Être un type ordinaire, ça suffisait à Kevin. Vraiment. Disons que la banalité, en soi, ça n’était ni bon, ni mauvais. Ainsi il n'attirerait l’intérêt de personne. Pas de filles, c’est clair, mais très honnêtement, il préfère encore passer inaperçu plutôt que de taper dans l’oeil de la seule nana du campus qui, ces derniers temps, n’avait de cesse de le coller.

Si le nom de Kishi parmi ceux desdites nanas pouvait compter.

Dérangé dans son sommeil, Kevin entendit une voix le tirer de son repos. Une voix aussi familière que basse, pour ne pas que ses colocataires ne soient dérangés. En ouvrant les yeux, il ne vit presque rien, juste le noir dans lequel la pièce était plongé. Puis, à force de cligner des yeux, la forme fantomatique de Kishi lui apparut plus clairement. A peine la reconnut-il qu’il cacha la tête sous l’oreiller, ce à quoi l’esprit répondit par une moue vexée.

- Non mais quel goujat… ! Et moi qui viens te voir pour te dire un secret…
- Lâche-moooi… J’ai sommeil, là, je dors…
- Mais c’est très important, vraiment ! Et je ne peux rien faire toute seule !

Kishi a toujours été un fantôme très perturbateur, mais au ton de la demoiselle, Kevin se rendit compte qu’il y avait, effectivement, cette fois-ci quelque chose de différent. Il leva un pan de l’oreiller pour l’observer du coin de l’oeil, lequel fit soudainement face au sourire du fantôme qui semblait avoir prévu sa réaction. Kevin manqua de sursauter trop fort et de réveiller ses camarades de chambre.

- Je me suis souvenu d’un endroit caché dans l’école que personne parmi tes petits copains n’a jamais trouvé… !

---

Si je croise un préfet, j’suis mort, j’suis mort, j’suis- Kevin se demandait encore ce qu’il foutait là, à suivre le fantôme qui ne lui lâchait plus les basques jusqu’au dôme. Pourquoi lui, après tout ? Parce qu’il kinnait les dragons, c’est ça ? C’était parti d’une curiosité toute simple pour au final se développer en obsession, ou il regardait un peu trop Amour, Gloire et Magie (pour sa défense, il rentrait pile durant les week-ends où sa mère regardait) ? Si seulement Kishi était un fantôme plus calme, plus douce et moins collante, au moins il ne regretterait pas trop de braver le couvre-feu parce qu’elle aurait titillé sa curiosité.

Le spectre tournait lentement autour de lui sans vraiment lui prêter attention : au lieu de ça, elle inspectait les environs, semblait à la recherche de quelque chose d’invisible. Kevin avait autant envie de retourner dans son lit que de comprendre ce qu’elle lui voulait. Si c’est lui qu’elle était venu chercher au lieu d’un membre du personnel ou du Conseil, alors elle n’avait sûrement pas la moindre intention de révéler ça de manière publique. Le visage de la demoiselle sembla soudainement s’illuminer.

- Ah oui, c’est juste là !

Elle flotta jusqu’à un emplacement que Kevin justifia spécial pour une raison en particulier :

- Bah, c’est… là où la fontaine apparaît, non ?
- Voilà, c’est ça ! Le passage est juste en-dessous !
- … Sous la fontaine ? Mais il y a quoi ?
- Ca j’en sais rien, je me suis juste souvenu qu’il y avait une pièce… ! Ou quelque chose.

Mauvais plan, ça, de suivre les indications d’un esprit farceur qui n’a aucun souvenir de son passé hormis d’un truc aussi louche. Kevin fixa le sol en imaginant l’image de la fontaine par-dessus, celle qu’il a l’habitude de voir sortir un peu de nulle part à chaque nouvelle année. Après tout, c’est vrai : tout le monde avait l’habitude de la voir émerger de sous-terre à chaque rentrée, mais personne ne semblait vraiment savoir où exactement elle était stockée. Simplement dans un enfoncement du sol prévu rien que pour la ranger, non ? … Non ?

- De toutes façons, je connais pas la formule pour la faire apparaître.
- Moi siii… chantonna-t-elle.

