Geralt avait pris ses fonctions depuis quelques semaines déjà - et, à sa propre surprise, s'en tirait à bon compte. Il n'avait, après tout, aucune expérience préalable dans le domaine de l'enseignement, à moins qu'élever Ciri ne compte en tant que telle.
Selon toute vraisemblance, si sa réputation ne l'avait pas précédé et s'il n'avait pas pu compter sur l'appui de Yennefer, on l'aurait éconduit sans se poser de questions - aussi fantasque que soit le directeur, Ilukaan n'en était pas moins tenue de respecter certains critères d'excellence.

Or, non seulement avait-il été enrôlé, mais en plus apprenait-il à présent aux élèves la Défense contre les Forces du Mal - une dénomination qu'il avait toujours trouvé trop longue, au demeurant, mais surtout l'une des matières les plus capitales pour les jeunes sorciers ; c'était dire s'il avait intérêt à ne pas décevoir.
Celle-ci était d'autant plus délicate qu'elle était sans conteste l'une des plus vastes, au point qu'il soit rare que deux personnes l'enseignent de la même manière. Il n'avait, de surcroît, trouvé que peu de notes sur le stade où en était resté son prédécesseur : le mieux à faire était donc de tâter le terrain, pour se faire sa propre idée du niveau de chacun.

Ce n'était certes pas le plus passionnant, ni pour lui ni pour eux, mais si cela pouvait leur éviter de perdre du temps à revoir ce qu'ils savaient déjà ou - à l'inverse - à échouer lamentablement parce qu'il aurait malgré lui brûlé les étapes, ils l'en remercieraient. Du moins, si un adolescent était physiquement capable d'exprimer de la gratitude.

Au moment de leur donner ce devoir, il leur avait donc fait savoir qu'il se tiendrait naturellement à leur disposition pour toute question. Cela aurait, par ailleurs, le mérite de le forcer à rester confiné entre quatre murs plusieurs heures d'affilée - chose dont il avait depuis longtemps perdu l'habitude, mais à laquelle il devrait malheureusement se faire s'il voulait garder ce travail. Et il ne comptait pas se le laisser reprendre aussi facilement - ne serait-ce que pour ne pas avoir à songer au nombre de contrats juteux qu'il avait dû laisser filer pour l'obtenir.

Ainsi donc ne fut-il aucunement surpris lorsqu'on toqua à sa porte - d'autant moins qu'aussi épaisse soit-elle, il pouvait généralement entendre le pas de quiconque s'en approchait avant qu'ils aient pu y toucher. D'un vague geste de la main, il l'obligea à s'entrouvrir pour céder le passage à quiconque se tenait derrière. Il préférait ça que d'avoir à compter sur un portrait animé pour en monter la garde, ou quelque autre dispositif du même acabit.

Entrez, fit-il sans encore lever les yeux du document qu'il était en train de lire.

Bien que cette pièce lui ait été attribuée immédiatement après son arrivée, il aurait été facile de le croire encore en plein emménagement, tant les boites et cartons de toutes tailles occupaient la majeure partie de l'espace disponible.
On ne pouvait réellement parler de désordre : c'était simplement que trouver une place pour toute chose, pour lui qui avait coutume de voyager léger et de ne jamais rester longtemps au même endroit, relevait du défi personnel.

Au moins, le chemin menant du seuil à son bureau était dégagé quant à lui.

Mademoiselle Murano, la salua-t-il en levant les yeux vers elle, reposant sa lecture du moment. Il était encore loin de connaître par coeur le nom de tous ceux qui fréquentaient sa classe, mais elle avait su sortir du lot - d'une certaine manière. Qu'est-ce que je peux faire pour vous ?

Bien que surprise par l'encombrement du bureau, la jeune femme ne fut pas longue à s'y sentir à l'aise ; assez, en tout cas, pour l'arpenter de long en large - du moins là où ses pieds avaient la place de se poser -, sans se soucier que cela puisse déranger son propriétaire.
Par chance, ce dernier ne s'en formalisa pas : il ne considérait pas encore avoir suffisamment fait sienne cette modeste pièce pour éprouver le besoin de se montrer territorial à son égard, quand bien même il haussa légèrement le sourcil pour faire bonne mesure.

S'il pouvait admettre qu'il s'agissait là d'un tic et non d'un manque de respect, d'autres professeurs ne seraient certainement pas aussi charitables - sa chère (mais pas si tendre) Yennefer la première. Oui, il était étonnant qu'elle n'en ait pas encore conscience à son âge, étant donné les années passées au sein de l'établissement qu'il laissait deviner. Mais qu'importe : ce n'était pas là le sujet de sa visite.

