un léger mouvement de baguette. Mais lorsque Eula s’y essayait, soit l’environnement en question ne bougeait pas d’un pouce, soit elle se retrouvait à faire voler des objets à travers la pièce. Beaucoup de ses camarades avaient cru recevoir la vengeance de la Cervirald directement dans la tronche, ce qui n’arrangeait pas ses relations compliquées avec les autres.

« Alors dis-moi, toi qui es un expert de la chose… Y a-t-il une méthode à privilégier pour y parvenir ? Ou un état d’esprit particulier, peut-être ? Je pense tu peux commencer par m’enseigner cela, avant que l’on passe à la magie sans baguette. »

Alors que Eula parlait, cette dernière était d’ailleurs lovée dans sa main droite, tapotant en rythme son bras comme pour mirer l’impatience de la demoiselle. La baguette était d’un bois clair, presque blanc, aux rainures argentées et à l’allure souple mais fine. La base avait été personnalisée, cadeau de Cléonos à son anniversaire. Ses doigts s’enroulaient donc parfaitement sur le manche en argent décoré de quelques fioritures et d’une pointe qui s’arrondissait autour de la garde tel un colimaçon. Cette baguette était tellement à l’image de sa propriétaire que chacune paraissait indissociable de l’autre.

« Je me débrouille ! Je ne suis pas tant que ça plus âgé tu sais ?? On dirait tu parles à un 13ème année… Mais c’est vrai, je pratique un peu la magie sans baguette, rien de bien extraordinaire, je ne peux pas lancer de Patronus par exemple mais… »

Il était vrai que Eula aurait pu s’adresser à un élève plus âgé. Ying n’avait qu’un an de plus qu’elle, après tout. Deux raisons avaient motivé son choix. Tout d’abord, elle n’avait pas tellement le loisir de faire la fine bouche. Dénicher le nom d’un seul élève avait déjà été compliqué. Elle n’allait pas s’embêter à dresser une liste, simplement pour être entraînée par l’étudiant le plus âgé possible. Deuxièmement, elle estimait que l’âge n’avait rien à voir là-dedans. L’on pouvait avoir une certaine facilité pour les sortilèges informulés ou la magie sans baguette, même à un âge plus jeune. L’ancienneté n’était à ses yeux pas signe de sagesse ou de puissance. Elle avait conscience que dans certains pays, la connaissance de ce type d’enchantements s’acquérait dès l’enfance. C’était une question de culture, plus que d’âge. Enfin, Eula pouvait au moins avoir confiance en une chose : son instinct. Ying ne payait pas de mine, avec sa mine joviale et insouciante, et pourtant la Cervirald pouvait presque déceler chez lui une force tranquille. Sa posture détendue et légère laissait cependant entrevoir une maîtrise presque rigide de ses propres gestes. Lorsqu’elle le regardait, elle ne voyait aucun mouvement inutile. Peut-être était-ce son expérience de danseuse qui lui permettait de remarquer cela.

Son intuition se confirma lorsqu’il agita sa main et l’ouvrit face à elle. Avec ce premier sortilège informulé, l’arc de son poignet était parfaitement maîtrisé, décontracté, et des plantes émergèrent du vide, comme si elles avaient toujours été là. Le bouquet de fleurs qui se déploya alors sous les yeux de la demoiselle, accompagné du sourire doux du sorcier, la prit un instant au dépourvu. C’était comme si l’atmosphère si dense qui avait accompagné le lancement du sort s’était soudainement brisée avec un brin d’espièglerie. La Cervirald resta bouche bée, ses paupières battant quelques secondes avant qu’elle n’attrape les tiges des fleurs, bien réelles.

« Hum- Je te remercie ? »

Ce contraste, et ce petit sourire, elle avait déjà vu cela. Elle comprit à cet instant que Ying possédait une grande force, cachée derrière une apparence facétieuse, qui n’était pas sans lui rappeler Kyrstie. Cette réalisation la fit presque soupirer d’exaspération. « Décidemment, je les attire ! » se dit-elle. Elle posa simplement le bouquet sur un pupitre avant de passer à la suite.

« Tu t’y prends bien, alors effectivement on va déjà voir tes bases avec les sortilèges simplement informulés. »

Lorsqu’il sortit sa baguette, Eula put remarquer dans cet acte une certaine maladresse, comme s’il avait perdu l’habitude de la brandir, mais il retrouva rapidement son aplomb avant de sa placer près d’elle. Les deux en profitèrent pour mutuellement jauger l’attitude de l’autre. Eula put ainsi voir que Ying tenait son outil avec légèreté, décontracté, comme s’il ne craignait pas qu’elle s’envole au moindre mouvement. La demoiselle, quant à elle, tenait effectivement sa baguette avec une élégance gracieuse, et malgré tout avec une certaine fermeté, comme pour bien l’ancrer entre ses doigts et dans sa paume. Ce contact avec quelque chose de rassurant.

