Le week-end était arrivé assez rapidement, et Anqiu n'allait pas se plaindre, loin de là. Bien que travaillant beaucoup ses cours, la Hangzhounaise ressentait de la lassitude, non pas à cause du train-train quotidien, mais du fait des derniers événements survenus dans sa vie qui n'étaient pas très réjouissants.
Ce qui s'était passé auprès du lac enneigé, plus tôt dans l'hiver, alors qu'elle était en séjour dans sa ville natale lui était resté en travers de la gorge. Ceci à tel point qu'il lui semblait parfois manquer de souffle, s'étrangler ou avoir la voix plus rauque, comme si la gêne était réelle et physiquement présente, à l'instar d'un grain de riz qu'on aurait avalé de travers et qui restait là, malgré tous les efforts que l'on pouvait faire.

Si la semaine, Anqiu pouvait écarter toutes ces tergiversations en se plongeant dans ses devoirs, le week-end c'était tâche plus ardue et elle tenait à se détendre. Alors la jeune femme passait son temps en ville, atteinte d'une poussée de fièvre acheteuse qui lui permettait de penser à autre chose, ou sortait avec des connaissances pour noyer ces pensées dans une boisson, alcoolisée ou non, ou les taire en poussant très fort la chansonnette.

Ce jour-ci, elle avait rendez-vous avec Moon-Lee qui lui avait proposé de se rendre à la salle d'arcade et elle avait accepté sur le champ.
Après tout, il était plus facile d'avoir le contrôle sur un jeu avec une manette que dans sa propre vie et aussi piètre était cette consolation, cela permettait néanmoins de ne pas se poser et se laisser envahir par les souvenirs.

Anqiu plaignait les yaoguai qui devaient faire leur ascèse seuls dans un temple ou une grotte du fin fond du Sichuan pendant des siècles sans des divertissements pareils, avec pour seule compagnie celle de leurs démons intérieurs.
Elle était chanceuse de pouvoir fermer les clapets des siens, même si c'était pour quelques heures à peine.

La demoiselle faisait la route jusqu'au Two Player Game, parfaitement apprêtée comme à l'accoutumée, toute vêtue de blanc, telle une Bai Suzhen des temps modernes. Ses mèches noires, lisses et brillantes flottaient dans l'air froid, au gré de la brise qui parfois se levait et arriva enfin à hauteur de son aîné qu'elle gratifia d'un sourire froid, comme d'habitude. Elle portait avec aisance un masque qui cachait ses émotions, comme une actrice d'opéra.

Leur duo était assez hétéroclite, Moon-Lee étant très grand et Anqiu plutôt petite. Toutefois, la Chinoise n'en était absolument pas dérangée et la perspective qu'on la prenne pour une starlette accompagnée de son garde du corps était assez comique... Qui pouvait-on blâmer d'avoir de telles pensées après tout ?

« Evidemment, je respecte ma parole quand même ! »

Avec dédain, ses yeux d'un noir d'encre détaillèrent la cigarette et elle secoua la menotte blanche qui ne tenait pas son portable pour chasser les volutes malodorants avant d'entrer la première dans la salle d'arcade, non sans laisser échapper un "Hmpf" caractériel.

Après tout elle ne supportait pas les effluves de nicotine et le faisait bien savoir.

Aux ruelles lumineuses et calmes succédèrent les bipements chaotiques et les couleurs bariolées et artificielles de la salle de loisirs. L'endroit était bondé, comme à l'accoutumé en fin de semaine.

« Certains ont eu la même idée que toi, mais bon ! Par quoi veux-tu commencer ? Je frapperais bien sur quelque chose ! »

L'avantage avec ce genre de jeux, c'est que l'on pouvait imaginer la tête de n'importe qui sur la cible.
Facile de se défouler et de se mettre dans le bain.

« Sous-estime moi encore une fois et je te laisse t'amuser tout seul. »

La colère entraînait de l'adrénaline, l'adrénaline repoussait les limites.