A supposer que Kishi était bien une élève de la vieille école (ha ha), comment pouvait-elle savoir ça ? Ca commençait à ressembler à une vaste blague. Pourtant, le fantôme approcha pour venir lui murmurer à l’oreille, une main près de celle-ci comme s’il était vraiment nécessaire de le cacher d’autrui.

Kevin eut comme un bref hochement de tête. Allait-il vraiment s’y essayer ?

Il sortit sa baguette de la poche après avoir observé le sourire aussi angélique que malin de Kishi, qui se contentait visiblement d’attendre. Avec une légère boule dans la gorge, le Strixyst pointa le sol.

- Aqualux revelio.

Il y eut un bref silence, puis petit à petit, le sol s’ouvrit.

Exactement comme chaque année, la fontaine surgit lentement de sous le sol, vide durant les premières secondes, puis se remplissant petit à petit alors que toute sa hauteur atteignait peu à peu la taille que Kevin lui connaissait. Rien de neuf quant à la fontaine en elle-même hormis le fait qu’elle apparaissait au milieu de la nuit et qu’il en était le responsable… Kishi frappa dans ses mains, toute excitée de voir que son élève favori avait bien voulu lui faire confiance jusqu’ici (car c’était de la confiance, n’est-ce pas ?).

- Ca a marché… ! Ca a marché, ha ha ! Tu l’as vraiment fait !

Il n’aimait pas trop le ton qu’elle prenait : il avait encore plus l’impression de s’enfoncer davantage dans un crime auquel il a été poussé malgré lui. Kishi virevolta autour de la fontaine comme un moustique serait attiré par une lampe, et sembla réfléchir à toute vitesse. Apparemment, le plan avait une suite, et Kevin ne trouva pas vraiment le courage de la couper en plein élan. Surtout qu’il avait sorti la fontaine, mais il ignorait comment la faire rentrer… et ce n’était certainement pas le fantôme qui allait le lui dire, survoltée comme elle paraissait, voire même impatiente de briser un peu plus le règlement de l’école.

- Allez, allez, viens ! Mets tes pieds-là !
- Où ça, “là”... ? Dans l’eau ? Mais ça va pas ?
- Tu ne vas pas te dégonfler maintenant ! On y est presque ! La salle est juste en-dessous, là !

Elle ne comptait vraiment pas le lâcher. Ou bien il repartait maintenant au risque de provoquer une crise qui réveillerait de quoi le sanctionner d’avoir quitté sa chambre à cette heure, ou bien il obéissait et rentrait juste un peu plus tard qu’il ne le pensait… Kevin leva un premier pied, qu’il plongea dans l’eau (C’est froid, c’est froiiid !), puis un second avec une grimace. Il tourna la tête vers elle en pensant devoir suivre une énième indication…

… mais la fontaine s’enfonça à nouveau dans le sol.

Il eut presque le réflexe de sauter hors de celle-ci, mais il ne pouvait que rester immobile et attendre, observant également le spectre applaudir un peu plus encore tout en lui tournant autour. Le temps de disparaître, il jeta un oeil vers les portes du dôme, mais personne n’entra avant qu’il ne disparaisse.

Sous le dôme, c’était… vieux. Et poussiéreux. Très poussiéreux. Typiquement le genre d’endroit dans lequel on a pas vraiment envie de traîner pour les vacances (et avec le froid hivernal, il ne faisait pas énormément chaud, mais là encore, c’était tout à fait supportable). Plutôt qu’une salle, cela ressemblait en tout point à une sorte de sous-sol assez vaste, vieux et abandonné au point qu’on ne devrait même pas l’appeler ainsi - à la limite, Kevin aurait plutôt appeler ça des catacombes (mais sans les crânes), ou une sorte de temple laissé à l’abandon par sa précédente civilisation. Heureusement qu’il avait enfilé autre chose que son pyjama avant de sortir. Déjà que se faire grillé hors de son lit au milieu de la nuit, c’était moyen, si en plus il était en chaussons, ça aurait été pire.

- On y est ! Ca a marché ! Ha ha ha ha, ça a marché… !
- O-ouais… cool, super… Hé.

Kishi chantonnait à tue-tête alors qu’elle se tourna vers lui lorsqu’il sortit les pieds de l’eau.