« Dis-moi, quand tu lances un sort sans prononcer la formule, que ressens-tu ? Est-ce que tu te concentres là-dessus, ou juste sur ton geste ? Tu prends le temps, au début ? Tu sais, la magie, on a plein de doutes à propos d’où elle prend sa source : juste de nous ? De l’environnement ? Des deux ? Ce sont des questions importantes, mais en tout cas elle vient de quelque part. Tu dois déjà te concentrer là-dessus et la laisser s’intégrer au travers de ta baguette. »

Eula écouta d’abord ses explications en silence. Ying semblait savoir de quoi il parlait, avec des termes simples qui montrait chez lui un certain talent pour la pédagogie. Toutes ces questions, Eula ne se les était jamais réellement posées. Elle y songea un instant, patiemment, en observant la démonstration de son camarade, qui d’un geste, envoya voler à travers la pièce un objet qui alla s’éclater contre un mur proche. Aucune énergie n’avait été mise dans la manœuvre, et pourtant la force de l’impact avait été conséquente. On voyait parfois des sorciers lancer leurs sortilèges avec de grands mouvements, comme pour donner plus de poids et de puissance à leur magie, mais Ying n’avait eu besoin d’aucun effort pour obtenir des résultats. Il enchantait avec une désinvolture et une simplicité presque effrayante. La Lawrence se demanda à quoi cela ressemblait lorsqu’y mettait réellement de la volonté. Cette question la laissa un instant sonnée, alors que son professeur remettait rapidement en état l’objet en question, le reposant à sa place par la même occasion.

« Alors, tu as compris ? Je veux déjà te voir lancer deux sorts à la suite également. S’il le faut, recommencer plusieurs fois. Tu peux même lancer une première fois en lançant à voix haute, mais à la condition de mettre de côté ton cerveau, enfin juste une partie ! Relâche-toi sur les méthodes, tu dois ressentir Eula ! »

Si elle avait compris ?! Comment observer un seul sortilège pouvait-il lui permettre d’assimiler la méthode ? Et il fallait à présent qu’elle passe à la pratique. Elle n’avait pas la sensation d’avoir réellement appris en le regardant faire ; au contraire, la facilité déconcertante de Ying rendait l’exploit encore plus inaccessible à ses yeux. Malgré tout, elle fit un pas en avant et se concentra à son tour sur l’objet utilisé par son camarade, une boite en bois remplie de craies. Ces dernières, réduites en morceau par leur rencontre avec le mur, avaient retrouvé leur forme d’origine, immaculées et sans égratignure. Son Reparo avait été de très haut niveau. Parviendrait-elle à en faire de même ? Ou simplement à les faire bouger ? Elle ne comprenait pas comment elle était censée mettre son cerveau de côté. Elle prépara sa baguette, la pointant face à elle, réunissant tout d’abord ses pensées avant de commencer.

« Pour moi, la magie ne vient pas de l’environnement. Elle vient de moi. Elle est enfermée et je dois trouver un moyen de la faire sortir. Ma baguette sert à ça : à canaliser cette énergie et à la déployer avec efficacité. Je ne réfléchis pas, je n’ai pas besoin de temps pour me préparer. C’est instinctif. »

Généralement, elle pouvait presque la sentir dans ses doigts. Sa magie s’écoulait en elle avec calme, telle un fluide, rejoignait son bras, puis sa main, et la baguette lui donnait forme. Mais si elle ne prononçait pas la formule, le processus s’interrompait, comme s’il était incomplet. Eula tenta de passer outre cette barrière, répétant la formule Waddiwasi dans son esprit, encore et encore, comme si cela suffirait à le faire sortir. Sa poigne autour du manche se raffermit un peu plus, et elle fixa la boîte de craies avec une concentration grandissante.

« Mais ma baguette n’est qu’un outil. Je dois parvenir à m’en débarrasser, ou je ne pourrai jamais utiliser mon plein potentiel. »

Ces paroles lui serrèrent presque le cœur. C’était une mécanique bien huilée, entre elles. Il y avait quelque chose de rassurant dans ses gestes lorsqu’elle l’utilisait. Elle percevait toujours ce léger son, le doux bruit des remous de l’eau à ses oreilles, comme la première fois qu’elle l’avait tenue entre ses doigts. Puis sa magie jaillissait telle une vague, et elle se sentait puissante, confiante. Mais lorsqu’elle ne prononçait pas de formule, il n’y avait aucun bruit. Rien pour la guider.