Et Anqiu avait toutes les raisons du monde d'être en colère.
Toutefois, la demoiselle n'en montrait jamais rien, gardait un sourire froid, détaché, qui mettait les autres mal à l'aise... À la manière de celui d'une vipère face à sa proie.
Il était difficile de lire la Hangzhounaise. Si les yeux étaient les fenêtres de l'âme pour certaines personnes, dans son cas, celles-ci avaient un filtre protecteur, anti-intrusion.
Celui en qui on lit comme dans un livre ouvert est faible, lui disait souvent sa tante.
Et Anqiu avait adopté cette maxime. Rarement on saurait ce qui se trouverait derrière ce masque souriant et faussement affable. Rares étaient les personnes qui savaient que la vipère était dépourvue de crochets et ne faisait qu'intimider par son apparence inquiétante, par la réputation de son espèce et qu'elle persiflait plus fort qu'elle ne mordait.

Les gens n'avaient pas à le savoir, que la muraille, bien que semblant solide, pouvait s'effriter.

Ils n'avaient pas à savoir...


Ses mains fines et blanches qui n'avaient jamais connu le labeur, manucurées de vert avec soin, s'emparèrent fermement du maillet.
Une princesse qui s'armait pour la première fois, voilà de quoi elle avait sûrement l'air. Sans doute paraissait-elle un peu ridicule...
Pourtant, elle avait l'habitude de tenir une arme, factice bien entendu. L'Ursirre était d'avantage accoutumée des hallebardes et sabres pour pratiquer le wushu, seule, comme un esprit blanc sorti tout droit d'un Wuxia avec le tissu de sa tenue flottant au vent ; quoique son caractère tel qu'il apparaissait aux autres la rapprochait davantage de la rivale au sale tempérament.

Anqiu n'était pas une brute. Elle agissait avec finesse, si elle le pouvait, elle userait de poison, à l'image du serpent auquel elle était si souvent associée...
Du moins, c'est ce qu'elle faisait croire au plus grand nombre.


Elle n'avait pas la force du buffle et en n'avait de toutes manières pas la carrure.
Et pourtant... La colère qui l'animait lui fit obtenir un score tout à fait correct malgré sa morphologie.

Celui-ci s'affichant, elle lâcha le maillet et rejeta ses mèches de fils de soie d'ébène en arrière avant de regarder son téléphone, qui ne semblait jamais la quitter.

Brièvement, elle releva les yeux de l'écran de son téléphone, afin de voir où en était son camarade niveau score.
Celui-ci était tout à fait honorable, mais Anqiu n'allait pas être impressionnée ou jouer l'exagération.
Il fallait rester réaliste, Moon, avec sa carrure, était naturellement capable de la battre (et heureusement) et d'obtenir un résultat pareil.

Il s'agissait de doser.

Les iris noirs se reconcentrèrent sur les pixels du smartphone, sans doute plus intéressants à ce moment pour y concentrer leur attention.

Il faut dire que de l'autre côté du monde, il semblait s'en passer des choses, et Anqiu désirait tout de même être au courant de ce qui se déroulait au pays. Comment Jiaying et Aynur se débrouillaient-elles ?
Oh, elle avait assez régulièrement des nouvelles, il n'y avait pas à s'inquiéter... Mais elle espérait tout de même parfois compter sur leur présence auprès d'elle au quotidien.


Et Alexei...

Comment allait-il ? Dormait-il tranquillement malgré les paroles qu'il avait osé lui proférer ? Malgré le râteau qu'il avait osé lui infliger ?

Impardonnable.

Les doigts fins de l'héritière se crispèrent autour du petit objet électronique. Ce reliquat de colère, aussi bref qu'un nuage d'averse passager sur le delta, ne dura pas, mais était particulièrement intense.

Du moins, Anqiu le ressentait comme tel.
D'un point de vue extérieur, à moins de faire attention au moindre détail, c'était impossible de le voir.
Et n'en parlons pas dans un environnement sombre, rempli de lumières brillantes et saturées par flashes comme le Two Players' Game.

« Hm hm. »

Elle opinait distraitement, comme si elle était un peu ailleurs.

La colère, brûlante, l'avait emmenée loin de la réalité l'espace d'un instant, comme une montgolfière s'élevait grâce à l'air chaud.

« Le tip avec ce genre de jeux c'est d'imaginer ton ennemi. Entre ta némésis et un monstre, il n'y a pas beaucoup de différences. Piou piou ! »

En mimant le bruit d'un pistolet qui tire, elle en imite la gestuelle également dans une légèreté qui pouvait sans doute occulter les paroles glaçantes qui accompagnaient les gestes.

Anqiu, vindicative ?

À peine.