- C’est quoi la formule, si jamais je veux ressortir ?
- Hm ? Bah, j’imagine que c’est la même, non ? Après tout, il te suffit de faire ressortir la fontaine !
- … Oui, mais non. Le sortilège, il se lance sur le sol du dôme. J’ai vu le dirlo le faire un paquet de fois. Si je suis sous le dôme… je fais comment ?

Un petit silence tomba. Pour une fois, Kishi avait cessé de rire pour sembler songeuse… très songeuse.

- Hm. Eh bien, ça… Je n’y avais jamais pensé.

Kevin ouvrit un peu plus les yeux et constata les faits avec lenteur, mais horreur : il était visiblement coincé ici.

C’était une longue nuit qui s’annonçait.

---

Très longue, même, certainement.

Kevin avait beau tenter de relancer le même sortilège au-dessus de la fontaine, là où elle est supposée ressortir, elle ne bougeait pas. Dans une tentative désespérée, il avait essayé de répéter la formule autant de fois que nécessaire afin d’ouvrir le sol pour quitter cet endroit, le dôme, retourner dans sa maison, sa chambre, et son lit. Il n’avait rien sur lui pour lui indiquer l’heure, mais à vue de nez, il dirait qu’il traîne ici depuis… une heure ? Deux ? Quand même pas trois… ? Kishi, elle, devait sûrement s’en moquer. Un fantôme n’a plus vraiment besoin de s’attacher à la notion du temps, et elle avait déjà exploré deux fois les lieux, motivée par sa curiosité. Le pauvre Strixyst s’était résolu à faire le point sur sa vie, les fesses à terre.

- Ne sois pas défaitiste, tu vas me faire pleurer… !
- C’est moi qui ait un peu envie de pleurer, là… Et c’est de ta faute !
- Ma faute ?! Alors que tout ce que je voulais, c’était partager un secret avec toi ? Monstre ! Ignare !
- Toi tu t’en fous, tu peux traverser le sol ! Qu’est ce que tu fais encore là, d’ailleurs ?
- J’ai essayé, de traverser le sol, fit-elle avec une moue. Mais je n’y arrive pas.

Il haussa les sourcils, mais quelque part, il était un peu rassuré. Traîner ici sans savoir comment ressortir était déjà suffisant, il n’avait pas besoin de virer maboule à cause de la solitude en plus. Si cet endroit était scellé au point que même un fantôme habituellement passe-muraille ne puisse s’en échapper, alors Kevin était peut-être tombé plus bas qu’il ne l’est supposément. Sans compter qu’elle pouvait être son dernier espoir en allant chercher quelqu’un qui viendrait lui ouvrir le passage depuis l’autre côté, mais même ce plan-là était déjà visiblement perdu d’avance.

Kevin était donc coincé dans le sous-sol de sa propre école, avec un fantôme qui ne partageait pas sa panique. Passé cet ennui à ne pouvoir traverser les parois, elle semblait même au contraire plutôt bien s’amuser…

- Ne fais pas cette tête ! Si tu avais pris le temps de regarder un peu avec moi, tu aurais vu qu’il y a une façon de sortir.
- De sortir ? T’aurais pu le dire plus tôt !
- … Enfin, je suppose. Si la réponse à l’énigme qui est là-bas a un lien avec ça…
- Quelle énigme… ?

Le fantôme pointa un mur du doigt.

Kevin leva le nez et remarqua une plaque. Non… Une carte ? Il quitta le sol, le mur contre lequel il s’était adossé, puis approcha du dessin qui ressemblait plutôt, au fil de son avancée, à un plan…

Enigme du plan de table:

C’est fait. C’était long. Et c’était chiant.

Kevin n’arrivait pas à croire qu’il lui fallait résoudre une pauvre et malheureuse énigme pour espérer sortir d’ici. Et qu’est ce que ça foutait là, en plus ? Les sorciers de l’époque ne pouvaient pas se contenter d’une formule, comme pour entrer ?! Calme-toi, vieux… Au moins, tu sais qu’il y a un moyen de sortir d’ici. Sauf qu’il avait beau regarder autour de lui une fois l’épreuve accomplie, rien n’avait changé.