Elle n’arrivait à rien. Rien ne fonctionnait. Elle avait beau agiter ce maudit bout de bois, rien n’en sortait. Ce n’était pas sa baguette. Elle ne l’avait pas choisie. La jeune Eula laissa retomber son bras, au bord des larmes. Elle avait peur.

Ce simple souvenir d’elle, des années auparavant, la déstabilisa, et la fermeté de ses doigts autour de la baguette se raffermit soudainement. D’un mouvement presque imperceptible mais brusque, elle envoya voler non pas la boîte, mais une chaise présente à l’autre bout de la pièce, qui alla se cogner contre un bureau dans un bruit de métal, la faisant presque sursauter. L’action n’avait rien de maîtrisée, et elle n’avait pas du tout fait bouger la cible désirée. Elle poussa un soupir frustré avant de contempler sa baguette au creux de sa main. Les questionnements posés par Ying éclairaient petit à petit sa réflexion. « Relâche-toi sur les méthodes », avait-il dit. Voilà ce qui coinçait avec elle.

« Je crois… avoir compris le problème avec les sortilèges informulés. C’est ma propre méthode. Pendant des années, je n’ai pratiqué la magie que d’une seule manière, avec les mêmes gestes rassurants. Un mouvement, une formule, et ma magie jaillissait naturellement, comme si c’était une liste d’étapes à cocher. Et maintenant, ne pas remplir ce processus bloque mes capacités. »

Lorsqu’elle avait acquis sa véritable baguette et que soudainement, sa magie se déployait avec facilité, Eula avait entretenue malgré elle ce manège. Elle n’avait pas besoin d’apprendre à faire différemment, car sa baguette suffisait à la rendre forte. Comment pouvait-elle espérer faire sans, à présent ?

Elle tourna son regard vers son camarade.

« Qu’en est-il de toi, Wei Ying ? As-tu trouvé toutes les réponses à tes questions ? Comment ? Ta manière de lancer tes sortilèges a-t-elle changé, au cours du temps ? Et comment fais-tu émerger ta magie, aujourd’hui ? »

Ses réponses l’intéressaient réellement. Peut-être Ying n’était-il pas contraint par les mêmes barrières qu’elle. Peut-être avait-il cultivé une ouverture d’esprit quant à la manière d’utiliser son outil ou ses sorts, contrairement à Eula. Elle était prête à apprendre, même si la perspective de ce qui suivrait l’effrayait, tout au fond d’elle.

« Ding ding ding ! Voici une bonne réponse ! C’est normal d’avoir été habitué à un style, maiiiiis quand on veut tenter d’autres choses, il faut réfléchir autrement. C’est logique non ? Mais ce n’est pas facile ! Alors, on peut déjà se concentrer là-dessus, tester d’autres méthodes, tu vas sans doute trouver que certaines sont plus débiles que d’autres mais tu devras quand même tester ! »

La Cervirald fut stupéfaite de la réaction plus que nonchalante de son camarade. La demoiselle remettait actuellement l’utilisation totale de sa magie en question, mais son homologue semblait accepter la situation avec beaucoup de légèreté, comme si ses tourments ne lui étaient pas étrangers. Ou peut-être était-il naturel pour Eula d'avoir ces appréhensions ? De son côté, elle ne ressentait qu’une profonde inquiétude. Elle qui avait toujours été sûre d’elle lorsqu’elle pratiquait l’art magique se retrouvait désormais face à un mur infranchissable, qui ne pouvait être abattu simplement par du travail ou de la rigueur. Se retrouver ainsi en eaux troubles, coupée de tout point de repère la terrifiait. Les mots de Ying sonnaient comme un avertissement qu’elle devrait tout réapprendre de la magie si elle souhaitait avancer à nouveau, et non pas rester gelée sur place.

Elle crut deviner, dans le sourire espiègle que lui envoya son professeur, que la suite n’allait pas lui plaire. Elle se demandait déjà quels exercices délirants il allait lui imposer pour la faire sortir de sa zone de confort. Il prit cependant d’abord le temps de répondre à sa question.

« Moi ? J’ai tendance à penser que notre magie est en nous mais... Qu’elle se trouve aussi ailleurs. »

Ses explications furent longues, et Eula n’aurait jamais cru qu’il puisse ainsi s’égarer avec tant de poésie, presque comme s’il aimait s’écouter parler. Elle assimila cependant sa vision, une manière de voir la sorcellerie et les créatures autour d’eux à laquelle elle n’aurait jamais songé. Elle avait presque la sensation de découvrir davantage la magie de Wei Ying à travers ses mots, sa relation avec ce qui l’entourait, et la façon dont il agissait pour s’y connecter. Elle n'avait jamais envisagé la magie ainsi : un mélange d'énergies provenant aussi bien de soi que de la nature environnante, un équilibre fragile entre l'âme et le monde. Mais maintenant qu'elle y songeait, ce n'était pas dénué de sens.