Je dois dire que c'est une surprise, dit-il en se levant de son siège.

Si elle devait continuer de lui tourner autour, il préférait pouvoir la suivre du regard ; les choses qui rôdaient autour de lui comme elle était en train de le faire étaient d'ordinaire tout sauf amicales, et quand bien même elle était loin de paraître aussi menaçante, cela le mettait sur ses gardes sans qu'il le veuille. Les vieilles habitudes ont la peau dure, et celles-ci avaient eu trois décennies pour se tanner le cuir.

Au vu de vos résultats, je ne m'attendais pas à ce que vous ayez besoin d'aide sur un sujet aussi commun.

Il croisa les bras sur sa poitrine, placide. La jeune Clémentine était, en effet, parmi les élèves les mieux classés de sa promotion, au moins pour ce cours : qu'elle ne sache pas déjà tout ce qu'il y avait à savoir à ce propos était étonnant. Ce n'était qu'une banale remarque, dénuée de tout reproche - mais il n'en était pas moins curieux de savoir si elle montrerait le moindre signe de vexation. Il pencha la tête de côté :

Je pourrais vous indiquer quelques titres... Mais pour tout vous dire, ils sortiraient tout droit de la liste des ouvrages recommandés par le ministère de la magie. Je n'ai pas encore eu le loisir de chercher des titres qui correspondraient davantage à ma... Vision des choses.

Se défendre contre les Forces du Mal, c'était avant tout définir ce que l'on considérait en tant que tel - et cela faisait partie des raisons pour lesquelles quiconque enseignant cette matière ne pouvait se contenter de suivre un parcours, de recracher le contenu d'un manuel. Sa propre moralité entrait elle aussi en ligne de compte. C'était la moindre des choses si l'on espérait aider celle des élèves à s'épanouir...

Mais si vous voulez mon avis, reprit-il, Ce n'est pas forcément une mauvaise chose de « passer pour une mage noire », comme vous dites. J'irais même jusqu'à dire qu'il peut être positif de savoir se mettre à leur place, justement afin de ne pas en devenir un... Ou une, dans votre cas. En faire un tabou comme c'est trop souvent le cas fait à mon sens plus de mal que de bien : je ne vous apprends rien en disant que l'interdit attire...

Geralt guetta attentivement sa réaction. Dans certains cercles, tenir aussi ouvertement ce genre de discours aurait suffi à se faire regarder de travers - voire pire. Les atrocités commises par les mages noirs les plus tristement célèbres étaient restées dans les mémoires, et aborder le sujet était forcément délicat ; mais il ne fallait pas pour autant voir le mal partout.

Nombre de sorciers avaient été considérés comme tel au cours de l'histoire, et tous n'étaient pas aussi mauvais qu'on voulait le faire croire : certains n'avaient fait que chercher de nouveaux moyens de faire le bien autour d'eux par des méthodes disputables. Geralt avait trop vu et trop vécu pour rendre un jugement aussi catégorique sur tout ce qu'on considérait comme « magie noire », et proscrire de s'y intéresser était à son sens le meilleur moyen de s'y rendre vulnérable.

Fort heureusement, Ilukaan était assez progressiste pour que son ouverture d'esprit - qui se changeait en hérésie aux yeux de certains - ne se heurte pas à une levée de boucliers, quand bien même tous ne seraient sans doute pas aussi réceptifs. Il ne se faisait pas d'illusions : la plupart d'entre eux avaient été conditionnés de façon inconsciente à voir les choses de cette manière.
S'il pouvait convaincre ne serait-ce qu'une petite partie d'entre eux d'y réfléchir à deux fois, ce serait déjà une victoire. La jeune Clémentine avait la tête bien faite, ses notes en étaient la preuve - mais ça ne faisait pas tout ; il voulait voir si, en lui en faisant la proposition, elle était également capable d'oser penser par elle-même, de colorier hors des lignes.

Par exemple, oui. Je préférerai toujours recevoir un travail qui témoigne d'une certaine réflexion sur le sujet plutôt que de la simple documentation. Il fit quelques pas dans la pièce jusqu'à ce qui s'avéra être une glacière à l'ancienne - soit non-électrique - dont il extirpa une bière de racine. Mais si ce sont des points supplémentaires que vous voulez, j'ai une question pour vous. Du coup de l'oeil, il avisa son élève pour voir si elle en voulait une bouteille - et également juger, là encore, de sa réaction. À votre avis, quels sont les critères qui rendent un sort Impardonnable ? Sur quoi se base-t-on pour les considérer comme tels ?