Même Kishi semblait chercher une nouveauté dans le décor, plus excitée qu’impatiente de pouvoir s’en aller. Elle était peut-être coincée avec lui, mais elle avait plutôt l’air de bien s’amuser. Rien d’étonnant à cela, mais si elle pouvait au moins lui apporter un peu de compassion… !

- Je suis censé faire quoi, maintenant… ?
- Ne me regarde pas comme ça, je n’en sais rien ! Je ne connais rien de cet endroit !
- Si t’y connais rien, pourquoi tu savais qu’il fallait faire tout ça pour venir, alors ?!
- Ouh là… elle fit une petite moue ennuyée, voire agacée. Ce que tu t’emportes vite… Pourquoi me crier dessus alors que je t’ai aidé jusque-là ?
- Tu m’as aidé pour que dalle, elle sert à rien cette énigme !

S’il pouvait arracher le plan pour le mettre en charpie, il le ferait sans doute (puis regretterait, de peur d’avoir gâché son billet retour à la surface). Il entendit le fantôme soupirer, puis ce dernier secoua la tête, les mains dans le dos. Pourquoi semblait-elle lasse alors que Kevin était le plus à plaindre… ?!

- Je t’aime bien, tu sais, mais tu ne réfléchis jamais avant de parler… Tu ne vois pas qu’il y a un texte, là-bas ?

Elle désigna un cul-de-sac que Kevin avait déjà visité, mais duquel un détail s’était ajouté : une nouvelle plaquette avec du texte (et que du texte) venait cette fois d’apparaître. Il s’éloigna du plan tout juste résolu et approcha pour lire.

“Siqiniq Nakashuk (1470 - 1576)

Directrice d'Ilukaan de 1525 à 1575, Siqiniq défendait corps et âme les origines natives canadiennes de l'école, se montra très hostile à l'arrivée des Européens dès 1534. Elle avait hérité des enseignements de la fondatrice et organisait régulièrement des célébrations autour des croyances et des traditions sorcières traditionnelles de la région. Elle ne commença à négocier avec les colons qu'à la fin de son mandat de directrice, laissant sa place en 1574, avant de s'éteindre paisiblement entourée de sa famille un an plus tard.”

Une leçon d’histoire au milieu d’une situation de crise ? Mais quelle bonne initiative. Il n’avait aucune idée ni du pourquoi, ni du comment, mais là tout de suite, c’était d’une sortie dont il avait besoin. Kevin lu et relu le texte dans l’espoir d’y trouver un indice, mais il avait beau se retourner une fois encore les méninges, il n’en tira aucune conclusion. Les yeux rivés désormais autour du texte, il remarqua un nouveau détail qui n’était pas là tout à l’heure.

Une fissure très propre venait de s’y dessiner. On dirait… l’ouverture d’une porte ? Il inspecta la pierre effritée… tenta d’y passer les ongles, puis les doigts, et en appuyant son poids dessus, une partie du mur s’enfonça. Pressé à l’idée d’enfin trouver un escalier ou quelconque chemin pour quitter le sous-sol, il poussa la pierre, mais fut accueilli par un nouveau cul-de-sac situé seulement quelques mètres plus loin. Il lâcha un juron :

- Mais putain… !
- Hé, oh, sois poli.

Kishi tourna un instant autour de lui avant d’approcher le fond du cul-de-sac. Celui-ci n’était pas vide. Elle observa un instant la petite “décoration” avant de se tourner vers lui, un grand sourire aux lèvres.

- Je crois que c’est encore à toi.

Kevin grimaça tout en avançant à pas lourds, agacé. Voilà qu’il faisait désormais face à des tableaux…

- Kevin… ? Ca va ?

Pour toute réponse, Kishi ne reçut qu’un soupir fatigué. Deux nuits. Il n’avait pas l’heure ou la date sur lui, mais ça faisait deux nuits que Kevin était enfermé dans ce sous-sol. Il ne s’était pas encore posé la question, mais à la surface, on se demandait où il avait bien pu passer. Lui, ce qui lui importait le plus, c’était juste de pouvoir sortir. Et de manger et boire, tiens, naturellement.