« Cela dit, je pense aussi que la baguette n’est au final qu’un instrument, enfin, je suis proche de la mienne, je le sens quand je l’utilise, qu’elle n’attend que ça et que je me sens d’une certaine façon plus complète avec, mais je sais aussi que ça peut être parfois contraignant. »

Par ses paroles, son aîné s’alignait parfaitement avec les pensées de Eula. C’était exactement ce qu’elle ressentait lorsqu’elle utilisait sa propre baguette. Une sorte d’harmonie indestructible et de quiétude. Une proximité. Oui, c’était le terme exact pour décrire ce sentiment. Mais tout comme Ying, il fallait qu’elle soit capable de s’en détacher.

« Bon ! Essayons déjà quelque chose, d’accord ? Je te propose déjà de te fier à ton instinct. Souviens-toi, quand tes premières manifestations magiques ont débuté, tu n’avais pas encore de baguette pas vrai ? Plonge dans tes souvenirs, essaye de te souvenir ce qui l’a fait déclencher : un sentiment fort ? Ou peut-être pour te protéger ! Nous l’avons tous fait à un moment ou un autre, on doit parvenir à s’en souvenir. Pose ta baguette, en attendant. »

Silence.

Un lourd poids s’abattit soudainement sur elle, en même temps que le mutisme qui recouvrit la pièce. Elle observa son camarade presque sans comprendre sa demande, sa baguette toujours en main, comme si la perspective de la lâcher lui était soudainement devenue impossible. Ying lui demandait de se rappeler d’une époque où elle n’avait pas encore cette baguette, ce qui ne rendait la séparation que plus difficile. Mais elle acquiesça finalement, allant la déposer sur le bureau. Sa main quitta presque à regret le bois doux dont elle avait tant l’habitude, et elle essaya de se remémorer cela, même si cela ne lui procurait aucune joie.

Elle se demanda un instant comment Ying avait découvert ses pouvoirs ; comment tous ses amis, camarades, professeurs les avaient obtenus. Elle s’était convaincue que dans la plupart des cas, cette découverte avait sans doute été célébrée, accompagnée de liesse et d’enthousiasme. Que c’était un souvenir impérissable qui restait gravé dans la mémoire de chaque sorcier. Pourtant, elle-même peinait à agripper les bribes de sa propre « première fois ». Ses yeux châtaigne fixaient son outil de prédilection, qui bientôt se fondit dans l’image d’une autre baguette, différente, plus rigide, presque effrayante au fond de sa boîte.

Lorsqu’elle l’avait prise dans ses mains pour la première fois, rien ne s’était passée. Pas d’étincelle. Elle était encore jeune, trop jeune pour avoir manifesté la moindre magie. Mais ce n’était rien. Il était évident que Eula serait une sorcière, elle aussi. C’était ce que sa mère attendait. Ce que son père attendait. Ce que le clan entier attendait d’elle. Elle ne pouvait pas les décevoir.

Elle s’était entraînée sans relâche des semaines durant, sous les conseils d’un tuteur, mais rien n’y faisait. Elle agitait sa baguette mais rien n’en sortait. Toute la concentration du monde ne pouvait rien changer au fait que Eula n’y arrivait pas. Et les regards de sa famille se faisaient de plus en plus inquiets. La pression avait été telle pour la petite fille qu’elle avait enflé, enflé, jusqu’à exploser.

La mémoire lui revint telle une gifle, et son problème lui apparut soudain clairement. Elle se souvenait l’injustice qui l’avait saisie à la gorge, la colère qui était soudainement sortie, et le vase qui avait explosée, fauché par une sculpture de glace sortie de nulle part. Et Eula avait fait cela avec sa première baguette, cette baguette qui ne lui appartenait pas.

Elle comprit, murmurant presque pour elle-même.

« Non… Je n’ai jamais utilisé de magie sans baguette. Ni à Ilukaan, ni même avant. Mon oncle m’avait offert une baguette qu’il avait choisie pour moi, et j’ai immédiatement commencé la pratique. Je n’ai jamais… développé de pouvoirs avant cela. »

Comment était-ce possible ? N’était-ce pas un passage obligé pour tout sorcier ? Était-ce même légal ? Il lui semblait que la magie n’était autorisée aux enfants que car elle était involontaire. Pourtant, ses parents n’avaient jamais été inquiétés pour l’utilisation magique de leur fille, ou les entrainements qu’elle avait endurés. Eula ne s’était jamais renseignée sur le sujet.

« La première fois que mes pouvoirs sont sortis, j’étais en colère. J’ai fait exploser un vase avec de la glace. Mais j’avais ma première baguette en main, à ce moment-là. »

Maintenant qu’elle y pensait, peut-être sa magie s’était-elle manifestée car Eula avait eu sa première pensée rebelle à ce moment-là. La rancœur qu’elle ressentait envers les Lawrence et leur recherche de perfection avait finalement eu raison de sa patience, et elle les avait maudits pour la première fois. Cette réalisation la laissa pensive, et elle ferma les yeux.

« … Je voulais me sentir libre. Ce n’était pas ma baguette, et pourtant j’ai quand même réussi à l’utiliser sans manifestation de magie préalable, car je voulais être libre. »

Elle se rendit compte que c’était sans doute un exploit en soi. La première utilisation d’une baguette était toujours difficile, pour n’importe quel enfant qui entrait à l’école, en particulier pour ceux qui s’était familiarisés avec cette magie intempestive, déroutante, primaire. On se faisait à sa légèreté, à son impulsivité, et à son hasard. Il s’agissait alors d’apprendre à la canaliser, à l’enfermer pour la maîtriser. Eula, elle, avait tenté de contrôler sa magie toute sa vie, et à présent, elle devait faire le cheminement inverse. Elle devait découvrir sa magie dans sa forme la plus pure, chaotique, imprévisible.

Sa respiration se relâcha quelque peu. Cette réalisation était déjà un pas en avant. Mais elle aurait besoin d’aide pour cela. Elle lança un regard à Ying, l’air déterminée.

« Je vais essayer. Mais je vais avoir besoin que tu me guides. Je n’ai aucune idée de comment appréhender la chose… »

Elle aussi souhaitait découvrir cet équilibre que Ying percevait dans la magie. La connexion de l'univers avec son propre corps. L'intérieur se mêlant à l'extérieur. Elle voulait voir ce que lui voyait. Pour la première fois, elle faisait un saut dans le vide…

Et c’est aussi exactement ce que fit le ballon qui était apparu dans les mains de son camarade alors qu’elle ne regardait pas. Lorsqu’elle sortit de ses pensées et tourna son regard vers lui, elle vit la balle se précipiter vers elle. Et ce n’est pas un réflexe magique qui la saisit, mais un pur réflexe physique, qui lui fit courber le dos et éviter de justesse de prendre le projectile en plein visage. Le ballon alla rebondir plus loin dans la pièce alors qu’elle fusillait Ying du regard.

« Qu- Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?! Tu es malade ?! »

Elle ne semblait pas spécialement ébranlée ou tremblante, ayant parfaitement esquivé l'attaque, mais affichait une expression sidérée. Elle découvrait à peine le véritable visage du jeune homme qui avait si gentiment accepté de l'aider... peut-être avec des arrières pensées, finalement.  

La surprise la laissait encore tétanisée, alors que Eula observait son camarade avec son petit sourire en coin et cette expression exaltée qui n’exprimait en rien le regret. Elle le regarda l’applaudir comme s’il admirait la rapidité de son esquive, et qu’il avait été dans son bon droit pour l’attaquer de la sorte.

« Je ne tombe jamais malade ! Allez, ne m'en veux pas d'accord ? Comment je peux savoir ce qui peut marcher pour t'aider si je ne tente rien ? Je peux désormais rayer la surprise, tu vois ! Ou retenter plus tard, je dois me mettre d'accord avec moi-même. Bon, tu veux que je sois sérieux, c'est ça ? »

Ces simples mots firent comprendre à la Cervirald que l’aîné sur lequel elle fondait tous ses espoirs d’améliorer ses capacités magiques n’était rien d’autre qu’un aliéné.

« Bon, tu veux que je sois sérieux, c'est ça ? Je peux tenter mais je ne peux pas te le promettre ! »

La demoiselle manqua de s’étrangler d’indignation. Entendait-il par là que jusqu’ici, il n’était pas sérieux ? Alors qu’elle l’aurait normalement réprimandé pour son comportement et son insouciance, avec la promesse d’une vengeance prochaine en prime, le surréalisme de la scène la laissa comme deux ronds de flan, ce qui n’allait pas aller en s’arrangeant avec la proposition suivante de Ying.

« Cela dit, on peut déjà commencer par méditer. »

Eula aurait cru à une plaisanterie si elle n’avait pas vu de ses yeux le Strixyst s’assoir au sol, réunissant ses jambes en une croix rituelle mais confortable. Elle se questionna un instant sur le bien-fondé de cette demande. En premier lieu, cela n’avait rien d’élégant ou d’hygiénique de s’assoir au sol, et elle estimait ce geste comme indigne de sa personne. De plus, elle ne voyait pas en quoi méditer, de toutes les méthodes qu’elle pouvait tenter, l’aiderait à débloquer son potentiel. C’était une stratégie qui ne lui ressemblait pas. Mais Wei Ying la fixait toujours, lui faisant signe de le rejoindre avec un enthousiasme avenant.