Heureusement, Kevin avait sur lui son sac sans fond oublié dans la poche de la veste quelques jours plus tôt. Ca ne lui était pas vraiment venu à l’esprit de les fouiller après avoir constaté qu’il était coincé dans un sous-sol dont il ignorait l’existence. Le sac était toutefois petit, et son contenu aussi. Il avait beau être “sans fond”, il n’y mettait jamais grand-chose. Et coup de bol, il avait pu y trouver une barre chocolatée ainsi qu’une petite bouteille d’eau à moitié pleine - et des cartes Dokimon, mais aucune ne se mangeait ou buvait. Des restes de goûter, avait-il brièvement pensé en se rappelant d’où ça venait. Maintenant, il glissait régulièrement le regard vers l’emballage vide et abandonné sur le sol.

Au moins, ses faim et soif avaient été apaisés, mais le dérangeaient toujours. Il s’était jeté sur la barre chocolatée mais n’avait pas bu toute la bouteille. Deux gorgées, pas plus. S’il était certain de pouvoir sortir dans l’heure qui suit, il la finirait maintenant, mais…

- Allez, relève-toi ! l’encouragea Kishi en flottant face à lui, le buste penché vers l’avant. Je n’ai aucun souvenir de cet endroit, mais je sais qu’à force de résoudre les énigmes, tu t’en sortiras !

Il en avait un peu marre, là. Pourquoi des énigmes ? Pour sortir d’ici, en plus ? A ce niveau, tout ce qu’il voulait, c’était retourner à la surface. Il se moquait de ce que les textes pouvaient lui apporter. Car oui : après avoir résolu l’énigme des tableaux, un autre texte était mystérieusement apparu (comme par magie) sur un des murs devant lequel il était passé plusieurs fois avant.

“Duncan Vixen (1694 - 1791)

Directeur d’Ilukaan de 1788 à 1791, son mandat n’aura été que très court en raison de sa santé fragile malgré sa grande détermination, emporté par la Dragoncelle. Sa disparition aura marqué les élèves et professeurs de l’époque, admiratifs de ses exploits avant et pendant sa reconversion dans le domaine scolaire. Duncan est principalement connu pour avoir repoussé une attaque massive de trolls des montagnes à l’époque où le territoire des créatures magiques était encore étendu au point de frôler les limites du bâtiment principal.”

Tant mieux pour eux.

A quoi ça l’avançait de savoir ça ? Le texte précédent ne l’avait en aucun cas aidé pour l’énigme suivante. Alors celui-ci ne lui sera certainement pas plus utile pour la troisième. Sous le texte s’était encore fissuré la pierre du mur, de façon à ce qu’elle puisse se creuser et être séparée en deux. Kevin avait alors pu découvrir des touches semblables à celles d’un piano cachées juste là. Kishi lui avait tout suggéré : jouer dessus, rester appuyé sur une touche, reproduire l’hymne d’Ilukaan… (“Mais on a pas d’hymne, à Ilukaan” lui avait-il rétorqué). Et à force de patience et de frustration… il n’avait toujours pas réussi. Il s’était jeté sur sa barre chocolatée et avait décidé de se reposer.

- Tu as assez dormi, je trouve… ! tenta le fantôme pour le motiver. Je suis certaine qu’il y a des choses que nous n’avons pas encore essayé ! Allez, viens voir !

Elle flotta jusqu’aux touches et les désigna comme si elles constituaient une oeuvre d’art. Kevin souffla avec lassitude avant de la rejoindre, les muscles un peu endoloris - la pierre, pour dormir, c’est pas ce qu’il y a de mieux. Bon, concentre-toi, vieux… T’en a marre, mais concentre-toi. Peut-être qu’en étant plus ou moins reposé, cette fois, il pourrait entendre quelque chose en tendant l’oreille ? Il inspecta à nouveau les touches…

- J’en ai marre, là.
- Mais non, mais non, tu t’en sors très bien !