« Tu as déjà médité ? Je ne sais pas si je vais t'apprendre beaucoup au départ ! Tu vas fermer les yeux, et dans un premier temps, concentre-toi sur ta respiration. Ensuite, ressens la magie qui te parcours. Prends ton temps, tu as l'après-midi non ? Laisse ton esprit se vider de tout, on a assez vu l'avant comme ça ! Quand tu commenceras à le sentir, laisse ça envahir, puis après, ressens l'environnement. Prends du recul Eula, tu ne peux pas réfléchir tout le temps. »

Cette dernière parole était vraie. La Lawrence avait tenté plusieurs tactiques pour obtenir ce qu’elle voulait, avec toute la concentration dont elle était capable, toute la réflexion et les procédures qui semblaient adaptées. Mais le résultat avait toujours été le même : un échec total. Si elle devait maintenant s’adonner à des techniques plus obscures, voire carrément extravagantes, alors pourquoi pas.

Elle laissa échapper un énième soupir.

« Ce n’est pas comme si j’avais d’autre option, ou quoi que ce soit à perdre. Essayons donc ça… La méditation. »

La simple articulation de ces mots la faisait se sentir ridicule. La demoiselle n’avait jamais été attirée par les bienfaits de médecines alternatives, ou de pratiques censées purifier votre corps et votre esprit par la volonté du Saint Esprit. Pour elle, rester assis en tailleur pendant des heures était aussi utile que de parler à un mur : en clair, une perte de temps. On n’obtenait rien sans effort.

« Mais je n’ai jamais fait cela avant, alors si tu me le permets, je vais essayer de procéder en deux étapes »

La compagnie de son outil habituel l’aiderait sans doute à pleinement ressentir sa magie avant de tenter autre chose. Récupérant sa baguette et essayant de s’assoir face à Ying dans la position la moins salissante possible, elle tenta de se convaincre que ce dernier savait un minimum ce qu’il faisait. S’il était lui-même parvenu à maîtriser la magie sans baguette grâce à cette méthode, alors autant entreprendre toutes les techniques qu’il pouvait lui proposer.

Une fois que leurs positions furent identiques, Eula regarda Ying fermer les yeux et plonger dans une sorte de transe qui lui paraissait familière. Sa respiration se stabilisa rapidement, et ses traits se détendirent au point qu’il semblait presque devenir quelqu’un d’autre, plus calme et ouvert à l’environnement alentour, et peut-être même à autre chose, au fond de lui. Après quelques secondes, la Cervirald fit de même, closant ses paupières tout en serrant sa baguette dans sa main.

Dans un premier temps, elle ne ressentit rien de particulier, hormis la dureté inconfortable du sol sous son corps, et la pensée récurrente que cet exercice ne mènerait à rien. Elle se força cependant à chasser toute pensée parasite et à se concentrer uniquement sur son propre souffle, essayant de se calquer sur celui de son partenaire. Quelques longues minutes s’écoulèrent ainsi dans un silence presque absolu, uniquement perturbé par leurs respirations couplées, et quelques bruits d’étudiants à l’extérieur de la pièce.

Puis quelque chose commença à changer en elle. Petit à petit, Eula ressentit de moins en moins le poids de ses membres, et fit abstraction des sons au dehors de son corps. Elle n’entendait et ne ressentait plus que l’air qui passait dans ses poumons, lentement, paisiblement. Et elle percevait désormais une autre présence, à la fois indépendante et faisant partie d’elle. Une énergie bouillonnante sous la surface de sa peau, mais qui n’était pas réellement là physiquement. Un flux qui prenait sens dans la baguette qu’elle tenait toujours, qui se rangeait et s’ordonnait à travers le bois. Si elle avait été pleinement attentive, ses sens en alerte, elle aurait été bien en peine de l’expliquer. Mais à ce moment-là, elle ne pensait à rien. Elle prenait simplement compte de cette compagnie invisible en temps normal. Était-ce ça, l’origine de la magie ?

Elle comprit qu’elle se trompait en continuant de respirer. Ses yeux toujours fermés, l’environnement autour d’elle commença pourtant à se préciser, comme si ses contours se dessinaient au contact de cette énergie qui ne l’habitait pas seulement elle, mais tout ce qui l’entourait. Elle pouvait même percevoir une concentration de cette énergie face à elle, là où se trouvait Ying, dans la forme d’un flux plus sage et discipliné. Elle comprit les mots que son camarade avait prononcés un peu plus tôt. Il n’y avait pas qu’elle. La nature autour d’eux était aussi imprégnée de magie, à sa manière. Une magie différente, plus chaotique et libre, mais qu’elle pouvait percevoir si elle oubliait sa propre existence.