Il y avait comme une sorte de décalage entre le pauvre Kevin qui se lassait de traîner dans ce sous-sol et Kishi, fantôme qui n’avait besoin ni de boire, ni de manger, ni de dormir confortablement, qui ne pouvait que le regarder faire tout en l’encourageant de temps à autre. Le spectre s’envola rapidement vers les parois du sous-sol qu’ils finissaient, à force, par presque trop bien connaître tous les deux. Quand bien même elle semblait plutôt bien s’amuser de la situation au départ, Kishi avait l’air un poil plus… pressée de trouver la sortie. Kevin songea qu’il devait s’agir d’impatience, plutôt que d’inquiétude pour sa petite personne. Il jeta un dernier coup d’oeil aux touches de piano avant de se remettre debout.

- Kevin ! Il y a un autre texte, par-là ! fit-elle en réapparaissant depuis le détour d’un couloir.
- Super, trop bien. Et après, y’en aura un autre ? Et un autre ? J’en ai ras l’bol, là, Kishi. Toi tu t’en fous, mais moi, j’ai plus trop la force.
- Dis pas n’importe quoi ! Il y a forcément une fin à ces énigmes ! Allez, la prochaine est sûrement à côté, viens voir ! Viens voir, allez quoi, s’il te plaît… !

Kevin chassa l’air d’un bref mouvement de main pour signer sa lassitude, puis marcha jusqu’à son sac sans fond pour y dénicher sa bouteille d’eau. A vue de nez, il ne lui restait plus que… trois gorgées ? Quatre, s’il avait de la chance… ? Mieux valait les conserver pour un supposé lendemain. Il posa à nouveau ses fesses sur le sol poussiéreux puis s’adossa au mur.

- Kevin !
- Fous-moi la paix.

Avant de fermer les yeux pour reposer ces derniers, il vit Kishi poser les mains sur les hanches, vexée d’être ainsi ignorée.

---

Nous étions jeudi soir. Mais ça, il l’ignorait. Il était fatigué, il avait faim, et maintenant que sa bouteille était bel et bien vide, il avait soif. Il voulait sortir d’ici, rien de plus. La présence de Kishi n’était plus qu’accessoire, si ce n’est désormais une habitude. Elle aussi avait fini par devenir un peu plus silencieuse que d’ordinaire, sans pour autant se taire pendant plusieurs heures. Même lorsque Kevin dormait, elle continuait de parler toute seule. Elle soupira… Et dire qu’elle avait commencé à s’amuser dans le dôme justement parce qu’elle se lassait du bâtiment administratif où résidaient sagement ses autres compères fantomatiques… !

Elle relut encore le texte récemment apparu sur le mur. Dans un dernier espoir d’y trouver plus qu’une nouvelle leçon d’histoire, Kevin s’était résolu à le faire aussi, mais il avait fini par abandonner en réalisant que là aussi, il n’y avait pas de sens caché.

“Tadi Henson (1840 - 1953)

Directeur d'Ilukaan de 1890 à 1953, il est notamment connu pour sa longévité à ce poste, qu'il garda jusqu'à sa mort. Fier Lupy durant ses années d'études, développant le don d'occlumens, Tadi Henson à tout d'abord passé 20 ans de sa vie en tant que Langue-de-plomb, avant de rejoindre les rangs de la prestigieuse école et s'assurer que la tradition perdure. Inflexible et réfléchi, on dit que son jugement était toujours sévère, ainsi que les punitions données. Pour autant, c'est sous sa direction que les meilleurs aurors ont étés formés. Certains sont, encore aujourd'hui, cités dans les grands livres d'histoire, tout comme Tadi Henson.”

- On s’en fiiiche… se plaignit-elle à la plaque.

Elle tourna sur elle-même, puis ses yeux s’arrêtèrent sur le mur opposé au texte. Kishi plissa les yeux et approcha de la pierre… Il lui était impossible de traverser la paroi, donc elle n’en était pas certaine, mais… elle était presque sûre que…

Elle s’éloigna à toute vitesse jusqu’au garçon.

- Kevin… ! Kevin ! Hé, réveille-toi, c’est pas le moment de roupiller !

Qu’il était frustrant de ne pas pouvoir le secouer ! Elle s’agita face à lui, ne cessant de l’appeler, jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux. Le pauvre Strixyst était vraiment épuisé, en plus d’être de plus en plus de mauvaise humeur chaque fois que le spectre le dérangeait dans une vaine tentative d’oublier cette situation atroce. Il se massa le visage d’une main et grogna.