Comme elle le pensait, sa baguette n’était qu’un appendice, capable de contrôler l’énergie qu’elle avait en elle. Là où cette perspective lui semblait impossible auparavant, elle se sentait désormais capable de s’en détacher. Presque sans s’en rendre compte, sa main s’ouvrit, la pression de ses doigts immatériels se relâcha, et sa baguette quitta ces derniers pour disparaître, son enveloppe magique se fondant dans le néant alors qu’elle perdait l’énergie qui l’habitait, et qui n’appartenait qu’à Eula. Ce noyau au fond d’elle, lui, était toujours là, ainsi que ces ondes pleines de vie tout autour. Elle se demanda si elle était capable de les influencer, sans savoir comment faire. Elle ne pouvait pas bouger physiquement au risque de perturber l’état de transe dans lequel elle se trouvait. Il devait y avoir un autre moyen.

Juste un mouvement suffisait. Comme l’on agite une baguette dans le vide, pour produire une onde de magie invisible. Alors qu’elle essayait de reproduire ce mouvement avec cette magie intérieure, elle perçut un son que seule elle connaissait, un son rassurant et nostalgique. Le bruit des vagues.

Le noyau qui l’habitait s’agita, produisant un ondoiement, comme une éruption à la surface d’un soleil, et cette émanation alla se mêler à l’énergie environnante pour l’ébranler et-

Eula ouvrit brusquement les yeux au bruit d’un soudain raclement de métal sur le sol. L’oxygène lui manqua, sans qu’elle comprenne pourquoi, et elle se mit à haleter, portant la main à son front de nouveau palpable. Son visage était trempé de sueur. Elle lança un regard d’incompréhension à Ying, avant de chercher la source du bruit qui l’avait tirée de sa méditation. Derrière elle, la chaise et le pupitre semblaient avoir reculé, et n’étaient désormais plus alignés avec le reste du mobilier. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que c’était elle qui avait fait ça, sans s’en rendre compte. Elle se tourna à nouveau vers son camarade, mais ne parvint pas à prononcer un mot tant elle était essoufflée. Elle prit un instant pour retrouver une respiration stable, avant de s’exprimer.

« Que… Qu’est-ce qu’il vient de se passer, exactement ? Comment ai-je réussi à- »

Elle s’interrompit lorsque son regard monta jusqu’à l’horloge accrochée à un des murs de la salle de club. L’alignement des aiguilles ne faisait aucun sens à ses yeux.

« Mais… Cela fait une demi-heure que nous avons commencé cet exercice ?! Comment est-ce possible ? »

Elle avait oublié son corps au point de ne plus ressentir le temps qui s’écoulait autour, et sa concentration semblait avoir été si forte qu’elle en avait transpiré. Cette expérience la laissa complètement étourdie, alors qu’elle cherchait des réponses chez le Strixyst qui lui, avait l’habitude de ce phénomène.

Le regard perdu de Eula se posa avec davantage de concentration sur le visage de son camarade alors qu’elle tentait de se calmer. Elle ne remarquait que maintenant ce changement si simple, qui donnait une toute autre allure à Ying : son ruban s’était détaché de ses cheveux, laissant une longue cascade brune couvrir son dos et ses épaules. Elle se fit la réflexion que cela lui donnait un air plus mature, plus proche du professeur qu’il tentait d’être pour elle.

« Tiens, bois. Quand tu te sens de le faire, tu peux te relever. Alors, forte comme expérience, pas vrai ? »

Elle accepta avec un hochement de remerciement la bouteille qu’il lui tendait et la vida d’une traite, sa respiration se stabilisant et son visage retrouvant une certaine fraîcheur. Seulement alors se permit-elle de se lever, une fois que ses jambes eurent cessé de trembler. La Cervirald essaya de mettre des mots sur les sensations qu’elle venait de vivre. Les mots ne lui avaient pourtant jamais manqué de la sorte.

« C’était… très étrange. Fort, oui, c’est le mot. J’avais l’impression de sortir de mon propre corps, et… que ma magie était vivante, indépendante – elle contempla une seconde ses mains ouvertes – C’était une sensation extrêmement grisante de tenter de la contrôler. Je n’avais jamais rien ressenti de tel. »

Elle se rendit compte que sa baguette était restée au sol, abandonnée par sa sorcière, et elle se pencha pour la ramasser. Elle discerna immédiatement la différence, bien que subtile. Alors que jusque-là, son outil lui avait servi de béquille pour utiliser la magie avec facilité, cette fois, elle percevait l’énergie qui la traversait paisiblement, et qui s’écoulait harmonieusement dans la baguette. Il n’y avait plus de robinet à ouvrir. Le voyage de sa magie était tel une rivière dont on ne peut interrompre le cours.

Ying semblait immensément satisfait de la conclusion de cet exercice, lui adressant un sourire bienveillant, bien qu’observateur quant à son état.

« Tu viens de réussir ton premier sort sans baguette ! Voilà ce qui vient de se passer et oui, quand on médite comme ça, le temps passer tout autrement. C’est incroyable, pas vrai ? Je te repose la question Eula : as-tu compris pourquoi je te fais faire cela ? J’ai envie d’entendre ta réponse. »

Il lui reposait la question ? Eula ne l’avait sans doute pas entendu, trop absorbée par son intense transe. Cela expliquait également qu’elle n’ait pas vu le temps passer, bien que cela lui paraissait impossible, digne des ouvrages de science-fiction que lisait les moldus. Elle réfléchit un instant, essayant de tirer des enseignements de tout ce qu’elle avait éprouvé lors de la séance. Eula était une jeune femme intelligente, d’ordinaire capable d’analyser sans mal ce dont elle était témoin, et ce qu’elle expérimentait. Mais cette fois, une part de mystère demeurait.

« … Je pense. Non… Je n’en suis pas entièrement certaine. Je crois que je viens de comprendre que la magie est bien plus énigmatique que je ne le pensais. Sa maîtrise me semblait simple, jusque-là. Je pensais être capable de la contrôler, mais… Il n’y a pas de contrôle, n’est-ce pas ? C’est une forme de vie indépendante, qui n’a pas besoin de nous. Elle est partout autour de nous, et… C’en est presque effrayant. Nous n’avons pas la mainmise dessus. Et je pense que c’est cela, la première étape, et ce que permet la méditation. Accepter que la magie existe hors de notre prise et de notre compréhension. Ce n’est que là que nous pouvons découvrir comment l’appréhender, et l’influencer. Il n’y a pas de maître dans cette relation. Seulement une influence réciproque… »

Elle acheva sa tirade en regardant la baguette qu’elle tenait au creux de sa main, avant de relever son regard vers Ying.

« Excuse-moi si tout cela est un peu nébuleux. Ce n’était sans doute pas la réponse que tu attendais. Mais c’est ce qui m’a le plus sauté aux yeux lors de cet exercice. Et je vais sans doute trouver d’autres indices de réponse à mesure que je m’entraînerai. Peut-être que dans quelques mois, voire quelques années, je serai capable de te donner une réponse définitive. »

Poursuivre la méditation seule serait sans doute bien plus difficile, mais elle était prête à tenter l’expérience. Après tout, c’était l’unique méthode qui avait donné des résultats. La clef pour débloquer son potentiel se trouvait certainement là, ou si ce n’était pas le cas, c’était un moyen de s’en rapprocher.

Eula était prête à aller plus loin, à s’engouffrer dans cette minuscule ouverture qui venait d’apparaître face à elle… Mais Ying coupa rapidement cours à son enthousiasme déguisé.

« Pour la pratique, on va s’en arrêter là, je pense tu en as assez fait. Mais je te donne des devoirs ! Continue la méditation tous les jours. Au bout d’un moment, tu verras que tu réussiras plus facilement à canaliser l’énergie sans. Ensuite, entraîne-toi de nouveau avec des sortilèges informulés, avec ta baguette ! Ne brûle pas les étapes. On peut continuer à se voir régulièrement, en plus. »

Elle peina à retenir sa déception, croisant les bras, sa mine courroucée revenant au galop. Cependant, elle ne pouvait nier qu’il se faisait tard, et le Strixyst avait sans doute mieux à faire que de l’aider à se surpasser jusqu’au petit matin. De plus, elle ne pouvait garantir de l’état dans lequel elle serait à la fin de leur séance s’ils poursuivaient la méditation. Une tentative avait déjà mis son énergie à rude épreuve.

« Aussi pressée que je sois d’obtenir des résultats, je dois admettre que tu as raison. Je continuerai de m’entraîner de mon côté. Prends garde, car il est possible que lors de notre prochain cours, je me sois grandement rapprochée de ton niveau ! »

Son attitude pompeuse était de retour, mais elle s’abstint de jurer vengeance sur la personne de Ying… Du moins cette fois. Elle lui tourna le dos un instant pour remettre en place le pupitre qui avait été déplacé par magie, et en profita pour murmurer, presque à contrecœur.

« En tout cas… Je te remercie pour ton aide. Je n’étais jamais allée aussi loin en m’entraînant seule. Tes conseils m’ont été précieux… en dépit de ton caractère espiègle. »

Elle comprit qu’elle avait finalement bien jugé l’asiatique lors de leur rencontre : Ying était farceur, détendu et frivole, mais cela ne signifiait en rien qu’il n’était pas compétent.