- Tu veux quoi… ?
- Il y a un truc sur le mur, là-bas ! Je t’assure ! Il est plein de poussières, c’est pour ça qu’on ne l’a pas vu plus tôt !

Elle n’eut pour seule réponse qu’un bruit entre un soupir agacé et un grognement rauque.

- … Moi non plus, je n’aime pas cet endroit. Je ne peux même pas traverser les murs, c’est à mourir d’ennui !
- T’es déjà morte, toi, tu t’en fous.
- Si tu meurs aussi, je te collerai jusqu’à la fin des temps !

Tout mais pas ça. Kevin bougea en ignorant les courbatures qui traînaient depuis plusieurs heures dans ses muscles, grimaçant un pas sur deux. Au moins, il pouvait encore marcher, ça pourrait être pire… sans doute. Quelque part, la personnalité bruyante de Kishi, aussi agaçante pouvait-elle être, l’aidait à tenir. Elle flotta lentement afin qu’il ne la perde pas de vue, puis il jeta un regard assassin à la dernière plaque qu’il avait lue. Kishi attira son attention sur le mur d’en face, et Kevin passa la main dessus plusieurs fois.

Un amas de poussières provenant de la pierre poreuse tomba et lui provoqua une courte quinte de toux.

Il cligna des yeux en fixant l’étrange mosaïque qui était dessinée juste sous son nez.

Lorsque Kevin comprit de quoi il s’agissait, il eut le sentiment d’être soudainement très proche de la fin du calvaire. A moins que ça ne soit qu’une stupide idée motivée par l’instinct de survie ? Kishi, qui n’avait plus à craindre la mort, était elle aussi pensive, la tête légèrement penchée sur le côté sans lâcher la mosaïque du regard.

- C’est drôle, ce tracé-là m’évoque quelque chose…

Le Strixyst posa le bout du doigt sur l’un des motifs puis, reconnectant peu à peu ses neurones fatigués, traça une ligne qui partit d’abord vers la droite, puis en bas à gauche… Il répéta le mouvement une fois, deux fois… puis lâcha un rire nerveux, mais heureux. Pour une fois, ce fut au fantôme d’en être surpris.

- Qu’est-ce qui se passe ? Tu as trouvé ?
- C’est… c’est un Finite. C’est le sort Finite !
- … Oh. Oooooh. Maintenant que tu le dis, c’est vrai, ça me revient ! elle frappa dans ses mains au souvenir de ce geste tout simple. C’est le mouvement de la baguette ! Il y a longtemps que je n’ai plus eu à m’en servir, alors même mes bases peuvent être encore un peu roui- hé, où tu vas ?

Kevin se fichait éperdument de ce qu’elle pouvait dire : il était bien trop pressé d’aller retrouver sa baguette laissée quelque part sur le sol durant une de ces dernières nuits. Les doigts tremblants, il se redressa correctement et effectua le mouvement en haussant le ton plus fort qu’il n’a voulu le faire depuis le début de cette horrible situation :

- Finite Incantatem !

Un silence.

… puis le sol se mit à légèrement trembler. Le premier réflexe de Kevin fut de lever les yeux vers le plafond, par où il est arrivé. Il n’avait jamais été aussi content d’apercevoir un petit faisceau de lumière pénétrer dans une pièce sale, vieille et abandonnée. Kishi ouvrit grand les yeux.

- Ca s’est ouvert ? Ca y est ?!
- Ca… ça y est… ! Merde, j’y crois pas, ça y est !

Malgré le peu de force qui lui restait, Kevin eut toute celle nécessaire pour courir jusqu’à la fontaine qui, comme par miracle, ressortait à nouveau pour aller retrouver sa position habituelle (et pourtant juste annuelle) à la surface. Kishi poussa un immense soupir de soulagement en flottant jusqu’à lui pour retrouver la joie de pouvoir traverser la matière dans le reste du campus.

Kevin sortait enfin.

…

Sauf que, dans la précipitation (nous n’allons pas le blâmer d’avoir envie de vivre), il n’avait pas remarqué le pan de mur qui s’était lentement effondré sur le côté, et qui laissait place à une petite pièce qui était, jusque-là, impossible d’accès.

… Et la magie qu’elle contenait s’en échappa.